Éloge historique de la raison

Éloge historique de la raison
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 21 (p. 513-522).


ÉLOGE HISTORIQUE
DE LA RAISON
PRONONCÉ DANS UNE ACADÉMIE DE PROVINCE
PAR M. DE CHAMBON.


(1774)




Érasme fit, au xvie siècle, l’éloge de la Folie. Vous m’ordonnez de vous faire l’éloge de la Raison. Cette Raison n’est fêtée en effet tout au plus que deux cents ans après son ennemie, souvent beaucoup plus tard ; et il y a des nations chez lesquelles on ne l’a point encore vue.

Elle était si inconnue chez nous du temps de nos druides qu’elle n’avait pas même de nom dans notre langue. César ne l’apporta ni en Suisse, ni à Autun, ni à Paris, qui n’était alors qu’un hameau de pêcheurs, et lui-même ne la connut guère.

Il avait tant de grandes qualités que la Raison ne put trouver de place dans la foule. Ce magnanime insensé sortit de notre pays dévasté pour aller dévaster le sien, et pour se faire donner vingt-trois coups de poignard par vingt-trois autres illustres enragés qui ne le valaient pas à beaucoup près.

Le Sicambre Clodvich ou Clovis vint environ cinq cents années après exterminer une partie de notre nation, et subjuguer l’autre. On n’entendit parler de raison ni dans son armée ni dans nos malheureux petits villages, si ce n’est de la raison du plus fort.

Nous croupîmes longtemps dans cette horrible et avilissante barbarie. Les croisades ne nous en tirèrent pas. Ce fut à la fois la folie la plus universelle, la plus atroce, la plus ridicule et la plus malheureuse. L’abominable folie de la guerre civile et sacrée qui extermina tant de gens de la langue de oc et de la langue de oil[1] succéda à ces croisades lointaines. La Raison n’avait garde de se trouver là. Alors la Politique régnait à Rome ; elle avait pour ministres ses deux sœurs, la Fourberie et l’Avarice. On voyait l’Ignorance, le Fanatisme, la Fureur, courir sous ses ordres dans l’Europe ; la Pauvreté les suivait partout ; la Raison se cachait dans un puits avec la Vérité sa fille. Personne ne savait où était ce puits ; et, si l’on s’en était douté, on y serait descendu pour égorger la fille et la mère.

Après que les Turcs eurent pris Constantinople et redoublé les malheurs épouvantables de l’Europe, deux ou trois Grecs[2], en s’enfuyant, tombèrent dans ce puits, ou plutôt dans cette caverne, demi-morts de fatigue, de faim et de peur.

La Raison les reçut avec humanité, leur donna à manger sans distinction de viandes : chose qu’ils n’avaient jamais connue à Constantinople. Ils reçurent d’elle quelques instructions en petit nombre : car la Raison n’est pas prolixe. Elle leur fit jurer qu’ils ne découvriraient pas le lieu de sa retraite. Ils partirent, et arrivèrent, après bien des courses, à la cour de Charles-Quint et de François Ier.

On les y reçut comme des jongleurs qui venaient faire des tours de souplesse pour amuser l’oisiveté des courtisans et des dames dans les intervalles de leurs rendez-vous. Les ministres daignèrent les regarder dans les moments de relâche qu’ils pouvaient donner au torrent des affaires. Ils furent même accueillis par l’empereur et par le roi de France, qui jetèrent sur eux un coup d’œil en passant, lorsqu’ils allaient chez leurs maîtresses. Mais ils firent plus de fruit dans de petites villes où ils trouvèrent de bons bourgeois, qui avaient encore, je ne sais comment, quelque lueur de sens commun.

Ces faibles lueurs s’éteignirent dans toute l’Europe parmi les guerres civiles qui la désolèrent. Deux ou trois étincelles de raison ne pouvaient pas éclairer le monde au milieu des torches ardentes et des bûchers que le fanatisme alluma pendant tant d’années. La Raison et sa fille se cachèrent plus que jamais.

