Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 34

Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IVp. 149-170).


CHAPITRE XXXIV.


Le jour était fort avancé, quand Léonardo, qui n’avait point quitté le souterrain depuis la mort de sa mère, entendit le signal ordinaire de la troupe pour rentrer.

Elle n’avait pas coutume de revenir à pareille heure (à midi) ; il pensa qu’il lui était sans doute survenu quelque chose d’extraordinaire, et s’empressa d’ouvrir. Quelques-uns des voleurs se jetèrent dans la caverne d’un air épouvanté.

« Nous sommes perdus, s’écrièrent-ils, nous sommes trahis ! notre retraite est découverte : la force armée entoure ce lieu. Toutes les issues sont gardées, et il n’y a pas moyen d’échapper. Ceux de nos camarades qui sont restés dehors n’auront pas plus de bonheur, car ils seront pris par les soldats qui les attendent en embuscade. Quant à nous, notre sort est facile à deviner : nous serons tous sacrifiés, à moins que notre capitaine ne connaisse quelque passage secret par où nous puissions nous sauver dans les montagnes, et esquiver ainsi les poursuites de nos ennemis. »

« Mes braves camarades, je ne connais pas d’autre passage que les entrées habituelles, et que vous dites gardées, répondit Léonardo d’un air froid et courageux. Si la chose est telle que vous la dépeignez, tout est perdu. Je ne sais point de moyen particulier de fuir de ce souterrain. Son entrée la plus cachée est sous le portique, dont les avenues en labyrinthe ont toujours été une défense suffisante. Il n’y a que la trahison qui ait pu nous déceler ; alors, tout ce que nous tenterions pour sortir serait inutile. Il faut seulement nous défendre vigoureusement. Nous pouvons être les plus forts. Du moins, nous devons vendre chèrement notre vie ! ne cédons pas un pouce de terrain sans qu’on l’achète par le sang ! »

Tandis que le capitaine parlait de la sorte, le signal fut entendu de nouveau en dehors, et répété avec vivacité.

« Voilà sans doute quelques-uns de nos camarades qui auront trouvé le moyen de se soustraire à la vigilance des gardes. C’est bien notre signal, que nous seuls connaissons… ainsi, dépêchez-vous d’ouvrir… peut-être viennent-ils nous donner de nouveaux renseignemens. »

En ce moment, il n’y avait dans la caverne qu’un nombre peu considérable de voleurs : leur chef Léonardo, sa maîtresse et Victoria, qui s’était mise auprès d’elle, en tremblant à l’idée du danger qu’elle courait, et se désolant de ce que Zofloya n’y fût pas. Elle commençait à craindre qu’il ne l’eût abandonnée dans la ruine commune.

On obéit à l’ordre du capitaine. Les signaux furent échangés, la porte ouverte, et… un détachement de soldats entra. Ginotti était à leur tête : le misérable n’avait pas manqué d’exécuter sa vengeance sur son capitaine, pour l’avoir frappé dans un moment de vivacité.

Surpris à l’excès, le chef intrépide fut attéré. Les soldats se hâtèrent de l’entourer, mais au signe plein de fierté et de grandeur qu’il leur fit, ils n’osèrent le toucher.

« Un instant, Messieurs, dit-il, et je suis à vous. » Il voyait bien alors que toute résistance eût été vaine. « Je ne veux que dire deux mots à Madame, qui a été la compagne de mes infortunes jusqu’à ce jour ; ensuite je n’abuserai plus de votre complaisance. »

Il s’approcha de sa maîtresse, qui, plus étonnée qu’intimidée, restait à sa même place.

« Mathilde Strozzi ! s’écria-t-il. »

Ce nom électrisa sur-le-champ Victoria. Elle se voyait assise auprès d’une affreuse ennemie, entourée de mort et de danger ! elle se leva pour chercher des yeux Zofloya, mais elle ne l’aperçut point, et son âme en frémit… elle se rassit pour écouter les paroles de Léonardo.

