Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 32

Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IVp. 111-127).


CHAPITRE XXXII.


Le lendemain, vers midi, Laurina, qui était toujours restée dans un état d’insensibilité, ouvrit des yeux presqu’éteints ; Victoria fut le premier objet qu’ils rencontrèrent ; elle la fixa pendant quelques, minutes ; petit-à-petit la mémoire lui revint ; elle reconnut sa fille, et fit un cri… elle passa la main sur son front, l’éleva au ciel, et la tendit à Victoria.

« Ma fille ! quoi, c’est vous, vous que je n’ai cessé d’aimer et de regretter… mais pardonnez-moi… Oh, chère enfant, pardonne à ta mère ! »

Victoria ne répondit, ni par des gestes, ni par des paroles. Léonardo, qui avait l’âme un peu moins corrompue, s’avança près de sa mère, quoiqu’elle parût ne point le reconnaître ; il se pencha sur elle, et prit sa main, qu’elle avait laissé retomber sur sa triste couche.

» Ma mère, dit-il, en regardant Victoria, d’un air sévère, ma mère, auriez-vous oublié votre fils Léonardo ? »

L’infortunée tourna sur lui ses yeux apésantis : la nature parla vivement à son cœur, et elle reconnut dans la figure mâle, et les muscles fortement prononcés du chef des brigands, cet enfant délicat et plein de fraîcheur, qu’elle avait nourri de son lait. Un soupir pénible partit de son sein : « Ô mon dieu ! s’écria-t-elle, serait-il vrai ? ô mes enfans, pouvez-vous pardonner à une mère qui vous a si indignement abandonnés ? »

» Oui ma mère, je te pardonne. Que le ciel te pardonne de même, et te rende la paix. »

» Ô mon Léonardo ! tu fus toujours bon et sensible… soutiens-moi dans tes bras, je t’en prie… si… si tu ne crains pas de donner cette marque de tendresse à une femme déshonorée… qui s’est jouée du bonheur de ses enfans… qui… » elle s’arrêta et frissonna violemment.

Il n’y avait en ce moment, dans la caverne, que Léonardo et Victoria ; la lumière blanchâtre d’une lampe laissait voir les traits altérés de Laurina, prête à rendre le dernier soupir : ce qui l’entourait était bien fait pour remplir ses derniers momens d’horreur. Peu loin de son lit, se voyait une table, sur laquelle étaient des casques, des stilets, des sabres, et autres instrumens de carnage ; il y avait de plus, suspendu le long des murs, les dépouilles des voyageurs assassinés ; le corps d’Adolphe avait été éloigné, et jetté peut-être dans un gouffre, ne méritant pas d’autre sépulture ; mais les traces de son sang, qui n’avaient pas encore été lavées, teignaient le pavé, tandis que ses habits ensanglantés et percés de mille trous par le poignard vengeur de Léonardo, restaient comme un témoignage, près de Laurina.

Ce fut sur cet affreux spectacle, que Léonardo éleva sa mère, lorsqu’elle le pria de la soutenir dans ses bras. Elle regarda de tous côtés avec horreur… Elle frémit… mais tournant bientôt ses pensées sur un sujet de la plus haute importance, elle leva les yeux au ciel, puis les reporta sur sa fille, qui debout, au pied de son lit, l’examinait avec le ressentiment d’une furie.

» Ma fille, dit Laurina avec difficulté, ta mère te demande pardon avant que de mourir… ne la regarde donc pas avec cet air de ressentiment ? adoucis l’amertume de tes traits… ne me laisse pas paraître devant Dieu, chargée de la haine de mon enfant… ô Victoria, je t’en supplie, pardonne à ta malheureuse mère. »

Un soupir convulsif, interrompit Laurina, qui retomba pesamment des bras de Léonardo.

