À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 183-197).


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L’ANCIENNE LITTÉRATURE ESPAGNOLE

Les poètes latins de l’Espagne. — Formation de l’idiome national. — Le romancero. — Romance du roi Rodrigue. — Le serment que le Cid fit prêter au roi Alphonse VI. — Un tour pendable de Roland. — Gaïferos et Melicenda. — Le marinier.

La littérature de l’Espagne est la plus nationale de toute l’Europe.

Elle est née sous la domination romaine, et elle fut, en conséquence, latine et païenne à son origine.

Fille de la tradition gréco-latine, elle subit néanmoins, même dans ses commencements, l’impulsion du génie national. Mais ses gloires, dans ces temps reculés, ne sont pas considérées comme espagnoles ; elles sont romaines. Ce sont les Sénèque, Lucain, Martial, Horus et Quintilien.

Quand elle devient chrétienne, elle produit des poètes tels que Juvencus et Prudence ; et elle range, à côté des Pères de l’Église latine, trois de ses enfants glorieux, Paul Orose, saint Léandre et saint Isidore.

Saint Isidore fut remarquable par ses vers d’abord, mais surtout par ses œuvres historiques et théologiques. Ces dernières devinrent même l’autorité par excellence, et la règle de l’enseignement en Espagne.

Aux quatrième et cinquième siècles, l’Église d’Espagne est déjà florissante, et les conciles se succèdent à Tolède avec un grand éclat.

Saint Augustin fait l’éloge de ses évêques, qui entretenaient des relations constantes avec Rome, et avec l’Église d’Afrique, laquelle comptait alors plus de trois cents évêques.

Quand les Visigoths envahirent l’Espagne, ils trouvèrent l’Église toute préparée à les convertir, et ils ne se montrèrent pas trop récalcitrants. C’est cette influence puissante de l’Église, en Espagne, qui explique la large part du latin dans la formation de la langue espagnole.

Sous la domination des Goths paraissent saint Hildephonse, dont la mémoire est encore vénérée à Tolède, et qui composa un grand poème en honneur de la virginité de Marie, puis saint Eugène qui écrivit un savant ouvrage sur la Sainte Trinité.

À cette époque on écrivait encore en latin. Mais un double courant se manifestait, et la littérature s’engageait graduellement dans une voie originale, nationale, espagnole enfin. Elle entrait dans ce travail d’assimilation des éléments barbares, d’où devait sortir la langue moderne.

Cette transformation fut cependant bien lente, et exigea des siècles. Car après le latin, dont l’influence survécut même à la domination des Maures, l’arabe, importé par ces derniers, se répandit dans les classes éclairées, qui, tout en restant chrétiennes, se prirent à admirer la science et la poésie orientales.

Enfin, c’est vers le onzième siècle que l’idiome national prévaut, et c’est vers le même temps que le Cid accomplit ses merveilleux exploits, et remplit de sa gloire toute l’histoire de cette époque.

Deux siècles après, la légende et la poésie s’emparèrent de cette gloire et firent du fameux paladin un héros beaucoup plus grand que nature.

Alors régnait le roi castillan, qui est resté fameux sous le nom d’Alphonse le Sage, et qui prétendait avoir trouvé la pierre philosophale.

Sous son règne, la langue nationale progresse, et dans les siècles suivants paraissent toutes ces romances ou chansons de geste, qui ont formé le romancero espagnol. Il va sans dire qu’une grande partie de ces chants est consacrée à célébrer les exploits du Cid.

Cette poésie primitive de l’Espagne révèle toujours une inspiration élevée. Elle ne se dégrade jamais à peindre sous des couleurs chatoyantes les infirmités morales de la société. Comme toute poésie véritable, elle plane entre ciel et terre, et n’aspire qu’à établir des communications entre l’humanité et Dieu.

Comme la littérature de tous les peuples enfants, elle est d’abord légendaire, et il ne faudrait pas confondre la légende des romances avec l’histoire. Mais il ne faut pas non plus s’imaginer que tout soit fabuleux dans ces romances. Le fond est vrai, et beaucoup de ses personnages sont historiques. Mais pour célébrer dignement leurs hauts faits, les romances les enveloppent de voiles mystérieux et de merveilles ; car le merveilleux est l’élément essentiel de toute poésie

L’histoire d’Espagne offrait à ses poètes une mine abondante d’événements prodigieux, de luttes épiques, et de personnages chevaleresques. Romains et Visigoths, Juifs, Maures, et Chrétiens, se sont entrechoqués sous le ciel azuré de la Péninsule Ibérique. Tous y ont laissé des traces ineffaçables de leur passage, et des souvenirs de leur gloire.

