À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 159-164).


xxiii

CADIX

La Campagne. — Chant de muletiers. — Proverbes. — Don José Gonzales de Tejada. — L’origine de la presse. — « Chacun approrte le charbon de son pain » — L’Alameda. — Cadix.

Nous sommes déjà loin de Séville, mais nous en causons encore, et de temps en temps nous voyons émerger au-dessus de la plaine la superbe Giralda, et sa statue de la Foi qui étincelle au soleil.

La campagne est toute verte ; et quoique nous soyons en janvier, les jardins potagers sont couverts de légumes appétissants. Quand nous songeons que notre pays est enseveli sous quatre ou cinq pieds de neige, notre patriotisme est soumis à une rude épreuve.

Les paysans, épars dans les champs, travaillent aux semailles. Une longue file de mules s’allonge au versant d’une colline, et les muletiers couchés sur leurs montures chantent une romance andalouse dont je me fais traduire un couplet par un voyageur, et que je versifie :

Le ciel possède le clarté,
La mer contient le corail rose ;
Les fleurs étalent leur beauté,
Mais en toi je vois toute chose.

Je fais la connaissance du traducteur, un Espagnol, très causeur, et nous causons.

Je lui confie que je voyage pour ma santé, et que je souffre de dyspepsie.

— Eh ! bien, je vais vous donner une recette, qui est un proverbe espagnol : « Nourris-toi de la viande d’aujourd’hui, du pain d’hier, et du vin de l’année passée, et tu diras adieu au médecin. »

— En d’autres termes : viande fraîche, pain sec, et vieux vin ?

— Précisément, mais nous avons un autre proverbe dont les médecins sont probablement les auteurs : « Loin de la ville, loin de la santé. »

— Oui, c’est un éloge de la médecine ; mais les médecins eux-mêmes n’y croient pas, puisqu’ils conseillent la campagne à leurs malades des villes.

Nous continuons à causer, et il me fait connaître quelques-uns des poètes contemporains de l’Espagne, et surtout Don José Gonzalez de Tejada, dont il lit les poésies. Il m’en signale une tout particulièrement, dont j’ai trouvé une traduction dans Antoine de Latour, et que je reproduis comme boutade à l’adresse de mes amis journalistes.

Voici comment le poète raconte l’origine de la presse :

« Faisant une éponge du globe avec ses larmes, l’homme arrive tout trempé devant le trône de Jupiter.

« Et dit : — bonsoir, ô déité puissante, fabricateur d’étoiles, de mondes et de poulets ;

« Tu nous créas un jour avec rien délayé dans un peu de boue, et tu nous donnas le génie dans une molle doublure de chair.

« Le monde est notre cage, et chaque être un perroquet qui grimpe et se balance au-dessus de son prochain.

« Toi, bon seigneur, tu nous donnas, entre autres accessoires, les jambes pour courir, les yeux pour regarder ;

« Pour écouter, l’oreille qui n’est au sourd qu’une parure, et pour parler, la langue, de tous les biens le meilleur…

« Mais las ! aujourd’hui, elle ne suffit plus à dire tout ce que conçoit et enfante notre heureuse cervelle.

« Allonge-la donc d’un tiers de kilomètre, ou donne-lui pour aide quelque membre supplémentaire.

« Jupin fit la grimace, et saisies d’épouvantes, les montagnes s’abîmèrent, les deux pôles dansèrent.

« — Bien, dit la divinité toujours prodigue de ses faveurs, je vais convertir en langues maintes choses de ce bas monde.

« De tes chemises usées, de tes haillons dégoûtants je ferai vêtements de presse, je ferai chair de journal…

« Et pour que tu atteignes les plus hauts sommets, je mets dans ta tête un dépôt inépuisable d’orgueil et d’envie.

« Arrière la honte ! Flatte le puissant, copie, méprise, caquette et t’encense toi-même. »

Et voilà comment sont nés, selon Gonzalez de Tejada, le journal et le journaliste.