» Parle, parle donc à ta pauvre mère, Victoria, lui dit vivement son frère. As-tu toi-même été assez irréprochable dans ta conduite, pour affecter cette sévérité déplacée, et n’as-tu pas besoin ainsi qu’elle, de miséricorde ? »

» Ah, que voilà qui est bien dit ! s’écria Victoria en riant amèrement ; si ma conduite a été fautive, si je me suis égarée, à qui doit-on s’en prendre ? ma mère, poursuivit-elle, en regardant Laurina hardiment, vous avez abandonné vos enfans, pour suivre un séducteur, et il vous en a récompensée, comme cela devait être. C’est vous qui avez causé ma perte, et c’est à vous à répondre de mes crimes : puis-je… ah ! puis-je songer à tous les excès auxquels je me suis livrée, sans vous en regarder comme la cause première ? vous m’enseignâtes à m’abandonner sans retenue à toutes mes passions… C’est pour cela que j’ai empoisonné mon mari, causé la mort de son frère, et égorgé une orpheline sans défense : ce sont ces crimes… tous, oui tous, que je dois à votre exemple, et c’est ce qui m’a fait exiler méprisée, au milieu des brigands, dont le noble fils, qui vous soutient dans ses bras, est le digne chef !… c’est pour cela… »

» Silence, monstre dénaturé, cria Léonardo ! puisse le ciel paraliser ta langue envenimée. Malheureuse ! comment oses-tu, dans des momens pareils, joncher d’épines le chevet de mort de ta mère ? mets-toi à genoux, créature barbare, et prie Dieu ainsi qu’elle, de te pardonner. »

L’audacieuse Victoria ne répondit à son frère, que par un sourire de mépris, et resta immobile.

Laurina s’appuya sur le sein de son fils, en se cachant la tête : des convulsions la saisirent. Elle leva les yeux par intervalle, pour trouver dans ses traits les sentimens d’amour filial qu’elle ne pouvait plus attendre de sa fille ; l’instant de sa mort approchait : elle serra la main de Léonardo, tandis que son œil lui exprimait sa reconnaissance. Elle regarda encore Victoria, qui semblait de glace devant sa mère expirante.

L’agonie de l’infortunée augmenta ; son cœur battit avec violence, puis cessa tout-à-coup de se faire sentir ; ses yeux se couvrirent… une sueur froide mouilla son visage ; et elle prononça dans des accens à peine articulés : « Dieu terrible, mais juste, pardonne… miséricorde sur ta créature. »

Ce furent les derniers mots qui sortirent de ses lèvres ; un frisson parcourut ses membres… c’était le dernier effort de la vie entre la mort… elle cessa d’exister.

Quand Léonardo n’eut plus à douter que sa mère était expirée, il la remit doucement sur son chevet, et s’agenouillant auprès de son lit, il tint sa froide main contre ses lèvres, et des pleurs abondans coulèrent de ses yeux.

» Insensé, dit Victoria, qui le regardait avec pitié, comment peux-tu être assez faible pour pleurer sur le sort de celle qui t’a fait ce que tu es, le vil chef d’une troupe de voleurs ? Gémis si tu veux, non de cette mort, mais du métier que tu fais, tandis que tu devrais figurer parmi la première noblesse de Venise !

— Âme basse et endurcie, répliqua Léonardo avec dignité, le vil chef d’une troupe de voleurs peut pleurer sans honte sur les erreurs et l’affreuse destinée d’une mère coupable. Il gémit aussi de l’amertume que ta cruauté a apportée à ses derniers instans. Tu ne te rends pas justice, fille barbare, en l’accusant des crimes que tu as commis. Ce n’est pas son exemple qui t’a pervertie, mais bien ton mauvais naturel. La sévérité et la bonne conduite d’une mère pouvaient bien reprimer tes passions ; mais une meilleure éducation ne t’eût jamais rendue bonne, ni vertueuse.