Que de héros légendaires chantés par les poètes, depuis Rodrigue, le roi Visigoth détrôné par Islam, jusqu’au Cid Campeador ! Quel monde de poésie évoquent les seuls noms de Tolède, de Cordoue et de Grenade ! Que de fantômes l’imagination voit voltiger autour de l’Alhambra et du Généralife, ou dans les patios des alcazars !

À côté des rois maures et des Zambras voluptueuses, que de chevaliers chrétiens on voit surgir ! Quelle lutte de géants s’engage alors entre les enfants du Christ, et les fils du Prophète ! Lutte unique dans l’histoire, qui a duré huit siècles, qui commence avec Pélage et qui finit avec le grand capitaine Gonzalve de Cordoue !

Le souffle qui anime le romancero espagnol est surtout patriotique, et l’on peut dire que tous ses chants sont essentiellement nationaux.

La plus ancienne peut-être des romances espagnoles est celle du roi Rodrigue, le dernier roi Goth. Elle chante sa défaite qui entraîna la chute de sa dynastie, et qui fit passer l’Espagne sous le joug des Arabes. Naturellement elle est profondément triste, et après avoir raconté la dernière bataille, elle finit ainsi :

« Rodrigue quitte ses tentes et fuit de son camp.

« Le malheureux est seul. Son cheval harassé peut à peine se soutenir, il marche au hazard, et n’est plus dirigé.

« Le roi est si abattu qu’il perd quasi le sentiment ; il meurt de soif et de faim, et c’est une douleur de le voir ; il est si rouge de sang qu’il semble un charbon ardent.

« Ses armes d’un grand prix sont bossuées ; les coups qu’il a portés ont rendu son épée comme une scie, son casque déformé est enfoncé dans sa tête, son visage est enflé par la souffrance.

« Il monte au sommet d’une colline la plus haute qu’il aperçoit. De là, il contemple la défaite de son armée, il voit ses bannières et ses étendards tellement foulés aux pieds que la boue les recouvre ; il cherche des yeux ses capitaines, et aucun ne paraît, il regarde la plaine où le sang coule en ruisseau.

« À cette vue, Rodrigue éprouve une grande douleur et, pleurant de ses yeux, il parle ainsi :

« Hier, j’étais roi d’Espagne, aujourd’hui je ne le suis pas d’un seul village. Hier, j’avais des cités et des châteaux, aujourd’hui je ne possède plus rien.

« Hier, j’avais des serviteurs, tout un peuple prêt à m’obéir ; aujourd’hui il n’y a pas un créneau que je puisse dire à moi.

« Malheureuse fut l’heure, malheureux fut le jour où je naquis, et où j’héritai de cette grande seigneurie, puisque je devais la perdre toute entière en un instant. Ô mort, pourquoi ne viens-tu pas enlever mon âme à ce triste corps, je te recevrais avec tant de joie. »

Les romances consacrées au Cid sont postérieures à celle que nous venons de citer. Le style en est naïf et rude, mais elles n’offrent guère d’intérêt, quoiqu’elles ne soient pas dénuées de simplicité et de grandeur. Le paladin y apparaît comme une espèce de barbare, qui ne reconnaît d’autre droit que la force brutale, et devant lequel le roi lui-même tremble.

La plus originale est celle où le Cid fait jurer au roi qu’il n’a participé en rien à la mort de son frère.

Voici les paroles que le terrible chevalier adresse au roi :

« Que les vilains te tuent, Alphonse, les vilains et non les gentilshommes ; qu’ils ne soient point des Castillans mais des Asturies d’Oviedo ; qu’ils te tuent avec des aiguillons, et non avec des lances et des dards, avec des couteaux à manche de corne, et non avec des poignards dorés ; qu’ils portent des chaussures grossières et non des souliers avec lacets ; qu’ils aient des capes pour la pluie, et non de drap de Courtray ou frisé ; qu’ils aient de grosses chemises d’étoupe, et non de Hollande ni travaillées ; qu’ils montent des ânesses, et non des mules ni des chevaux, qu’ils se servent de brides de corde, et non de cuir passé au feu ; qu’ils te tuent dans des champs labourés et non dans un bourg ni dans un village ; qu’ils t’arrachent le cœur par le côté gauche, si tu ne dis la vérité sur ce que je t’ai demandé. »

On comprend qu’après avoir prêté un tel serment sur une serrure de fer, et sur une arbalète de bois, le roi ait pu dire au Cid : « Va-t-en, Rodrigo, va-t-en au diable ; tu as le visage d’un homme et les manières d’un lion sauvage ; ne reviens pas de ce jour en un an. » « Tu me bannis pour un an, reprend le bon Cid, mais je m’exile pour quatre ; et il s’en va avec trois cents cavaliers, tous gentilshommes, tous jeunes et la lance au poing. »

Les poètes espagnols de cette époque n’ont pas célébré seulement les preux chevaliers de leur pays : ils ont aussi chanté les paladins de France, et surtout Roland, Renaud de Montauban, Olivier, et les autres guerriers fameux de Charlemagne.