Tout en causant avec mon Espagnol de la littérature de son pays, nous approchons de Cadix, et la nuit est venue. Déjà nous apercevons une longue rangée de réverbères, qui se reflètent dans la mer paisible et qui nous font croire que nous arrivons.

Mais la voie ferrée fait de longs détours, et nous éloigne de Cadix quand nous croyons y entrer.

Pourquoi donc ces longs circuits ? Est-ce pour contourner quelque baie ? Est-ce pour favoriser quelques propriétaires qui ont voulu absolument être expropriés ? Je l’ignore. — « Mais cette dernière raison pourrait, peut-être exister, même en Espagne, dit mon compagnon de voyage ; car nous avons ce proverbe : « chacun approche le charbon de son pain. » Il date de l’époque où l’on faisait cuire le pain sous la cendre, mais il s’appliquerait très bien aux hommes politiques qui font construire des chemins de fer, et qui choisissent toujours le tracé le plus rapproché de leurs propriétés.

Enfin, nous sommes à Cadix, que l’on a surnommée la coupe d’argent, à cause de sa blancheur que son cadre d’azur fait ressortir. Mais il fait nuit, et, quoique la lune monte à l’horizon, nous ne pouvons guère juger de l’aspect de la ville.

Après souper, nous allons, attirés par la musique de la mer, parcourir les terrasses de l’Alameda d’où la vue s’étend au loin sur l’océan.

La description de Fernan Caballero est fidèle : « C’est une promenade enchanteresse par une nuit d’été, quand les étoiles brillent au ciel et les femmes sur la terre, quand la brise pure et fraîche de la mer, nous caresse le front comme le baiser d’une mère, quand les vagues dorées par la lune sous leur écume d’argent semblent courir les unes après les autres entre les rochers comme d’alertes bambins autour de leurs bonnes. »

Le lendemain, nous parcourons les rues de la ville. Elles sont propres, bien pavées, droites et bordées de maisons toutes blanches, où sont accrochés des milliers de balcons peints qui forment un vrai décor.

Les maisons se terminent par des terrasses, couronnées de cheminées chargées d’ornements, de petits dômes, de créneaux fantaisistes et de jardinières.

C’est pittoresque, mais uniforme, et après une heure de promenade on soupire après la variété, et l’on finit par trouver que c’est trop blanc. « Pour en donner une idée, suivant le mot d’un touriste, il n’y aurait rien de mieux que d’écrire mille fois de suite le mot « blanc » avec un crayon blanc sur un papier bleu, et de mettre en marge : Impressions de Cadix. Cadix est un des plus gracieux et des plus extravagants caprices humains, »

« Une masse de pierre blanche, écrit Fernan Caballero, immobile au milieu d’une masse d’eau bleue toujours en mouvement… Sous son élégance étrangère on reconnaît la grâce andalouse et la vivacité méridionale. Joyeuse comme le ciel qui la couvre, active comme la mer qui l’entoure, brillante comme le soleil qui l’éclaire, animée comme une femme du monde, plaisante comme une jeune fille riche et jolie, personne ne sait mieux orner de fleurs et d’or le caducée de Mercure. »

C’est qu’en effet Cadix est une ville commerciale et qui aime l’argent, je veux dire qu’elle était la ville du commerce et des affaires ; mais elle ne l’est plus guère, et le temps est loin où l’on voyait arriver dans son port tant de navires chargés des richesses des deux Amériques.

Cadix est une ville très antique que les Phéniciens ont fondée, que les Romains avaient agrandie, et que le commerce avec les Indes Occidentales avait enrichie.

Elle est devenue plus tard une forteresse, tour à tour assaillie, bombardée, brûlée, et ses infortunes depuis un siècle ont été nombreuses. Elle passe maintenant pour être un peu turbulente, et son ardeur dans les luttes politiques égale son inconstance, ce qui ne l’empêche pas de fabriquer des guitares, à l’usage peut-être des journalistes qui se plaisent à sérénader les ministres.

Elle n’est pas riche en monuments, et ne peut montrer aux touristes que ses fortifications, et sa cathédrale du seizième siècle dont les coupoles sont belles et dominent toute la ville.