À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 95-100).

xiii

LES PALAIS DE L’ALHAMBRA

La Cour des Myrtes. — Le palais de Charles Quint. — La Cour des Lions. — Les salles des Abencerages et des Favorites. — La salle des Ambassadeurs et Christophe Colomb.


Je crois vous l’avoir dit, on comprend sous le nom d’Alhambra, et la citadelle, et les palais qu’elle renferme. Aujourd’hui, ce sont les palais uniquement que je vous invite à visiter avec moi.

Nous entrons d’abord dans la Cour des Myrtes, ainsi nommée à cause des haies qui en divisent le parterre. Au milieu dort une grande pièce d’eau, où viennent se refléter les colonnes, les arceaux, les merveilleuses dentelles de stuc, les coupoles, et les hautes tours crénelées qui veillent comme des sentinelles sur cet écrin de bijoux.

Un promenoir admirable court autour du parterre, comme ceux des cloîtres, mais dans un style tout autre. Ici point d’austérité, ni de grandeur, mais des beautés, des délicatesses, des séductions d’architecture et de ciselure. Tout semble fait pour plaire, sourire, charmer, inviter à la jouissance.

Les colonnes sont si finement taillées, et les chapiteaux tellement fouillés qu’on en ferait des joujoux. Les ciselures des arceaux forment un brocart si délicat que les femmes s’en couvriraient volontiers les épaules, comme de la plus admirable mantille. Il y a des coupoles si mignonnes, si jolies, si finement, ouvragées et brodées, si admirablement peintes qu’elles pourraient servir d’ornement à la plus belle tête d’Andalouse.

En faisant le tour de la Cour des Myrtes, par la droite, nous arrivons d’abord à une large porte qui conduisait jadis au palais d’hiver des rois maures. Malheureusement, les artistes de Charles-Quint ont eu la malencontreuse idée de détruire ce chef-d’œuvre, pour y élever un vaste palais dans le style de la Renaissance, et cette construction massive, et sans élégance, est restée inachevée. C’est maintenant une ruine disgracieuse dont les quatre murs font l’effet d’un édifice incendié.

Plus loin, toujours à droite, nous entrons sous une petite arcade délicieuse, attirés par l’admirable perspective qui se déroule au-delà, et, après quelques pas, nous poussons des cris d’enthousiasme : nous sommes dans la Cour des Lions.

C’est la merveille de ce monde de merveilles. Rien ne peut rendre la beauté de la colonnade, le luxe des ornements, le fini des détails, la symétrie des lignes, le charme des perspectives.

Quelle grâce et quelle légèreté dans ces arcades ! Quelle élégance et quelle harmonie dans ces coupoles ! Quelle originalité et quels caprices dans ces dessins ! Quel art dans cet ensemble d’ornements composés d’inscriptions arabes tirées du Coran ! Car les murs et les voûtes de l’Alhambra sont couverts de six mille six cent soixante six textes de l’œuvre de Mahomet.

Ce n’est pas la majesté, ni l’élévation de l’art gothique. Ce n’est ni la régularité de l’art grec, ni l’étrangeté des formes égyptiennes. C’est un art oriental nouveau, ayant sa propre originalité, et ses règles propres.

Sans doute, il s’est révélé à Fez, à Tunis, au Caire, à Constantinople, et il y a produit des œuvres monumentales. Mais c’est ici, sous le beau ciel de l’Andalousie, au souffle des brises embaumées qui descendent des Sierras, parmi les palmiers qui courbent leurs grands éventails, c’est ici que l’art d’Islam a donné la mesure de sa force, et produit son plus beau joyau.

À chaque extrémité de la Cour des Lions s’avance un pavillon, formé de colonnes qui supportent une coupole, et ces colonnes, comme celles qui s’alignent autour du promenoir, sont tantôt géminées, tantôt isolées, et tantôt groupées de manière à former une perspective enchanteresse. Les arceaux, découpés comme une dentelle, sont de dimensions et de formes différentes ; les dessins des ornements sont variés à l’infini ; les plafonds sont sculptés et peints avec une exubérante richesse. Mais les coupoles sont peut-être ce qu’il y a de plus beau.

Tantôt coniques, tantôt pyramidales, octogones ou hexagones, imitant ici une orange, et là l’écorce de l’ananas, elles sont creusées, bosselées, fleuries, ciselées, coloriées et dorées.