Les disciples de leurs premiers apôtres se turent, excepté quelques-uns que furent assez inconsidérés pour prêcher la raison déraisonnablement et à contre-temps : il leur en coûta la vie comme à Socrate ; mais personne n’y fit attention[3]. Rien n’est si désagréable que d’être pendu obscurément. On fut occupé si longtemps des Saint-Barthélemy, des massacres d’Irlande, des échafauds de la Hongrie, des assassinats des rois, qu’on n’avait ni assez de temps ni assez de liberté d’esprit pour penser aux menus crimes et aux calamités secrètes qui inondaient le monde d’un bout à l’autre.

La Raison, informée de ce qui se passait par quelques exilés qui se réfugièrent dans sa retraite, fut touchée de pitié, quoiqu’elle ne passe pas pour être fort tendre. Sa fille, qui est plus hardie qu’elle, l’encouragea à voir le monde, et à tâcher de le guérir. Elles parurent, elles parlèrent ; mais elles trouvèrent tant de méchants intéressés à les contredire, tant d’imbéciles aux gages de ces méchants, tant d’indifférents uniquement occupés d’eux-mêmes et du moment présent, qui ne s’embarrassaient ni d’elles ni de leurs ennemis, qu’elles regagnèrent sagement leur asile.

Cependant quelques semences des fruits qu’elles portent toujours avec elles, et qu’elles avaient répandues, germèrent sur la terre, et même sans pourir[4].

Enfin il y a quelque temps qu’il leur prit envie d’aller à Rome en pèlerinage, déguisées et cachant leur nom, de peur de l’Inquisition. Dès qu’elles furent arrivées, elles s’adressèrent au cuisinier du pape Ganganelli, Clément XIV. Elles savaient que c’était le cuisinier de Rome le moins occupé. On peut dire même qu’il était, après vos confesseurs, messieurs, l’homme le plus désœuvré de sa profession.

Ce bonhomme, après avoir donné aux deux pèlerines un dîner presque aussi frugal que celui du pape, les introduisit chez Sa Sainteté, qu’elles trouvèrent lisant les Pensées de Marc-Aurèle. Le pape reconnut les masques, les embrassa cordialement, malgré l’étiquette. « Mesdames, leur dit-il, si j’avais pu imaginer que vous fussiez sur la terre, je vous aurais fait la première visite. »

Après les compliments, on parla d’affaires. Dès le lendemain, Ganganelli abolit la bulle In cœna Domini, l’un des plus grands monuments de la folie humaine, qui avait si longtemps outragé tous les potentats[5]. Le surlendemain, il prit la résolution de détruire la compagnie[6] de Garasse, de Guignard, de Garnet, de Busembaum, de Malagrida, de Paulian, de Patouillet, de Nonotte ; et l’Europe battit des mains. Le surlendemain, il diminua les impôts, dont le peuple se plaignait. Il encouragea l’agriculture et tous les arts ; il se fit aimer de tous ceux qui passaient pour les ennemis de sa place. On eût dit alors dans Rome qu’il n’y avait qu’une nation et qu’une loi dans le monde.

Les deux pèlerines, très-étonnées et très-satisfaites, prirent congé du pape, qui leur fit présent non d’agnus et de reliques, mais d’une bonne chaise de poste pour continuer leur voyage. La Raison et la Vérité n’avaient pas été jusque-là dans l’habitude d’avoir leurs aises.

Elles visitèrent toute l’Italie, et furent surprises d’y trouver, au lieu du machiavélisme, une émulation entre les princes et les républiques, depuis Parme jusqu’à Turin, à qui rendrait ses sujets plus gens de bien, plus riches, et plus heureux.