L’un d’eux a raconté un exploit assez bizarre et comique de Roland. À l’occasion d’une fête, les douze pairs de France s’étaient réunis auprès de l’empereur Charles. Renaud seul était absent, et les chevaliers poussés par Ganelon l’accusèrent alors de trahison. Roland prit sa défense, et parla si durement à l’empereur que ce dernier lui donna un soufflet. Don Roland irrité jura de tirer vengeance des douze pairs, et il partit seul avec un petit page pour l’Espagne. À la frontière, il rencontra un Maure vaillant qui gardait un pont, et qui refusa de les laisser passer. Roland tua le Maure, prit ses armes, ses vêtements, et il quitta les siennes pour en revêtir le Maure. Il envoya le corps en France par son petit page auquel il dit de le porter à la belle Aude, et de lui dire que c’était son fiancé, et qu’elle eût à le faire enterrer. On imagine avec quelle douleur la belle Aude reçut ce triste message, et quelle fut la tristesse de toute la France. L’empereur et les douze pairs pleurèrent amèrement, et les archevêques et prélats firent de pompeuses funérailles au regretté paladin.

Pendant ce temps-là, don Roland, couvert des armes et des habits du guerrier maure, se rendit jusqu’auprès du roi musulman, raconta qu’il avait tué Roland, fut reçu avec beaucoup d’honneur, et demanda des guerriers pour aller combattre les douze pairs de France. Le roi lui accorda ce qu’il demandait, et Roland revint avec eux jusqu’aux portes de Paris, où il provoqua les douze pairs. Un jour fut fixé pour le combat, et la bataille fut terrible ; mais les maures étaient nombreux et les douze pairs furent faits prisonniers.

Du haut de son palais l’empereur a tout vu, et il est accablé du déshonneur des douze. Il se rappelle alors don Renaud, le meilleur des bons, qui est resté à l’écart dans Montauban parce qu’on l’a accusé injustement. L’empereur envoie vers lui, et lui mande de venir défendre la majesté royale parce qu’en France personne ne lui est supérieur. Renaud accourt, et va combattre le vaillant Sarrasin. Aux premières rencontres les cousins se sont reconnus à leur façon de combattre, ils ont laissé tomber leurs armes et se sont embrassés avec grande affection. Alors Roland réunit ses guerriers maures, et leur dit qu’il serait honteux de combattre tous ensemble un homme seul, et il leur propose de combattre lui-même du côté de Renaud. La chose est acceptée, et les deux paladins français tuent tant de Maures que c’est merveille à voir. Les douze pairs sont délivrés, et Roland va retrouver sa fiancée, qui pleure de joie. L’empereur va à sa rencontre avec toute sa chevalerie, et les réjouissances que l’on fit ne se pourraient raconter.

Une autre romance qui appartient également au cycle carlovingien, chante un neveu de Roland nommé Gaïferos, et qui est sans doute le Gaiferus des chroniques de l’archevêque Turpin. Le style en est original et soigné.

Gaïferos joue au tric-trac dans le palais royal lorsque l’empereur Charles s’approchant, lui dit : « Si vous étiez aussi disposé, Gaïferos, à prendre les armes qu’à tenir les dés, votre épouse, qui est ma fille, ne resterait pas prisonnière chez les Maures. Elle fut beaucoup demandée, et ne voulut prendre personne puisqu’elle vous a épousé par amour ; l’amour devrait la délivrer. Si elle eut épousé un autre que vous, elle ne serait plus en captivité »

Gaïferos se leva de table plein de dépit, et chercha son oncle Roland qu’il trouva dans la cour avec d’autres chevaliers.