— Fort bien, reprit Victoria d’un air sombre ; sa conduite libertine n’était pas faite pour m’inspirer le goût de la galanterie : ce n’est pas elle qui corrompit mon cœur par ses exemples que j’avais chaque jour devant les yeux, et ils n’étaient pas propres à ouvrir les issues de mon âme aux passions. C’est pourtant de là, rien que de là, que sont venus tous mes crimes, si toutefois mes actions peuvent être appelées ainsi ; et… mais qui es-tu, toi-même, pour te permettre des reproches. N’as-tu pas tenté d’assassiner, pendant son sommeil, un homme qui ne t’avait jamais fait de mal ? n’as-tu pas versé le sang de ta sœur, et, auparavant, donné le chagrin le plus vif au cœur de ton père ? n’es-tu pas maintenant le rebut de la société, l’infâme capitaine d’une troupe de brigands, qui cherches, à la faveur des ombres, le voyageur que son malheureux destin amène sur les pas, pour le voler et l’égorger ensuite ? car sans doute il est arrivé plus d’une fois, que ces affreuses solitudes, qui ne sont des lieux, de sûreté que pour toi et tes pareils, ont reçu les corps de tes victimes…. sans doute que…

« Cesseras-tu, misérable furie ? ne me provoques pas davantage, crois-moi, ou je te ferai sentir le pouvoir que j’ai en ce lieu, qui n’a jamais abrité d’être aussi méchant que toi. » Léonardo trépignait de colère ; il était hors de lui, ce qui excita le rire de sa sœur sans pitié. Elle se retira néanmoins à l’extrémité du souterrain, pour éviter les suites de son emportement.

En ce moment, Zofloya se présenta à l’entrée de la caverne. Victoria fut la seule qui l’aperçut. Il lui fit signe du doigt, et elle courut avec joie vers lui. Le maure la reçut avec son sourire gracieux. Cependant, quelque chose d’étrange paraissait sur sa physionomie. Comme il lui imposait silence, Victoria se défendit de parler, étant habituée à se soumettre à tous les désirs de Zofloya.

Il lui offrit son bras, et la conduisit hors de la caverne, par la sortie accoutumée. Ils marchèrent sans rien dire jusqu’à ce qu’ils fussent au haut de la montagne. Alors Zofloya invita sa compagne à s’asseoir sur la pointe d’un rocher, et se plaçant à côté d’elle, il lui parla de la sorte : « Ma chère amie, ton frère t’a offensée, mais il ne tardera pas à s’en repentir. Te souviens-tu du voleur qu’il a frappé la nuit dernière ? son nom est Ginotti. Je me trouvais à côté de lui dans le moment. »

» Oui, je m’en souviens, dit Victoria. »

« Mais, as-tu remarqué que je lui fis un signe ? »

« Oui, oui, fort bien. »

« Cet homme a juré haine éternelle à ton frère. À la pointe du jour il est sorti de la caverne, il est parti au grand galop dans le dessein d’aller dénoncer son capitaine, au risque de sacrifier tous ses camarades. Il se passera du tems avant qu’il ait pu donner des informations suffisantes au gouvernement de Turin, sur cette solitude presqu’impénétrable. Mais demain matin, le duc de Savoie ne manquera pas d’envoyer un détachement considérable au Mont-Cénis. Les issues de la caverne seront entourées, et ceux qui y résident ne pourront échapper. Ton frère tombera peut-être le premier. »

« Et moi, que deviendrai-je, interrompit Victoria avec l’intérêt personnel qui la guidait, et sans faire aucune autre réflexion, ne serai-je pas en danger, Zofloya, avec ces brigands ? »

« Je ne vous ai pas abandonnée jusqu’ici, reprit sévèrement le maure ; allez, rentrez sans crainte dans le souterrain ; les troupes environneraient déjà son enceinte, que je vous garantirais de tout. »

« Mais, pourquoi y retourner, mon ami ? »

« Parce que telle est ma volonté, répondit-il hautement. Sachez compter sur moi, même à l’instant du plus grand danger. En voilà assez ; ne parlons plus de cela, ajouta-t-il d’un air radouci. Rentre, et sois tranquille, ma Victoria. »

Elle obéissait ; Zofloya, content de sa soumission, lui permit de faire encore un tour dans les montagnes avec lui, puis la conduisit à la petite porte de la caverne, où il n’entra pas, au grand déplaisir de Victoria, Il alla d’un autre côté. L’heure du coucher vint sans qu’elle pût le voir, et elle se mit au lit, indifférente sur le sort des autres, mais excessivement troublée sur le sien.

Séparateur