« Ma fille, disait la Raison à la Vérité, voici, je crois, notre règne qui pourrait bien commencer à advenir après notre longue prison. Il faut que quelques-uns des prophètes qui sont venus nous visiter dans notre puits aient été bien puissants en paroles et en œuvres, pour changer ainsi la face de la terre. Vous voyez que tout vient tard ; il fallait passer par les ténèbres de l’ignorance et du mensonge avant de rentrer dans votre palais de lumière, dont vous avez été chassée avec moi pendant tant de siècles. Il nous arrivera ce qui est arrivé à la Nature : elle a été couverte d’un méchant voile, et toute défigurée pendant des siècles innombrables. À la fin il est venu un Galilée, un Copernic, un Newton, qui l’ont montrée presque nue, et qui en ont rendu les hommes amoureux. »

En conversant ainsi, elles arrivèrent à Venise. Ce qu’elles y considérèrent avec le plus d’attention, ce fut un procurateur de Saint-Marc, qui tenait une grande paire de ciseaux devant une table toute couverte de grilles, de becs, et de plumes noires.

« Ah ! s’écria la Raison, Dieu me pardonne, illustrissimo signore, je crois que voilà une de mes paires de ciseaux que j’avais apportés dans mon puits, lorsque je m’y réfugiai avec ma fille ! Comment Votre Excellence les a-t-elle eus, et qu’en faites-vous ?

Illustrissima signora, lui répondit le procurateur, il se peut que les ciseaux aient appartenu autrefois à Votre Excellence ; mais ce fut un nommé Fra-Paolo[7] qui nous les apporta il y a longtemps, et nous nous en servons pour couper les griffes de l’Inquisition, que vous voyez étalées sur cette table.

« Ces plumes noires appartenaient à des harpies qui venaient manger le dîner de la république ; nous leur rognons tous les jours les ongles et le bout du bec. Sans cette précaution elles auraient fini par tout avaler : il ne serait rien resté pour les sages grands, ni pour les pregadi, ni pour les citadins.

« Si vous passez par la France, vous trouverez peut-être à Paris votre autre paire de ciseaux chez un ministre espagnol[8] qui s’en servait au même usage que nous dans son pays, et qui sera un jour béni du genre humain. »

Les voyageuses, après avoir assisté à l’opéra vénitien, partirent pour l’Allemagne. Elles virent avec satisfaction ce pays, qui du temps de Charlemagne n’était qu’une forêt immense entrecoupée de marais, maintenant couvert de villes florissantes et tranquilles ; ce pays, peuplé de souverains autrefois barbares et pauvres, devenus tous polis et magnifiques ; ce pays, qui n’avait eu dans les temps antiques que des sorcières pour prêtres, immolant alors des hommes sur des pierres grossièrement creusées ; ce pays, qui ensuite avait été inondé de son sang pour savoir au juste si la chose était in, cum, sub[9], ou non ; ce pays, qui enfin recevait dans son sein trois religions ennemies, étonnées de vivre paisiblement ensemble. « Dieu soit béni ! dit la Raison ; ces gens-ci sont venus enfin à moi, à force de démence. » On les introduisit chez une impératrice[10] qui était bien plus que raisonnable, car elle était bienfaisante. Les pèlerines furent si contentes d’elle qu’elles ne prirent pas garde à quelques usages qui les choquèrent ; mais elles furent toutes deux amoureuses de l’empereur son fils[11].

Leur étonnement redoubla quand elles furent en Suède. « Quoi ! disaient-elles, une révolution si difficile, et cependant si prompte ! si périlleuse, et pourtant si paisible[12] ! et depuis ce grand jour pas un seul jour perdu sans faire du bien, et tout cela dans l’âge qui est si rarement celui de la raison ! Que nous avons bien fait de sortir de notre cache quand ce grand événement saisissait d’admiration l’Europe entière ! »

De là elles passèrent vite par la Pologne, « Ah ! ma mère, quel contraste ! s’écria la Vérité. Il me prend envie de regagner mon puits. Voilà ce que c’est que d’avoir écrasé toujours la portion du genre humain la plus utile, et d’avoir traité les cultivateurs plus mal qu’ils ne traitent leurs animaux de labourage. Ce chaos de l’anarchie ne pouvait se débrouiller autrement que par une ruine : on l’avait assez clairement prédite. Je plains un monarque vertueux, sage, et humain[13] ; et j’ose espérer qu’il sera heureux, puisque les autres rois commencent à l’être, et que vos lumières se communiquent de proche en proche.