« Au nom de Dieu, mon oncle, je viens vous prier de me prêter vos armes et votre cheval ; car l’empereur m’a fort mal traité disant que je suis bon pour jouer et non pour prendre les armes. Vous savez bien, vous, mon oncle, qu’on ne peut pas m’accuser puisque j’ai été à la recherche de ma femme. Trois ans j’ai couru par monts et par vaux, mangeant la chair crue, buvant le sang rouge, traînant mes pieds déchaussés et les ongles sanglants ; je ne pus jamais la trouver. À présent je sais qu’elle est à Sansuena, à Sansuena, cette ville. Mais vous savez que je suis sans cheval et sans armes ; Montesinos les a dans les tournois en Hongrie, c’est pourquoi je vous prie mon oncle, que vous me prêtiez les vôtres.

Don Roland répondit : « Taisez-vous, neveu Gaïferos, il y a sept ans que votre femme est en captivité, je vous ai toujours vu un cheval et des armes, et maintenant que vous n’en avez plus, vous voulez la chercher ; j’ai fait serment à Saint-Jean-de-Latran de ne prêter mes armes à personne pour qu’on ne me les rende pas lâches. Mon cheval est bien dressé. Je ne voudrais pas qu’on le gâtât. »

Gaïferos irrité tire son épée, et veut se battre avec son oncle. Les grands s’interposent, et Roland lui dit qu’il le châtie parce qu’il l’aime bien, et qu’il le sait bon chevalier. Non seulement il lui prête ses armes et son cheval, mais il offre de l’accompagner. Gaïferos refuse, et part seul, après avoir été armé par Don Roland qui lui remet même son épée en lui disant : « Quand même viendraient deux milles Maures, ne tournez jamais la tête. Rendez la bride à mon cheval, et qu’il fasse à sa volonté, il saura vous aider et vous sortir de danger. »

« Gaïferos chevauche dans le pays des Maures ; un voyage de quinze jours il l’a fait en huit. Par les montagnes de Sansuena il s’en va très irrité ; les clameurs qu’il poussait arrivaient jusqu’au ciel. Il allait maudissant le vin ; il allait maudissant le pain, le pain que mangent les Maures et non celui de la chrétienté. Il allait maudissant la femme qui n’a qu’un fils, car si les ennemis le tuent personne ne le vengera. Il allait maudissant le chevalier qui chevauche sans page, car si son éperon se détache il n’a personne pour le lui chausser. Il allait maudissant l’arbre qui naît seul dans un champ, parce que tous les oiseaux du monde viennent y becqueter, et qu’ils ne le laissent jouir ni d’une branche ni d’une feuille. »

Gaïferos arrive à Sansuena, cette ville, pendant que le roi Almanzor est à prier dans la mosquée avec ses chevaliers. Sur le chemin de ronde il aperçoit un captif, et l’interroge. Il apprend que parmi les captives chrétiennes il en est une qui est française, et que beaucoup de rois Maures voudraient épouser. Il s’en va sur la grande place faisant face au palais royal, et il aperçoit Melicenda, son épouse, à une grande fenêtre.

« Chevalier, lui crie-t-elle, si vous vous en allez en France, informez-vous de don Gaïferos, et dites-lui que son épouse se recommande bien à lui, et qu’il est temps qu’il vienne la délivrer. S’il n’a pas peur de combattre les Maures, c’est qu’il a d’autres amours qui m’ont fait oublier. S’il ne reçoit pas ce message avec plaisir, remplissez-le près d’Olivier, remplissez-le près de Roland. Transmettez-le à mon père l’empereur. On veut ici que j’épouse un roi Maure ; un roi d’au-delà de la mer, et de cet autre roi Maure on veut me couronner la reine. Ces rois me tourmentent tant qu’enfin ils me rendront mauresque, mais l’amour de Gaïferos je ne puis ainsi l’oublier. »

« Ne pleurez pas ainsi, madame, répond Gaïferos ; toutes vos commissions vous les pourrez faire vous-même ; quand je suis en France, on m’appelle Gaïferos, et c’est mon amour pour Mélicenda qui m’a conduit ici. »

« À ces mots Mélicenda accourt sur la place et vient embrasser Gaïferos. Un chien de Maure qui gardait des chrétiens pousse alors des cris qui montent jusqu’au ciel. On ferme les portes de la ville, et Gaïferos en fait sept fois le tour sans trouver par où s’échapper. Le roi Almanzor sort de la mosquée, des trompettes sonnent, et tant de Maures s’arment que c’est chose merveilleuse à voir.

« Plût au Dieu du ciel, dit Mélicenda, et à sainte Marie sa mère, que votre cheval fût tel que celui de don Roland ! Souvent je lui ai entendu dire dans le palais de l’empereur que lorsqu’il se trouvait entouré par les Maures, il n’avait qu’à serrer la sangle, dégager le poitrail, attaquer sans pitié des éperons, et que le cheval était forcé de sauter pardessus tous les obstacles.

