ZOBEÏDEH
SCENE DE LA VIE TURQUE




C’est à la société musulmane que s’adresse principalement ce récit : l’Europe chrétienne pourra y recueillir sans doute sur la vie de l’Orient plus d’une indication de nature à l’intéresser ; mais la leçon morale qu’on peut dégager de cette histoire, dont le fond n’est que trop vrai, comment l’appliquerait-on en dehors du milieu étrange où la femme musulmane est condamnée à vivre ? Si j’avais à résumer d’avance les impressions que m’a laissées ce drame, dont j’ai connu les principaux acteurs, je dirais aux chefs de famille musulmans : — Prenez garde, il y a malheureusement dans tous les pays des caractères portés au crime comme celui de la Circassienne Zobeïdeh ; mais ces caractères se développent plus ou moins librement, suivant les conditions spéciales où ils se trouvent placés. Parmi ces jeunes filles nées dans les montagnes du Caucase, que leurs parens n’élèvent que pour s’enrichir en les livrant à quelque musulman prodigue, combien en est-il qui sauront se dépouiller, une fois parvenues au rang d’épouses et de mères de famille, des passions de l’esclave et de la concubine ! Vous êtes-vous jamais demandé quelles haines, quelles rivalités farouches se cachaient derrière ces physionomies qui, pour vous accueillir, se couvrent si vite de masques gracieux et sourians ? Savez-vous surtout ce qu’ont à souffrir loin de vos regards les enfans de tant de mères que séparent d’implacables jalousies ? Me direz-vous si la mortalité qui règne parmi ces jeunes victimes n’a pas souvent pour explication naturelle les terribles mystères de la vie du harem ? — Ainsi parlerais-je aux chefs de famille ; mais que répondraient-ils ? Je me souviens malheureusement d’avoir tenu ce langage à plus d’un bey de l’Arabistan sans avoir jamais provoqué chez ces dignes personnages d’autres réflexions que celle-ci : C’est possible ; mais, si cela était, qu’y faire ? — Sans prétendre répondre à cette dernière question, je vais du moins essayer de leur prouver que cela est.

J’étais arrivée dans une ville de la Syrie que je crois inutile de nommer. J’avais reçu la plus splendide hospitalité dans le harem du pacha qui commandait la province. Au bout de quelques jours, l’épouse favorite du gouverneur me fit part d’une invitation qu’elle avait reçue pour moi de la femme d’un autre pacha établi dans une belle maison de campagne à quelques lieues de la ville. On l’engageait à venir avec ses hôtes étrangers y passer quelques jours, et je compris qu’un refus serait considéré comme une offense. J’acceptai donc, et dès le lendemain nous nous trouvâmes installées dans un palais vraiment féerique, au milieu de toutes les splendeurs qui donnent au luxe oriental un caractère si étrange et si charmant. Parmi les femmes qui peuplaient cette délicieuse demeure, il en était une qu’un assez long séjour en Europe avait familiarisée avec nos mœurs. Elle avait appris le français, l’italien, l’anglais ; elle avait en outre acquis et conservé la précieuse habitude de la lecture, qui la préservait de cette torpeur si funeste aux facultés intellectuelles de ses compatriotes. Je me liai avec cette femme, qu’on me permettra de surnommer l’Européenne, plus aisément qu’avec les autres maîtresses de la maison. Sachant moi-même le turc, pouvant contrôler les informations de ma nouvelle amie par mes propres observations, je n’eus pas de peine à recueillir sur le régime du harem et sur le caractère des femmes qui l’habitaient quelques notions que le hasard devait bientôt compléter.

Ce harem, d’aspect si magnifique, était en réalité un triste séjour. Il était soumis à un régime d’une rigueur tout exceptionnelle. Aucun des adoucissemens introduits par le temps et la fréquentation des étrangers dans les harems des seigneurs de la capitale n’y avait pénétré. On n’admettait que rarement et en petit nombre les dames du voisinage. Quant aux maîtresses de la maison, elles n’étaient autorisées ni à parcourir les bazars, ni à se rendre aux bains publics, ni à faire aucune de ces excursions à la campagne qui sont la principale distraction des femmes turques en général.