« Allons voir, continua-t-elle, un changement plus favorable et plus surprenant. Allons dans cette immense région hyperborée qui était si barbare il y a quatre-vingts ans, et qui est aujourd’hui si éclairée et si invincible. Allons contempler celle[14] qui a achevé le miracle d’une création nouvelle… » Elles y coururent, et avouèrent qu’on ne leur en avait pas assez dit.

Elles ne cessaient d’admirer combien le monde était changé depuis quelques années. Elles en concluaient que peut-être un jour le Chili et les Terres Australes seraient le centre de la politesse et du bon goût, et qu’il faudrait aller au pôle antarctique pour apprendre à vivre.

Quand elles furent en Angleterre, la Vérité dit à sa mère : « Il me semble que le bonheur de cette nation n’est point fait comme celui des autres ; elle a été plus folle, plus fanatique, plus cruelle, et plus malheureuse qu’aucune de celles que je connais ; et la voilà qui s’est fait un gouvernement unique, dans lequel on a conservé tout ce que la monarchie a d’utile, et tout ce qu’une république a de nécessaire. Elle est supérieure dans la guerre, dans les lois, dans les arts, dans le commerce. Je la vois seulement embarrassée de l’Amérique septentrionale[15], qu’elle a conquise à un bout de l’univers, et des plus belles provinces de l’Inde, subjuguées à l’autre bout. Comment portera-t-elle ces deux fardeaux de sa félicité ?

— Le poids est lourd, dit la Raison ; mais, pour peu qu’elle m’écoute, elle trouvera des leviers qui le rendront très-léger. »

Enfin la Raison et la Vérité passèrent par la France : elles y avaient déjà fait quelques apparitions, et en avaient été chassées.

« Vous souvient-il, disait la Vérité à sa mère, de l’extrême envie que nous eûmes de nous établir chez les Français dans les beaux jours de Louis XIV ? Mais les querelles impertinentes des jésuites et des jansénistes nous firent enfuir bientôt. Les plaintes continuelles des peuples ne nous rappelèrent pas. J’entends à présent les acclamations de vingt millions d’hommes qui bénissent le ciel. Les uns disent : « Cet avénement est d’autant plus joyeux que nous n’en payons pas la joie[16]. » Les autres crient : « Le luxe n’est que vanité. Les doubles emplois, les dépenses superflues, les profits excessifs, vont être retranchés » ; et ils ont raison. « Tout impôt va être aboli » ; et ils ont tort, car il faut que chaque particulier paye pour le bonheur général.

« Les lois vont être uniformes. » Rien n’est plus à désirer ; mais rien n’est plus difficile. « On va répartir aux indigents qui travaillent, et surtout aux pauvres officiers, les biens immenses de certains oisifs qui ont fait vœu de pauvreté. Ces gens de main-morte n’auront plus eux-mêmes des esclaves de main-morte. On ne verra plus des huissiers de moines chasser de la maison paternelle des orphelins réduits à la mendicité, pour enrichir de leurs dépouilles un couvent jouissant des droits seigneuriaux, qui sont les droits des anciens conquérants. On ne verra plus des familles entières demandant vainement l’aumône à la porte de ce couvent qui les dépouille. » Plût à Dieu ! rien n’est plus digne d’un roi. Le roi de Sardaigne a détruit chez lui cet abus abominable. Fasse le ciel que cet abus soit exterminé en France !

« N’entendez-vous pas, ma mère, toutes ces voix qui disent : « Les mariages de cent mille familles utiles à l’État ne seront plus réputés concubinages ; et les enfants ne seront plus déclarés bâtards par la loi ? » La nature, la justice, et vous, ma mère, tout demande sur ce grand objet un règlement sage qui soit compatible avec le repos de l’État et avec les droits de tous les hommes.

