À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 101-105).


xxiv

CHEZ LES GITANOS

Une légende. — Les tanières des Gitanos. — Leurs chants et leurs danses. — Leur roi.

Une vieille légende, dont l’origine est évidemment andalouse et même grenadine, raconte, avec une irrévérence qui montre bien toute l’admiration des Espagnols pour leur patrie, que si Jésus résista à la tentation, lorsque Satan lui montra et lui offrit tous les royaumes de la terre, c’est que le démon oublia de lui montrer l’Espagne.

Mais la vraie Espagne, c’est l’Andalousie. Voilà vraiment le paradis terrestre de l’Occident, comme la Palestine fut l’éden de l’Orient.

Quand on est jeune encore, le seul nom de l’Espagne fait rêver de gloire, de grandeur, d’art et de tous les genres de beautés.

Les noms de Grenade, Cordoue, Tolède, et Séville, éveillent mille visions dans lesquelles passent des cavalcades et des tournois, des sérénades et des danses de gitanes au bruit des castagnettes, des sarabandes de mantilles mystérieuses au son de la guitare, des amphithéâtres remplis de picadors et de banderilleros, des alguazils et des duègnes, des infantes écoutant la diane des chevaliers, ou des sultanes voluptueuses au fond des patios embaumés des Alcazars.

Naturellement, il faut en rabattre un peu de ces tableaux imaginaires, et de ces visions idéales ; mais il n’en est pas moins vrai que l’Andalousie est un admirable pays, et si j’avais à distribuer un prix de beauté entre les cités andalouses, je crois que je le décernerais à Grenade, plutôt qu’à Séville, qu’on appelle cependant la Reine de l’Andalousie.

En sortant hier de l’Alhambra, je vous ai promis un contraste dans les pauvres réduits qu’habitent les Gitanos, espèce de Bohémiens qu’on dit d’extraction juive. Eh ! bien, vous allez en juger.

Pour arriver à leurs quartiers-généraux, il faut longer le Darro jusqu’à l’endroit où cette rivière est profondément encaissée dans les montagnes. La rue est étroite, et de chaque côté se dressent de hautes maisons blanchies à la chaux, de construction bizarre, tantôt moderne tantôt arabe.

Sur nos têtes menacent de s’écrouler les fortifications de l’Alhambra, avec leur enceinte de tours carrées, perchées sur l’extrême bord du précipice, et dentelant le ciel bleu de leurs créneaux rouges à une hauteur formidable.

Nous sortons de la civilisation, et nous entrons dans la nature sauvage. Plus de maisons blanches ouvrant devant nous leurs patios hospitaliers ; plus de jardins étalant leurs berceaux de verdure, leurs guirlandes de fleurs, et les fruits d’or de leurs orangers.

Des deux côtés, les montagnes se resserrent, et dans leurs flancs apparaissent les ouvertures des grottes des Gitanos, formant trois et quatre rangs, étagés les uns au-dessus des autres. Ruche bizarre et monstrueuse, dont les alvéoles fourmillent d’êtres humains, qui vivent à côté de la civilisation, qui s’y trouvent mêlés par un contact de tous les jours, et qui restent sauvages.

Nous traversons le Darro sur un vieux pont de pierre, et nous l’écoutons mugir au fond d’un précipice. Quand je dis mugir, je force un peu la note ; car le Darro n’a pas assez de voix pour mugir, et quand il brise ses eaux sur les rochers il ne brise pas grand’chose.

On prétend qu’il tire son nom qui signifie jaune, de l’or qu’il charriait autrefois ; mais il pourrait très bien emprunter sa couleur aux Gitanos qui sont très basanés, et qui n’ont ni or, ni surtout de parfums à lui prêter.

La route monte lentement dans un pli de la montagne, et nous arrivons bientôt sur une espèce de terrasse d’où nous embrassons d’un seul coup d’œil tout le repaire des Gitanos. C’est un spectacle vraiment étrange et curieux, un tableau tout à fait digne de pinceau d’un Rembrandt ou d’un Ribera.