Voilà pour la vie du harem : que dire maintenant des habitantes ? Celle dont j’ai parlé était une parente du pacha, mais deux personnes plus influentes qu’elle y figuraient, et je dois nommer d’abord la première femme de mon hôte, Zobeïdeh. C’était une Circassienne pur sang, aux traits fins et délicats, aux formes grêles, mais pures et gracieuses. Il régnait sur cette pâle physionomie une expression de tristesse sombre et presque désespérée qui, à première vue, attira toute mon attention. Zobeïdeh n’était plus jeune, mais l’âge ne se trahissait guère en elle, et un feu intérieur lui conservait une énergie toute juvénile. Le caractère capricieux et fantasque de cette femme ne démentait pas l’expression de sa physionomie. Tantôt on l’entendait murmurer de ferventes prières, tantôt on assistait à des scènes bruyantes, à des accès de désespoir causés soit par le soupçon de quelque infidélité présente ou future du mari, soit par le souvenir d’une infidélité passée. Ce mari, ce maître souverain dont je n’ai rien dit encore, n’était guère fait cependant pour inspirer l’amour. Il avait cinquante ans environ, et à le voir grisonnant et chauve, le dos voûté, le visage sillonné de rides, on lui en eût bien donné soixante-dix. Quel qu’il fût pourtant, Zobeïdeh voyait toujours en lui l’époux des premières années, et je ne pouvais l’entendre parler sans surprise des avantages extérieurs, de l’incomparable beauté d’Osman-Pacha.

Tous les enfans qui peuplaient le harem étaient nés de Zobeïdeh, à l’exception de deux petites filles. La mère de l’une, magnifique Géorgienne, était morte en lui donnant la vie quelques années auparavant. L’autre, née de la seconde femme du pacha, était l’objet de la tendresse passionnée de Zobeïdeh, qui se montrait au contraire singulièrement avare de caresses et de flatteries pour ses propres enfans. La femme dont Zobeïdeh traitait si tendrement la fille était plus jeune, mais beaucoup moins belle que la pâle et ardente Circassienne. Vieillie par la souffrance, elle n’avait gardé de son ancienne beauté qu’une expression de douceur ineffable. Elle avait eu plusieurs enfans et les avait tous perdus, à l’exception de celui qu’elle semblait abandonner à peu près entièrement aux soins affectueux de Zobeïdeh. Était-ce volontairement qu’elle confiait sa fille aux caresses expansives de cette seconde mère ? On aurait pu en douter, car, chaque fois que Zobeïdeh prenait l’enfant dans ses bras, les traits de la véritable mère se contractaient passagèrement, et on pouvait y lire un effroi comparable à celui d’une femme qui verrait son enfant enlevé dans la gueule d’un tigre. Cet effroi n’était que fugitif cependant, et faisait place à la résignation douloureuse qu’exprimaient d’ordinaire les traits de la compagne de Zobeïdeh.

Un soir que nous étions toutes assises sur des coussins, autour d’un mangar (sorte de petit fourneau), fumant, buvant du café et causant, la conversation vint à tomber sur la fille d’un bey des environs, dont on vantait fort la rare beauté. Zobeïdeh poussa aussitôt un profond soupir. — Le cœur me dit, s’écria-t-elle, qu’elle ne tardera pas à entrer ici, et mon supplice va recommencer. — Ces paroles furent accompagnées d’une explosion de larmes et de sanglots, qui finit par dégénérer en une véritable attaque de nerfs, suivie d’un évanouissement. On s’empressa autour de Zobeïdeh, qui revint bientôt à elle, et celle que j’ai nommée l’Européenne lui adressa aussitôt quelques observations amicales : — Voyons, ne deviendras-tu jamais raisonnable ? Porteras-tu jusqu’au tombeau les passions du jeune âge ? Vois Maléka (c’était le nom de la seconde femme d’Osman) ; n’a-t-elle pas les mêmes raisons que toi d’être jalouse ? Et pourtant elle se résigne. Puisque ton mari t’a donné tant de preuves d’inconstance, puisqu’il ne t’aime pas, comment trouves-tu si difficile de ne pas l’aimer ? Si ta position dans le harem est devenue trop pénible, demande le divorce. Tu trouveras aisément un époux plus digne d’amour que ton pacha. — Et l’Européenne, se tournant vers moi, me priait d’exprimer mon opinion sur la conduite qui convenait seule à Zobeïdeh, lorsque celle-ci, sans me laisser le temps de répondre, prit la parole. — Eh bien ! oui, je vous accepte pour juge, madame, mais d’abord écoutez-moi. Je suis entrée dans ce harem à quatorze ans, j’arrivais des montagnes de la Circassie. Voilà vingt-cinq ans que dure ma captivité. Je n’ai aperçu d’autre homme que mon mari, et sans doute mes parens sont morts. Le premier jour que j’ai vu le pacha, je l’ai aimé passionnément, follement. Aime-t-on autrement ? L’amour que j’éprouve, je ne puis le comparer à aucun autre, ni par conséquent le juger. J’ai passé ma vie à souhaiter d’être aimée de lui comme je l’aime. Hélas ! je n’ai eu que de courts momens d’illusion, après lesquels je retombais dans l’enfer… On me dit qu’il n’est plus ni jeune ni beau : je n’en sais rien ; je n’ai pas vu d’autre homme que lui… On me parle de ma dignité : est-ce donc quelque chose qui inspire l’amour, qui donne le bonheur ? On me conseille de sortir d’ici : où irais-je, et comment changer mon existence sans me changer moi-même, sans détruire tous mes souvenirs, toutes mes affections, toutes mes espérances ? Non, ma place n’est qu’ici ; ma vie s’est passée à souffrir dans ce harem : — - dites-moi, madame, si elle peut changer…