« Mathilde Strozzi, dit-il encore à voix basse, je ne vous reproche rien… je ne vous dirai pas que vos artifices ont perdu ma jeunesse, et m’ont conduit où je suis. Non, je ne m’en plains pas… une cause plus éloignée m’a plongé dans le malheur… mais, regardez ce qui se passe ici en ce moment… chère Mathilde ! je ne considère que l’amour que je t’ai porté ; les années que nous avons été unis ; je me souviens que tu as partagé également mes périls et mes chagrins, et je te pardonne en faveur de ce souvenir, le mal que tu m’as fait ! cependant, tu seras jugée avec moins d’indulgence par les autres, et tu es réservée à endurer l’ignominie commune au dernier de la troupe… une mort infamante ! »

« J’ai de quoi me l’épargner, dit Mathilde très-bas, et en montrant le manche d’un stilet qu’elle tenait caché. J’ai… mais toi, infâme Victoria, toi qui dans la splendeur de la jeunesse, te trouvas sur mes pas pour m’enlever mon amant, c’est ainsi que je remercie le destin qui t’a jetée en mon pouvoir ! » Alors, elle voulut frapper Victoria avec son poignard ; mais Zofloya, se montrant soudain, l’arrêta.

« Victoria m’appartient », cria-t-il d’une voix de tonnerre.

Mathilde furieuse, se plongea le poignard dans le cœur. » Voilà, Léonardo, comme j’évite une mort ignominieuse ! »

« Et voilà, dit celui-ci en courant sur Ginotti, comme je punis un traître. » Puis il le fit tomber mort à ses pieds. « Va-t-en, lâche, chercher aux enfers la récompense que tu attendais de ta perfidie. »

Ginotti, en tombant, poussa des imprécations horribles. Les gardes s’emparèrent alors de Léonardo, qui, usant de toutes les forces que lui donnait sa situation, se dégagea de leurs mains, et courut à l’extrémité de la caverne. Avant qu’on pût le reprendre, il s’était donné plusieurs coups du poignard, tout fumant du sang de Ginotti. Affaibli et blessé profondément, il chancela, et serait tombé sans les soldats qui le soutinrent, et qui essayèrent d’étancher le sang qui coulait de ses blessures ; mais il se défendit encore en criant avec une sorte de joie. « Il est trop tard, il est trop tard, le ciel soit loué. » Il voulut se jeter vers la terre ; mais ne pouvant plus lutter contre ceux qui le retenaient, il tourna des yeux égarés autour de lui, et se laissant tomber, il expira, le sourire du triomphe sur ses traits.

Voyant que le chef des voleurs se dérobait ainsi à leur attente, les soldats s’emparèrent du reste de la troupe. Ils voulurent aussi arrêter Zofloya, qu’ils supposaient commandant en second.

« Oh ! nous sommes perdus, prononça Victoria, en frémissant de tout son corps. »

« Ne craignez donc rien, dit le maure qui s’adressa ainsi aux gardes.

« Messieurs, sortez à l’instant de cette caverne ; car, si vous y restez, il va vous arriver un grand malheur. Vous suivrez mes mouvemens, et, pour vous prouver que je ne cherche aucunement à me sauver de vous par cet avertissement, voici mon poignard, prenez-le, et soyez convaincus que je n’ai nulle envie d’imiter le capitaine. »

Les soldats et leurs officiers furent interdits à cette annonce du maure ; portant leurs regards de tous côtés, ils se disposaient à suivre son conseil. Zofloya, passant alors son bras autour de sa compagne, s’éloigna de quelques pas. Soudain un bruit effroyable se fit entendre ; la caverne et même les montagnes semblèrent s’écrouler ; plusieurs pierres énormes se détachèrent des murs, et le plancher se fendit dans différentes parties. À ce prodige, les soldats terrifiés ne retinrent pas plus long-tems les brigands, mais se hâtèrent de sortir d’un lieu aussi dangereux. Victoria, quoique soutenue par son ami, chancelait par l’effet que lui causait cette commotion étrange. Mille horreurs s’offrirent à sa vue, ses yeux se fermèrent, et n’en pouvant plus, elle s’évanouit. En reprenant ses sens, elle se trouva dans une plaine spacieuse, toujours soutenue dans les bras du maure. Un nombre infini de gardes les entouraient. Elle regarda par-tout avec frayeur, doutant si elle existait.

