À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 106-111).


xv

DE-CI DE-LÀ

L’Alaméda. — Un mendiant linguiste. — La cathédrale. — La chapelle royale et ses tombeaux. — Jeanne la Folle et Saint François de Borgia. — Gonzalve de Cordoue et ses comptes. — Saint Jean-de-Dieu. — Sainte Thérèse.

L’Alaméda est une promenade très vantée de Grenade. Elle est spacieuse, plantée d’arbres, ornée de fleurs et de deux fontaines monumentales ; mais ce qui en double l’intérêt est d’y voir circuler la population, et d’en observer les curieux costumes.

Malheureusement nous y sommes assaillis par les petits mendiants qui sont légion à Grenade. L’un d’eux pourtant à réussi à m’intéresser. Il était boiteux, et âgé de 9 à 10 ans ; il avait l’œil vif, la voix claire, et il me poursuivait avec acharnement.

Je crus l’embarrasser en lui disant : I don’t understand you, speak english.

My dear sir, reprit-il, avec l’accent britannique, give me a penny, pray.

— Parle français, répliquai-je.

— Faites-moi l’aumône d’un petit sou, mon bon monsieur, continua-t-il, sans hésiter.

Je fus non seulement attendri, mais charmé, et je m’exécutai de bonne grâce.

Alors il s’attacha à nos pas, parlant tantôt l’espagnol, tantôt le français, et tantôt l’anglais. Nous montâmes en voiture pour nous rendre à la cathédrale, et nous lui dîmes adieu ; mais quand nous descendîmes à la porte de l’église, il y était déjà et nous attendait.

Il souleva la portière du vestibule, nous accompagna dans la cathédrale, nous fit ouvrir la chapelle royale et la sacristie, et nous donna même des renseignements et des explications qui ne manquaient pas d’exactitude.

La cathédrale est un édifice très imposant par ses vastes proportions. Les piliers des nefs, qui ressemblent à des tours, portent les voûtes à une hauteur immense, et se divisent au sommet en faisceaux de colonnes qui soutiennent des arcs puissants.

La façade extérieure du chœur est d’une grande richesse en marbres et en statues. Celles-ci ne sont pas peintes comme dans presque toutes les églises d’Espagne ; on leur a laissé la blancheur du marbre, sauf les yeux qui sont peints en noir comme des yeux andalous. Dans le fond du chœur, au-dessus de l’autel principal, et sur les grands panneaux encadrés par les pilastres se détachent six grandes peintures d’Alonzo Cano, l’un des grands artistes de l’Espagne.

Dans une des chapelles latérales, nous avons beaucoup admiré le rétable de l’autel ; c’est un bas-relief en marbre représentant l’archange Saint-Michel foudroyant Lucifer, une œuvre magistrale de Berruguete.

Mais ce qui fait le principal intérêt de cette église c’est la chapelle royale contenant les tombeaux de Ferdinand et Isabelle, et ceux de Philippe I leur fils, et de Jeanne la Folle. Ces mausolées sont de la plus grande beauté et enrichis de sculptures magnifiques. Sur un large catafalque de marbre, Ferdinand et Isabelle sont étendus avec les insignes de leur royauté, et semblent dormir dans la sérénité et le rayonnement de la gloire. Aux encoignures du catafalque sont sculptés les écussons royaux portés par des anges, et tout autour sont rangées des statues d’évêques, de moines, et de guerriers. C’est une œuvre digne des cendres augustes qu’elle recouvre.

Quelle émotion j’ai éprouvée en songeant que j’avais sous les yeux les restes de ce grand souverain et de cette grande reine qui ont conduit l’Espagne à l’apogée de la gloire !

Aussi leur souvenir est-il ineffaçable à Grenade, où tout les rappelle. Leurs noms sont inscrits partout ; leurs portraits, leurs statues, leurs écussons sont dans tous les musées et dans toutes les églises.

Le tombeau de Jeanne la Folle, mère de l’empereur Charles-Quint, m’a rappelé un fait historique qui n’est pas sans intérêt.

C’est ici que saint François de Borgia, alors marquis de Lombay et grand écuyer de l’impératrice, songea pour la première fois peut-être à se retirer du monde, et se consacrer à Dieu.

