Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 21

Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIIp. 29-46).


CHAPITRE XXI.


L’âme tout-à-fait dégagée de remors, et le maintien assuré, Victoria se réunit à la société pour souper. Son teint était plus animé que de coutume, et tout son être se tenait en harmonie avec les espérances horribles qui étaient renfermées dans son sein.

Berenza lui témoigna le plaisir qu’il avait à la voir plus gaie, et s’approcha pour l’embrasser. Elle répondit avec un mouvement d’impatience à ses caresses ; et, en le repoussant, elle le toisa de la tête aux pieds, avec un sourire de démon. Le malheureux Comte prit ce mouvement pour un regret de la froideur qu’elle lui avait montrée les jours précédens, et un simple badinage de l’amour. Mais hélas ! qu’il était loin de penser que sa cruelle épouse ne répondait à une marque d’affection, qu’en pensant qu’elle ne subirait pas long-tems la tâche d’y paraître sensible ! en le repoussant, elle obéissait à l’impulsion de son cœur haineux, et se disait : — Oh ! bientôt il ne sera plus.

Pendant le souper, Victoria n’ôta pas les yeux de dessus Henriquez, tandis qu’elle répondait aux attentions de la belle Lilla avec son dédain accoutumé. Au milieu de tout, elle s’occupait de chaque convive qui était à table, et la vivacité de ses manières, ainsi que le brillant de son esprit, produisaient l’effet ordinaire, qui était de lui attirer l’admiration.

— Allons, ma bonne amie, dit Bérenza enchanté, et en prenant son verre, nous allons tous boire à ta meilleure santé et à tous tes souhaits. Voyons, mes amis, buvons pour ma charmante femme.

On obéit : on but au bonheur de celle qui méditait la ruine des autres.

« C’est à moi, maintenant, reprit-elle avec gaîté. Puis, prenant deux verres, elle vola au buffet où étaient les vins à la glace. Elle s’empara d’une bouteille, et remplit les verres, en infusant dans l’un une petite quantité de la poudre qu’elle tenait cachée ; personne ne la vit. La poudre, incorporée avec le vin, disparut, et Victoria, revenant à sa place avec les doux verres, s’assit et dit : « Allons, Messieurs, emplissez les vôtres. » Alors elle feignit de porter ses lèvres à celui qu’elle présenta ensuite à Bérenza, en ajoutant : « je viens de goûter à celui-ci, cher comte, prenez-le, et buvons réciproquement à l’accomplissement le plus prompt de nos désirs. »

Le toast fatal fut porté, et tout le monde répéta les paroles perfides. Bérenza, qui était de tout son cœur pour le bonheur de sa femme, but jusqu’à la dernière goutte le breuvage de la mort, et en la regardant tendrement : oui, femme adorée, s’écria-t-il, à tout ce que tu souhaites ! — L’infortuné ! quels vœux il formait contre lui ! Victoria l’examinait… elle crut le voir pâlir. Il passa la main sur ses yeux, comme si une douleur subite lui eût attaqué le cerveau : elle craignit d’avoir mis une trop forte dose dans le verre, et que cela ne lui fît manquer son coup. Cependant ses craintes s’évanouirent, la couleur revint à Bérenza, et il ne parut plus rien sentir. L’enjouement le plus vif continua jusqu’à la fin du souper, et il ne se sépara que bien avant dans la nuit.

À compter de ce jour, Victoria ne manqua pas de donner à son époux une boisson empoisonnée, et celui-ci ne se doutait nullement de la cause des douleurs passagères qu’il ressentait. Quelquefois, elle insinuait le poison dans un fruit avec la pointe d’un couteau qu’elle portait sur elle à ce dessein, et elle lui présentait ce fruit avec le même couteau. Le pauvre Bérenza, par ce moyen, s’aidait lui-même à mourir.

Après quatre ou cinq tentatives pareilles, le poison ne fit presque plus d’effet ; l’estomac s’y habituait : les atomes se trouvant mêlés avec les alimens, s’introduisaient dans le système. Au bout de dix jours, un changement, à peine remarquable pour les autres, mais très-visible pour Victoria, s’annonça dans le malheureux comte. Le sang, parut circuler avec plus de peine sur ses joues, et ses couleurs devinrent marbrées. Une sorte de tremblement nerveux s’empara de lui, et une toux sèche et fréquente fut le symptôme le plus fort qui annonça le progrès rapide du mal.