« Ô Zofloya, Zofloya ! dit-elle avec épouvante, où sommes-nous ? ce n’est plus ici la caverne, mais c’est le même danger. Ô ! mon ami, tire-moi au plus vite de cette horrible situation. Regarde comme nous voici gardés à vue. Par on nous sauverons-nous ?… il n’y a nul espoir… eh, que n’ai-je comme Léonardo le courage de me soustraire à la mort ignominieuse que je vais sans doute recevoir ! »

« Ne voulez-vous donc jamais croire en moi, dit le maure avec impatience. Je vous ai dit que je vous sauverais de ce que vous craignez le plus. Quoiqu’entourés par un si grand nombre d’hommes, nous n’en sommes pas vus. Jure-moi donc, ma Victoria, que tu te confies à moi… entièrement, sans arrière-pensée, et je t’emmène loin d’eux. »

« Oh ! je le jure, je le jure, dit-elle accablée. »

Le transport fut plus prompt que la minute. Elle se vit sur le sommet d’un rocher. Zofloya la porta vers une extrémité où il s’assit. Une terreur excessive s’empara d’elle, en voyant le précipice qui était à ses pieds, mais elle n’osa parler. Cet abîme recevait les eaux rapides d’une cataracte dont le bruit rendait presque sourd. L’écume qui en sortait s’élançant sur les bords du précipice, retombait ensuite pour se réunir à la masse de ses eaux. Cette chûte épouvantable résonnait comme le tonnerre en s’abîmant, et le creux profond de l’abîme rendait un écho qui retentissait aux environs.

Victoria, l’esprit ainsi que le courage totalement perdus, crut voir l’ombre de la belle Lilla s’élever du milieu de l’abîme. Elle était triste et couverte de blessures. Mais bientôt vinrent se joindre à elle celles de Bérenza et de son frère Henriquez. Ces trois ombres planèrent autour de Victoria, en paraissant la menacer, et lui montrant le vaste sépulcre qui était à ses pieds. Puis, s’élançant tout à coup dans les bras l’un de l’autre, la charmante Lilla entre son frère et son époux, un rayon céleste vint les environner ; la joie se répandit sur leurs traits aériens, et montant rapidement dans les airs, des séraphins couverts d’or et d’azur, les transportèrent au même instant dans les cieux. Le firmament cessa de briller ; et Victoria, qui vit ce tableau d’abord avec épouvante, et ensuite avec un frémissement de rage, tomba dans le dernier excès de douleur. Les remords commencèrent à se faire sentir, et se frappant les mains avec violence, elle poussa un soupir déchirant.

« Eh bien, Victoria, dit le maure d’un ton qui n’était plus celui dont il se servait pour lui parler, eh bien, te voici à la fin de toutes tes craintes, ni l’explosion, ni les gardes, ni une mort ignominieuse ne doivent plus t’épouvanter. Te voilà maintenant bien au fait de ce que je puis. Je t’ai surveillée jusqu’ici ; je t’ai accompagnée et servie jusqu’à cet instant, mais s’il faut encore te garantir de maux à venir… de toute peine en ce monde, tu ne peux te dispenser d’être entièrement à moi. » « Oh ! Zofloya, quelle est cette vision ? par quel pouvoir surnaturel les malheureuses victimes de mes horribles passions viennent-t-elles de m’apparaître ? car, je les ai vues, hélas ! trop bien vues. » « Tout cela va s’expliquer, Victoria ; mais, avant tout, dis, oh dis si tu es entièrement à moi ? »

— Point d’évasion, Victoria, cria sévèrement le maure. Je ne veux pas d’abandon forcé. Ne m’as-tu pas promis d’être tout à moi, et ai-je abusé jusqu’ici de ma propriété ? cependant, ajouta-t-il d’un ton plus doux, je ne veux te contraindre à rien, ma digne compagne, et malgré le vif désir que j’ai de jouir de mon bien, il ne faut pas que la seule complaisance te porte à y consentir. Dis donc une fois pour toutes, ma Victoria, ma tendre amie, te donnes-tu irrévocablement de cœur, de corps et d’âme à ton Zofloya ?

— Oui, oui pour jamais, Zofloya. Mais pourquoi me tourmenter ainsi. Je t’aime et ne désire que de t’en donner des preuves, dit-elle charmée du retour apparent du maure. De grâce, maintenant, éloigne-moi d’ici, arrache-moi à tant de terreurs à cette vue épouvantable… après cela, tu feras ce que tu voudras de ma personne.