Représentez-vous l’amphithéâtre d’un cirque ayant quatre rangées irrégulières de loges ; supposez que ces loges soient des antres sombres, creusés sous terre, et qu’il en sorte des créatures humaines presque sauvages, circulant d’une loge à l’autre au bord de rampes escarpées ; imaginez au-dessus de ces grottes, comme couronnement, des plantations de cactus qui y entretiennent la fraîcheur, et vous aurez peut-être une idée du bizarre panorama que nous avons sous les yeux.

Quand il fait beau temps, et que le soleil luit, comme en ce moment, toute cette population sort de sa taupinière, pour jouir de la chaleur et de la clarté du jour. Ici toute la famille est étendue sur le sol, et se chauffe au soleil : là quelques Gitanes groupées, sont assises au milieu des cactus, et font des paniers, pendant que leurs petits, à peine vêtus, gambadent autour d’elles ; ailleurs des Gitanos conduisent dans des sentiers impossibles, au milieu des escarpements de la montagne, de petits ânes chargés de fagots ou de légumes. Cette variété d’aspect nous amuse.

Le dénuement des grottes est inimaginable. Il faut se courber en deux pour y entrer, et tout le mobilier consiste dans un banc de bois, une petite table et quelques paillassons, qui remplacent les lits. Souvent même les paillasses manquent, et toute la famille couche sur le sol.

Les enfants sont assez nombreux, et cette fourmilière paraît joyeuse. Je suis sûr que les Gitanos s’estiment heureux ; tant il est vrai de dire que le bonheur est relatif en ce monde !

Les poètes et les romanciers ont trop vanté les Gitanes. Elles ne sont ni belles, ni gracieuses, ni séduisantes ; et tout ce que je puis dire de leur chant et de leurs danses, après la représentation qu’elles nous ont donnée le soir, c’est que leurs voix sont criardes et leurs danses curieuses à voir.

C’est très original, mais cela manque d’entrain. Ce sont les bras, plutôt que les jambes, qui font les mouvements et battent la mesure, en accompagnant certaines contorsions du corps qui n’ont rien de très gracieux. À certains moments, la cadence se ralentit et leurs attitudes, comme leurs pas, donnent à penser qu’elles sont prises de coliques. Puis la musique change de mesure, et la danse consiste en des battements de pieds et de castagnettes.

Toute cette pantomime se fait avec un sérieux extraordinaire, et j’ai remarqué des danseurs qui semblaient regarder le ciel d’un œil inspiré. Il est juste d’ajouter que les danses exécutées devant nous étaient modestes.

Les Gitanos ont une espèce de gouvernement à eux propre, et une sorte de demi-souveraineté, sous la forme monarchique. Leur roi, auquel nous nous sommes fait présenter, et qui se nomme Antonio Torquado, est un guitariste tout-à-fait remarquable.

C’est lui qui dirigeait les chants et la danse dans la représentation que nous avons eue, et il nous a charmés. Il a exécuté sur la guitare de véritables tours de force, et de sa belle voix de baryton il nous a chanté les romances les plus originales.

Il est du reste aussi convaincu de ses mérites, que de la majesté de son rang. Il appelle le roi Alphonse et le Prince de Galles, qu’il a reçus chez lui, ses cousins. Il nous a montré avec orgueil une très belle carabine que le Prince de Galles lui a donnée.

Une troupe de petits Gitanos, déguenillés, se sont acharnés à nous suivre quand nous avons voulu rentrer dans Grenade. Ils demandaient des sous avec toutes sortes d’attitudes, et sur tous les tons imaginables, et plus nous leur en donnions, plus ils criaient pour en avoir d’autres. Il a fallu en jeter bien loin derrière nous, et fouetter les chevaux pour leur échapper.