Supposez un petit peuplier lombard très feuillu, couvert de givre et de glace ; imaginez les rayons du soleil jouant dans ces prismes mobiles, et y multipliant à l’infini toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et vous pourrez peut-être vous faire une image de ces gracieuses coupoles

Sur l’un des côtés de la Cour des Lions s’ouvre la salle des Abencerages, et sur l’autre, la salle des deux Sœurs, ou des Favorites. Dans la première eut lieu, suivant une légende que plusieurs historiens ont acceptée comme un fait historique, le massacre des malheureux Abencerages au nombre de trente-six, et l’on nous montre encore le pavé de marbre que l’on croit taché de sang, mais qui en réalité n’est que rouillé. Dans la seconde, ont dû s’accomplir bien des événements, moins sanglants mais plus romanesques encore. Car c’est là que les sultanes endormaient leurs rêveries, et se penchaient aux balcons de leurs miradors, pour aspirer les parfums des orangers en fleurs.

D’autres arcades nous introduisent dans la salle des Ambassadeurs, spacieuse et non moins ornée que les autres. Mais ici un souvenir historique absorbe notre attention, et ce n’est pas sans émotion que nous nous reportons à l’époque des mémorables événements que cette salle nous rappelle.

C’était en l’année 1492. Gonzalve de Cordoue venait enfin d’expulser définitivement les Maures de l’Espagne, et les rois catholiques avaient remplacé les Musulmans dans les somptueuses demeures de l’Alhambra. Ferdinand et Isabelle avaient réuni leur cour dans cette salle, et donnaient audience à un ambassadeur d’un nouveau genre. Car l’ambassade qu’il sollicitait devait le conduire vers un pays que personne ne connaissait encore, et dont l’existence était même problématique.

Il se nommait Christophe Colomb, et c’est dans cette salle qu’après l’avoir entendu, le roi et la reine d’Espagne lui remirent enfin tous les pouvoirs qu’il demandait, pour le monde inconnu qu’il allait ouvrir à la civilisation chrétienne.

Il deviendrait fastidieux de pousser plus loin la description de toutes les beautés de l’Alhambra. Car chaque tour en contient de nouvelles, et leur énumération seule serait un long travail.

Qu’il me suffise d’ajouter qu’à l’intérieur de ces tours, dont l’extérieur a l’aspect sévère et formidable de forteresses, il y a des boudoirs où tout invite au plaisir et à l’amour. L’art mauresque y a prodigué des ornements et des décors, qui ont quelque chose du rêve.

C’est idéal, fantastique, féerique, comme les visions que doivent avoir les fumeurs de kif, et les buveurs d’opium.

La symétrie en est sensible, mais à peine visible, tant le mouvement donne de variété et de grâce à ses lignes capricieuses et légères.

Les formes sont réelles, et cependant l’on croirait que c’est une illusion d’optique qui déroule ses jeux fantaisistes dans une lumière voilée, et que tout cela va s’évanouir quand apparaîtra la réalité.

Quel magique coup d’œil devaient donc offrir ces palais quand les sultanes animaient leurs splendeurs, et variaient leurs perspectives, quand des eaux parfumées jaillissaient de toutes ces fontaines, quand les fleurs ornaient ces niches, quand des tentures de soie aux couleurs variées encadraient ces portes, et tamisaient la lumière qui descendait des coupoles !

C’est alors qu’il fallait voir la salle de la Baraka, ou bénédiction, et celle de las dos Hermanas, ou des Deux-Sœurs, et le cabinet de Lindaraja, la sultane favorite, et le mirador de la Reina, et tout ce monde de merveilles.

Aujourd’hui, tout cela s’en va en ruines ; mais que ces ruines sont belles ! si belles que les artistes font le voyage d’Espagne uniquement pour les voir.

Les murs du mirador qu’a habité la reine Isabelle, après la conquête de Grenade, sont couverts des noms des visiteurs, et l’on y voit ceux de Châteaubriand, de Byron et de Victor Hugo.

Washington Irving a vécu pendant deux ans dans le bas d’une des tours, et c’est là qu’il a écrit ses beaux ouvrages sur l’Alhambra et la conquête de Grenade.

Voici la nuit ; arrachons-nous de ce séjour enchanté, et demain nous irons visiter comme contraste les habitations des Gitanos.