— Un moment, belle dame : il me faut d’abord renouveler votre serment d’abandon volontaire, et nous verrons ensuite.

Victoria répéta son serment, en tremblant de toutes ses forces.

— Voilà donc où je t’attendais, femme odieuse ! reprit le maure, en partant d’un brillant éclat de rire, et en la fixant d’un air si terrible qu’elle en frémit… Ne détourne pas ainsi tes regards, poursuivit-il malicieusement, mais écoute, et connais celui à qui tu viens de t’abandonner !

Victoria leva les yeux… quel objet horrible était devant elle ! rien du beau Zofloya… mais à sa place, l’être gigantesque qu’elle avait vu dans ses songes… ! c’est bien alors que l’âme de Victoria fut frappée de désespoir. Elle fit un cri et serait tombée dans l’abîme, si une main de fer, qui n’était plus celle si douce de Zofloya, ne l’eût arrêtée par les cheveux.

» M’as-tu bien examiné, femme orgueilleuse ! demanda-t-il de sa voix de tonnerre ; sais-tu maintenant qui je suis ?… je suis, non l’homme charmant, divin, qui avait captivé ton imagination, allumé le feu de tes sens ; mais l’ennemi de toute la création, celui enfin que les hommes nomment SATAN !… — Ciel ! oh ciel ! ô malheureuses victimes !… — Elles sont montées comme tu l’as vu, dans le sein de ce Dieu qui m’a réprouvé !… oui, je suis Satan ! C’est moi qui guette l’humanité fragile, pour la surprendre dans ses erreurs ; mais rarement, trop rarement, arrive-t-il que mes séductions l’entraînent aussi loin que la peine que je prends pour les perdre. Peu s’aventurent dans les sentiers du vice, autant que tu l’as fait : tes affreuses dispositions, et ton orgueil me firent te distinguer parmi les monstres qui font le malheur de leurs semblables ; ils m’attirèrent près de toi, dans l’espoir d’avoir une bonne proie en ta personne. Oui ! et ce fut sous la ressemblance de l’esclave maure d’Henriquez, (soi-disant retrouvé,) que je t’apparus d’abord dans tes songes ; j’essayai de te faire tenter l’accomplissement de tes désirs déréglés. Je te trouvai, à ma plus grande joie, prête à céder à toutes mes tentations ; mais qu’y as-tu gagné ? je t’ai toujours trompée… Eh bien, pourtant, tu te laissais aller à une aveugle confiance, tant la propension au vice était forte en toi, ainsi que le besoin de te satisfaire ; tu t’es damnée par nombre de crimes, dont chacun te livrait a moi, tu n’as pas joui d’un seul moment de paix, ni du plus léger fruit pour lequel tu l’es enfoncée si avant dans le péché. Ainsi donc tu as rendu mon triomphe complet ; la gloire de ton entière destruction m’appartenait ; et, ajouta-t-il avec un rire affreux, je vais remplir la promesse que je t’ai faite de te sauver de tous maux à venir en ce monde. — Grâce ! grâce ? — point de grâce à l’assassin !

En parlant ainsi, il serra fortement Victoria par le col, et la fit pirouetter dans l’abîme. Comme elle y tombait, les ris, les sarcasmes d’une foule de démons, témoins de sa juste punition, retentirent à ses oreilles, et son corps, plus de moitié brisé, fut reçu par les eaux écumantes qui étaient au fond de ce gouffre affreux ; elle devint ensuite la proie de Satan, qui l’emporta dans le fond des enfers, où elle fut condamnée à souffrir pendant l’éternité.

Lecteur… ne regarde pas ceci comme un simple et futile roman ; les hommes ne sauraient trop se défier de leurs passions et de leurs faiblesses : les progrès du vice sont graduels, imperceptibles, et l’ennemi rusé du genre humain est toujours prêt à profiter des fautes de l’espèce humaine, dont la destruction est sa gloire ; il n’y a pas de doute que ses séductions ne l’emportent souvent ; autrement, comment rendre compte de ces crimes, auxquels les hommes se laissent entraîner, et qui sont la honte de la nature ? Ou nous devons supposer que le mal est né avec nous, (ce qui serait une insulte à la divinité,) ou nous devons l’attribuer, (comme plus d’accord avec la raison,) aux suggestions de l’influence infernale.

FIN.