« Gaïferos met aussitôt pied à terre, serre la sangle, et dégage le poitrail : prend en croupe Mélicenda qui tient son corps embrassé par la ceinture, et comme les Maures l’entouraient en poussant des clameurs il attaque le cheval des éperons et lui rend les rènes. Le cheval bondit, et saute pardessus les Maures et les remparts.

« Mais bientôt sept bataillons de Maures se mettent à sa poursuite, et finissent par l’entourer, parce que le cheval ne voulait pas marcher quand il fuyait les Maures ; mais quand il revenait contre eux il allait avec une telle fureur, que de l’emportement qu’il y mettait il semblait que la terre tremblait. Si le chevalier combattait bien, le cheval se battait mieux encore. Il tuait tellement de Maures que la terre était toute couverte de sang.

« Le roi Almanzor dit : ce doit être le paladin Roland qui est enchanté, et il renonça à la poursuite.

« Mélicenda chevauche à côté de Gaïferos sur un cheval alezan pris aux Maures. Ils s’en vont devisant d’amour, d’amour et non pas d’autre chose. Ils n’ont aucune peur des Maures, et ne se soucient point d’eux. Heureux tous deux ils ne cessent de marcher, de nuit par les chemins, de jour par les halliers ; se nourrissant d’herbe verte et d’eau quand ils en peuvent trouver, jusqu’à ce qu’ils rentrent en France, la gentille, et en terre de chrétienté.

« Au bas d’une montagne, ils voient venir de loin un chevalier portant des armes blanches. Gaïferos s’apprête à le combattre, mais les chevaux se sont reconnus et commencent à hennir. C’est Montésinos qui vient au devant de son cousin Gaïferos avec son cheval et ses armes.

« Les deux cousins se font grand accueil, et les deux époux reprennent leur route, devisant d’amour et ne voulant pas parler d’autre chose. Tous les chevaliers qu’ils rencontrent veulent les accompagner. À sept lieues de Paris, l’empereur vient pour les recevoir ; avec lui vient Olivier, avec lui vient Roland, avec lui vient l’infant Guarinos, l’amiral de la mer, avec lui vient don Belmudèz, et le bon vieux don Beltram avec beaucoup des douze pairs qui mangent le pain à la même table.

« Avec lui vient la belle Aude, la fiancée de Roland, avec lui vient Julianna, la fille du roi Julian ; duègnes, dames et damoiselles du plus haut lignage. L’empereur embrasse sa fille en ne cessant point de pleurer.

« Toutes les fêtes qu’ils firent ne se peuvent raconter. »

Il y a bien d’autres romances appartenant soit à l’histoire d’Espagne, soit au cycle carlovingien qui mériteraient d’être citées. Je ne puis que mentionner celles des sept infants de Lara et du Maure Calenos.

Mais il y a un autre recueil désigné sous le titre de romances chevaleresques détachées, dont l’inspiration appartient à la poésie populaire, et dont la lecture est pleine de charmes. J’en veux détacher une qui fera juger du genre.

LE MARINIER.

Au bord de la mer il y a une jeune fille qui brode d’un mouchoir la fleur la plus belle. Quand il fut à moitié brodé la soie lui manqua. Elle vit venir un brigantin et dit : Holà ! la voile, marinier, bon marinier, avez-vous de la soie ? — De quelle couleur la voulez-vous ? Blanche ou Rouge ? — Rouge je la veux parce qu’elle est plus fine, rouge je la veux parce que c’est pour la Reine. — Entrez dans mon vaisseau. Quand elle fut dans le navire, le navire mit à la voile. Le marinier commença à chanter une chanson nouvelle. Au chant du marinier, elle s’est endormie. Au mouvement de la mer, elle s’est éveillée. Quand elle se réveille elle se trouve loin de la terre. — Marinier, bon marinier, conduisez-moi à terre, car les vagues de la mer me font mal. — C’est ce que je ne ferai pas, vous resterez avec moi. — De trois sœurs que nous sommes, je suis la plus belle. L’une est mariée à un duc, l’autre est comtesse, et, moi malheureuse, je serais marinière. L’une se revêt d’or, l’autre se revêt de soie, et moi malheureuse je n’aurais que de l’étamine. — Vous n’aurez pas d’étamine, pas plus que de soie. Vous ne serez pas marinière, non : vous serez reine, car je suis le fils du roi d’Angleterre, et il y a sept ans que je cours le monde pour vous, damoiselle.