Satisfaite de ces remarques, le soir du dixième jour, (car Victoria n’avait pu en laisser passer un sans faire usage de la poudre fatale) elle donna rendez-vous à Zofloya au lieu accoutumé. En y arrivant, elle ne le vit point. Déjà l’humeur allait s’emparer d’elle, Zofloya ! Zofloya ! cria-t-elle sourdement, où êtes-vous ?

Ici, répondit une voix qui semblait celle d’un esprit que les zéphirs auraient poussée, et se retournant, elle vit la taille élevée du maure. Cependant elle ne l’avait pas entendu marcher ; aussi, honteuse de l’impatience qu’elle venait de témoigner, il lui fut impossible de soutenir les regards perçans qu’il lui lançait. « Eh bien, belle dame, me voici ; permettez-moi de vous demander si l’espoir commence à vous sourire. »

« Oh oui, j’ai de l’espoir, et beaucoup, Zofloya. Je me souviendrai éternellement du jour où, prévenu par l’intérêt aimable que vous me témoignâtes, je me suis décidée à mettre ma confiance en vous. »

« Et moi aussi, Madame, je marquerai ce jour avec orgueil, car il a fait connaître à Zofloya, esclave indigne, la femme la plus belle et la plus entreprenante de son sexe. »

» Eh bien, aimable maure, cela te donne à jamais mon amitié et ma reconnaissance. Si j’étais libre, que sais-je… que sais-je, jusqu’où irait mon amitié ?… mais j’en aime un autre irrévocablement, tu le sais… »

» Belle Victoria, ne soyez pas offensée si je vous observe qu’il ne faut pas employer notre tems en discours flatteurs, car le signor Henriquez à qui je ne reste soumis qu’à cause de vous, m’a fait demander il n’y a qu’un instant. Oui, je le répète, sans vous, Zofloya qui a supporté en dissimulant jusqu’à ce jour la honte d’une condition indigne de sa naissance, se délivrerait d’un joug odieux. »

» Mais cette humeur subite, Zofloya, vous ne l’aviez pas avant ceci. Homme généreux, vous serviez le signor Henriquez avant que de me connaître, ai-je ouï dire ? »

» Cela peut-être ; cependant, si vous étiez toute autre que vous n’êtes, femme enchanteresse, je ne demeurerais pas ici un instant de plus. »

» Je vous remercie bien de votre zèle, et des sacrifices que vous faites pour moi, dont je crains beaucoup de ne pouvoir vous récompenser assez dignement. »

» En tems et lieu, signora, je vous en fournirai les moyens. Maintenant j’ai à vous remettre la seconde poudre, que sans doute vous veniez me demander… » Le maure riant à demi, sortit la petite boîte d’or de sa poche, et en tirant un nouveau paquet, il le donna à Victoria, en disant : « cette poudre est d’un dégré plus forte que la dernière. Vous l’administrerez de la même manière que l’autre, et vous en verrez les effets progressifs ; elle vous durera également dix jours, et pendant ce tems, vous pourrez trouver que le flambeau de la vie s’éteindra petit-à-petit chez le Comte. Son mal-aise continuant en langueur, personne ne soupçonnera le danger de son état : quant à vous, il faudra dire, que sans doute, une fraîcheur qu’il aura attrapée, est cause de son rhume ; et vous le presserez avec tendresse d’y prendre garde comme à une chose toujours dangereuse quand on la néglige. Il faudra cependant lui fermer les yeux sur sa situation, et lui donner des espérances en lui ôtant la vie : vous lui direz que sa constitution est assez forte pour résister au mal. Vous éloignerez aussi les médecins de peur qu’ils ne contrecarrent ou retardent votre ouvrage. Vous le verrez périr de la sorte, comme la rose qui porte un ver dans son cœur, ou comme l’arbre frappé de la foudre, qui ne peut jamais recouvrer sa verdure. »

Le maure se tut. Victoria paraissait vivement agitée, et restait dans le silence, occupée d’une pensée soudaine qui lui venait à l’esprit.

Enfin, le regardant avec trouble, elle dit : « Zofloya, Venise n’est pas un endroit convenable pour achever notre ouvrage. Ce serait la plus grande imprudence de le tenter : une pareille entreprise, si elle est couronnée du succès, pourrait nous perdre. Ignorez-vous Zofloya, qu’il n’y a rien de caché pour le conseil des Dix ? »

» Mais vous ne commettez pas de crime contre l’état, signora ; ni vous actes hérétique ? »