« On rendra la profession de soldat si honorable que l’on ne sera plus tenté de déserter. » La chose est possible, mais délicate.

« Les petites fautes ne seront point punies comme de grands crimes, parce qu’il faut de la proportion à tout. Une loi barbare[17] obscurément énoncée, mal interprétée, ne fera plus périr sous des barres de fer et dans les flammes des enfants indiscrets et imprudents, comme s’ils avaient assassiné leurs pères et leurs mères. » Ce devrait être le premier axiome de la justice criminelle.

« Les biens d’un père de famille ne seront plus confisqués, parce que les enfants ne doivent point mourir de faim pour les fautes de leur père, et que le roi n’a nul besoin de cette misérable confiscation. » À merveille ! et cela est digne de la magnanimité du souverain.

« La torture, inventée autrefois par les voleurs de grands chemins pour forcer les volés à découvrir leurs trésors, et employée aujourd’hui chez un petit nombre de nations pour sauver le coupable robuste, et pour perdre l’innocent faible de corps et d’esprit, ne sera plus en usage que dans les crimes de lèse-société au premier chef, et seulement pour avoir révélation des complices. Mais ces crimes ne se commettront jamais. » On ne peut mieux.

« Voilà les vœux que j’entends faire partout ; et j’écrirai tous ces grands changements dans mes annales, moi qui suis la Vérité.

« J’entends encore proférer autour de moi, dans tous les tribunaux, ces paroles remarquables : « Nous ne citerons plus jamais les deux puissances, parce qu’il ne peut en exister qu’une : celle du roi ou de la loi dans une monarchie ; celle de la nation dans une république. La puissance divine est d’une nature si différente et si supérieure qu’elle ne doit pas être compromise par un mélange profane avec les lois humaines. L’infini ne peut se joindre au fini, Grégoire VII fut le premier qui osa appeler l’infini à son secours dans ses guerres jusqu’alors inouïes contre Henri IV, empereur trop fini ; j’entends trop borné. Ces guerres ont ensanglanté l’Europe bien longtemps ; mais enfin on a séparé ces deux êtres vénérables qui n’ont rien de commun, et c’est le seul moyen d’être en paix. »

« Ces discours, que tiennent tous les ministres des lois, me paraissent bien forts. Je sais qu’on ne reconnaît deux puissances ni à la Chine, ni dans l’Inde, ni en Perse, ni à Constantinople, ni à Moscou, ni à Londres, etc… Mais je m’en rapporte à vous, ma mère. Je n’écrirai rien que ce que vous aurez dicté. »

La Raison lui répondit : « Ma fille, vous sentez bien que je désire à peu près les mêmes choses et bien d’autres. Tout cela demande du temps et de la réflexion. J’ai toujours été très-contente quand, dans mes chagrins, j’ai obtenu une partie des soulagements que je voulais. Je suis aujourd’hui trop heureuse.

« Vous souvenez-vous du temps où presque tous les rois de la terre, étant dans une profonde paix, s’amusaient à jouer aux énigmes : et où la belle reine de Saba venait proposer tête à tête des logogriphes à Salomon ?

— Oui, ma mère ; c’était un bon temps, mais il n’a pas duré.

— Eh bien ! reprit la mère, celui-ci est infiniment meilleur. On ne songeait alors qu’à montrer un peu d’esprit ; et je vois que depuis dix à douze ans on s’est appliqué dans l’Europe aux arts et aux vertus nécessaires, qui adoucissent l’amertume de la vie. Il semble en général qu’on se soit donné le mot pour penser plus solidement qu’on n’avait fait pendant des milliers de siècles. Vous, qui n’avez jamais pu mentir, dites-moi quel temps vous auriez choisi ou préféré au temps où nous sommes pour vous habituer en France.

— J’ai la réputation, répondit la fille, d’aimer à dire des choses assez dures aux gens chez qui je me trouve, et vous savez que j’y ai toujours été forcée ; mais j’avoue que je n’ai que du bien à dire du temps présent, en dépit de tant d’auteurs qui ne louent que le passé.