Il était venu à Grenade pour accompagner les restes mortels de l’impératrice, et les remettre au clergé chargé de la sépulture. Pour rendre témoignage que c’était elle-même, il fit ouvrir le cercueil de plomb où elle était ensevelie, et quand il aperçut, hideux et horrible à voir, ce visage qui faisait naguère l’admiration de son siècle, il s’écria : « Je n’aurai plus jamais d’attachement pour aucun maître que la mort me puisse ravir, et Dieu seul sera l’objet de mes pensées et de mon amour ! »

À côté de Ferdinand et Isabelle, je regrette que l’on n’ait pas élevé au grand capitaine Gonzalve de Cordoue un mausolée digne de lui. Car sa gloire n’a pas été surfaite, et l’Espagne a droit d’être fière de son héros. Aussi suis-je attristé de ne pas le voir dormant son dernier sommeil aux côtés des souverains qu’il a faits si grands. Sa tombe est à peine visible à l’église de saint Jérôme, où repose le grand homme. C’est une simple dalle de marbre, dans le pavé, avec une inscription fort simple, dont les derniers mots signifient que sa gloire n’est pas ensevelie avec lui.

Mais on montre dans la sacristie de la cathédrale un document d’une rare originalité et du plus touchant intérêt pour ceux qui admirent Gonzalve de Cordoue. C’est une copie des comptes que le grand capitaine rendit au roi, à sa demande, après toutes ses victoires et ses conquêtes.

Les trésoriers du royaume de Naples, à l’esprit mesquin et terre-à-terre, avaient réussi à convaincre le roi que l’illustre général devait rendre compte des sommes énormes, qui lui avaient été avancées pour les frais de la guerre.

Le grand homme répondit avec fierté que ses comptes seraient prêts le lendemain, et il n’y fit pas défaut. Il comparut à l’heure fixée, et, ouvrant un livre volumineux, il lut à haute voix le chapitre de ses dépenses, dans lequel étaient entrés des items comme les suivants :

170,000 ducats pour refondre les cloches, usées à sonner continuellement pour de nouvelles victoires remportées sur les ennemis ;

1 million de messes d’actions de grâces et de Te Deum au Tout-Puissant ;

800 millions de prières pour les morts ;

100 millions pour la patience que j’ai montrée hier, en entendant que le roi demandait des comptes à celui qui lui a donné un royaume.

Le roi comprit la leçon, et n’exigea pas d’autres détails. Les trésoriers eux-mêmes durent se déclarer satisfaits.

D’autres objets non moins intéressants enrichissent le Trésor de la cathédrale. Nous y avons vu un drapeau porté à la prise de Grenade, la couronne et le sceptre de la reine Isabelle, et une épée du roi Ferdinand. Mais ce qui m’a causé une véritable émotion, c’est le large écrin dans lequel la reine Isabelle renferma ses bijoux et les mit en gage, pour fournir à Christophe Colomb l’argent nécessaire à sa providentielle expédition.

Ô grande reine, l’humanité toute entière devrait t’élever un monument en reconnaissance de cet acte !

En revenant de la cathédrale, nous avons erré un peu à l’aventure, et, dans une ruelle misérable, je me trouvai tout-à-coup en face d’une maison carrée, à deux étages, blanchie à la chaux, et portant une inscription espagnole. Ni les guides, ni les récits de voyage que j’avais lus ne m’avaient indiqué cette maison, et c’est avec la joie d’un découvreur que je lus sur les murs : « Dans cette maison vécut et mourut le grand capitaine Gonzalve de Cordoue. »

Que d’autres gloires encore le nom de Grenade rappelle !

C’est ici que vécut saint Jean-de-Dieu, que Jean d’Avila convertit. C’est lui qui parcourait les rues de Grenade en s’arrachant les cheveux de douleur, à cause des péchés qu’il disait avoir commis. Il y fonda un hôpital, et il y recevait tous les malades et les pauvres qu’on lui amenait. L’Archevêque de Grenade lui ayant reproché de recevoir des vagabonds et des méchants, il répondit : je ne connais dans mon hôpital d’autres pécheurs que moi.

Ici vint un jour sainte Thérèse, une des plus pures gloires de l’Espagne.

Elle n’est pas seulement la plus célèbre des contemplatives ; mais elle occupe une place distinguée parmi les écrivains ascétiques, et ses ouvrages témoignent autant de sa brillante intelligence que de sa sainteté.

M. Renan lui-même la déclare admirable, et M. Ernest Hello fait observer qu’elle partage avec saint Augustin le privilége d’être estimée par les gens du monde. Pourquoi ? Évidemment parce qu’elle a été mondaine elle-même, à une certaine époque de sa vie.

Ce fut saint Pierre d’Alcantara, une autre gloire espagnole, qui lui ouvrit les yeux, et fit la lumière dans son âme.