» C’est vrai : mais les accusations de ces crimes ne servent souvent que de prétextes pour punir d’autres offenses. La haine, le soupçon ou la méchanceté sont synonymes dans la bouche du Lion ; les familiers de la Sainte-Inquisition sont des doguins qui mettent sans cesse leur nez partout ; et quoiqu’on soit appelé au tribunal terrible sous de fausses apparences, et accusé d’une chose à laquelle vous n’avez point eu de part, la torture vient bientôt vous forcer à découvrir ce dont vous êtes réellement coupable. Non, Zofloya, l’exécution ne peut me satisfaire, si une condamnation terrible est la suite d’un triomphe momentané. »

» Eh bien, Madame, quoique je pense que vos craintes aggravent le danger, il faut user d’un moyen qui puisse vous rendre tranquille. Persuadez au Comte de quitter Venise. »

» Mais où aller, toute l’Italie est également dangereuse. »

Zofloya fit un geste d’impatience, et Victoria s’en appercevant, dit : « j’ai entendu Bérenza parler de Torre-Atto ; c’est un château qui lui appartient ; il est situé au milieu des Appenins. »

» Cette retraite pourrait vous convenir ; le soupçon n’irait pas vous chercher là. »

» Mais comme j’ai déjà refusé d’aller voir ce château, si Bérenza allait faire de même ? »

» Alors, vous trouverez mille raisons à lui opposer ; un nouveau désir de solitude, l’envie de voir enfin un lieu dont vous n’avez nulle idée, ou le besoin pour lui de changer d’air, afin de rétablir sa santé. »

» Je voudrais bien que cela pût réussir. Ô Zofloya ! ayez pitié d’une malheureuse que la passion égare, et qui, d’elle-même, est incapable d’efforts pour acquérir le bonheur. Conduite par vos avis, je suis bien sûre du succès. »

Le maure sourit. « Votre destinée, votre fortune, belle Victoria, dépendent de vous seule ; je ne suis que l’humble artisan, l’esclave de vos volontés : vous me donnerez des moyens, en coopérant avec moi, dans l’accomplissement de vos souhaits ; mais si vous me fuyez, si vous dédaignez mes conseils et méprisez mon amitié, je suis sans pouvoir, et je me retire honteusement dans mon incapacité. Adieu, signora, j’en ai dit assez, et pour le présent, vous n’avez nul besoin de moi. » Zofloya, se retournant brusquement, s’éloigna de Victoria, qui se rendit chez elle aussitôt.

À souper, comme le vin et la conversation avaient animé le comte Berenza, sa femme saisit cet instant de gaîté pour parler de Torre-Atto, et de l’envie de voir ses magnifiques solitudes. Elle dit, en regardant tendrement son époux, que ce changement d’air, et l’élévation du lieu, ne pourraient que produire un grand bien sur sa santé.

Quel que fût le sentiment du comte, à cet égard, il lui suffisait que sa chère Victoria témoignât un désir, pour qu’il s’empressât d’y répondre : elle lui dit qu’elle abandonnerait volontiers les plaisirs de la ville, pour lui prouver son attachement, et le goût réel qu’elle avait pour la retraite. Charmé de voir autant de sagesse et de bonté dans sa femme, Bérenza se persuada que le soir de ses jours, passé avec une aussi aimable compagne, ressemblerait aux rayons brillans de l’ouest, qui s’éteignent tout doucement dans l’ombre de la nuit : cependant, craignant que cette fantaisie ne durât pas, il lui vanta la beauté et la situation de son château ; puis voulant lui prouver combien il désirait qu’elle s’y plût, il invita Henriquez, sa belle amie, et la vieille parente à être du voyage.

Henriquez, qui aimait excessivement son frère, accepta sur le champ son invitation : il dit en riant, qu’il se chargeait de déterminer les dames présentes, (Lilla et la cousine) à les accompagner ; puis les regardant, il parut demander leur acquiescement.

Victoria voyant que son malheureux époux donnait si volontiers dans son plan, se défendit d’en parler davantage ; mais par une autre fausseté, elle fit des caresses à la vieille parente, pour l’empêcher de refuser, et lui dit que ce petit voyage lui ferait tous les biens du monde, et ne manquerait pas de la rajeunir. La pauvre signora ne pensait pas ainsi ; mais flattée que la maîtresse de la maison s’adressât à elle, en lui montrant une déférence peu ordinaire, il lui sembla impossible de résister : outre ce, comme l’amour-propre est de tous les âges, elle se dit qu’il ne fallait pas négliger un moyen qui lui rendrait peut-être encore quelqu’air de jeunesse.

Tous ces préliminaires ainsi arrangés, on convint, avant de se lever de table, que le lendemain on s’occuperait des préparatifs du départ, et que le matin du jour suivant, on quitterait Venise la superbe, pour le château solitaire des Appenins.

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