« Je dois instruire la postérité que c’est dans cet âge que les hommes ont appris à se garantir d’une maladie affreuse et mortelle, en se la donnant moins funeste[18] ; à rendre la vie à ceux qui la perdent dans les eaux[19] ; à gouverner et à braver le tonnerre[20] ; à suppléer au point fixe qu’on désire en vain d’occident en orient[21]. On a fait plus en morale : on a osé demander justice aux lois contre des lois qui avaient condamné la vertu au supplice ; et cette justice a été quelquefois obtenue. Enfin on a osé prononcer le mot de tolérance.

— Eh bien ! ma chère fille, jouissons de ces beaux jours ; restons ici, s’ils durent ; et, si les orages surviennent, retournons dans notre puits. »

FIN DE L’ÉLOGE DE LA RAISON.

  1. C’est-à-dire tant de gens du sud et du nord de la Loire.
  2. Les Lascaris.
  3. Étienne Dolet, Vanini, etc.
  4. Voyez la note 2 de la page 339.
  5. Tous les ans, le jeudi saint, on publiait à Rome la bulle In cœna Domini (voyez tome XVIII, page 42). Clément XIV supprima cette publication.
  6. Le bref de Clément XIV qui prononce la dissolution de la société des jésuites est du 21 juillet 1773. Une bulle de Pie VII, du 7 auguste 1814, l’a rétablie.
  7. Pietro Sarpi, dit Fra-Paolo, historien (1552-1623), défendit sa patrie contre les prétentions du saint-siége. Son Histoire du concile de Trente est célèbre. (G. A.)
  8. Le comte d’Aranda (D. Pierre-Paul Abarca de Bolea), ministre espagnol de 1765 à 1775, ambassadeur en France de 1775 à 1784, mort en 1794. Voltaire lui avait donné, en 1770, un article dans ses Questions sur l’Encyclopédie ; voyez tome XVII, page 344.
  9. Question de la consubstantialité.
  10. Marie-Thérèse.
  11. Joseph II.
  12. Coup d’État de Gustave III, en 1772.
  13. Stanislas-Auguste, roi en 1764, et sous le règne duquel eut lieu, en 1795, le partage de la Pologne.
  14. L’impératrice Catherine II, avec qui Voltaire était en correspondance.
  15. Boston, l’année précédente (1773), venait de donner le signal de l’insurrection.
  16. Louis XVI, dès le mois de mai 1774, rendit une ordonnance par laquelle il faisait remise du droit de joyeux avénement.

    On appelait ainsi certaines impositions extraordinaires qui se percevaient à l’avénement d’un roi. (B.)

  17. L’édit de Louis XIV, de décembre 1666, contre les blasphémateurs, sur lequel fut basée la condamnation de La Barre ; voyez dans les Mélanges, année 1766, la Relation de la mort du chevalier de La Barre ; et dans la Correspondance, la note des éditeurs de Kehl sur la lettre du roi de Prusse, du 7 auguste 1766.
  18. Louis XVI, peu après son avénement au trône, se fit inoculer, ainsi que ses frères le comte de Provence, depuis Louis XVIII, et le comte d’Artois, depuis Charles X (voyez tome XV, le chapitre xli du Précis du Siècle de Louis XV). L’inoculation fut alors tellement en vogue que les inoculateurs ne pouvaient suffire au nombre de ceux qui les appelaient.
  19. C’est à Philippe-Nicolas Pia, né en 1721, mort en 1799, que l’on doit l’établissement des secours pour les noyés.
  20. L’invention des paratonnerres est de Benjamin Franklin, qui se trouvait à Paris quand Voltaire y vint en 1778 ; voyez, dans le tome Ier, la Vie de Voltaire, par Condorcet.
  21. Je crois que Voltaire fait allusion ici au problème de la précession des équinoxes, résolu par d’Alembert. (G. A.) — Voyez, du reste, pour compléter cet Éloge historique de la Raison, les deux derniers chapitres du Précis du Siècle de Louis XV, tome XV.