— Non, répondis-je. Votre amie a raison en théorie, mais la situation qui vous est faite ne peut être jugée à ce point de vue. C’est ici que votre destinée doit s’accomplir. Tout ce que je puis vous conseiller, c’est de travailler à vous vaincre dans la mesure de vos forces.

— Oui, répondit Zobeïdeh, j’y travaille en effet, et je réussis depuis quelque temps à dissimuler au moins une partie de ce que j’éprouve. — C’était là ce qu’elle appelait travailler à se vaincre !

Le surlendemain, me trouvant seule avec l’Européenne, la conversation tomba de nouveau sur le débat de l’avant-veille, et je dis que la vie de cette pauvre épouse délaissée devait avoir été remplie d’accidens bien douloureux… — Bien tragiques même, reprit la parente du pacha. N’avez-vous pas remarqué combien son humeur est parfois bizarre, combien sa raison est obscurcie ? N’êtes-vous pas étonnée, malgré la réputation bien méritée d’inconstance dont jouit le pacha, de ne voir présentement dans son harem que ses deux premières femmes ? Et savez-vous combien il en a eu ? — Je fis un signe négatif. — Huit, continua-t-elle, et à peu près autant d’enfans, outre ceux que vous voyez ; Eh bien ! tout cela a disparu. Est-ce le choléra, est-ce la peste qui ont exercé de tels ravages dans cette famille ? Mon Dieu, non ! c’est la jalousie.

Une telle ouverture appelait une confidence plus complète. J’étais étrangère, je ne devais passer que peu de jours dans le harem d’Osman-Pacha, et disparaître pour ne plus revenir ; l’histoire de la Circassienne me fut donc racontée dans tous ses détails, et le désir de rendre un service aux chefs de famille musulmans me décide, je l’ai dit, à la résumer ici. Il ne s’agit pas d’un roman, mais d’un tableau fidèle de la vie de harem étudiée dans certaines conséquences, dans ses effets sur certains caractères, dans quelques détails aussi qui peuvent paraître monotones ou odieux, mais qu’il est peut-être utile de mettre en pleine lumière.


I. — L’EDUCATION ET LE MARIAGE D’UNE CIRCASSIENNE.

Zobeïdeh était née en Circassie, de parens qui, ne sachant trop à quelle religion ils appartenaient, trouvèrent bon de se conformer aux mœurs de la nation relativement puissante à laquelle ils devaient protection et richesse. Zobeïdeh promettait de bonne heure de posséder le genre de beauté que recherchent les marchands d’esclaves. Sa mère se dit qu’il ne fallait rien négliger pour développer ces dons de la nature. Elle enseigna à sa fille la danse et la musique, ou du moins ce qui s’appelle danse et musique en Orient. Elle eut grand soin de préserver son teint des atteintes de l’air et du soleil. Elle n’épargna pas les cosmétiques destinés à entretenir l’abondance de la chevelure et la finesse de la peau. Elle ne négligea rien enfin de ce qui constitue le devoir d’une mère tendre et prudente en Circassie.

Quant à l’éducation morale de la petite, qu’on ne croie pas qu’elle fut négligée. — Il faut plaire aux hommes, disent les mères circassiennes ; une femme est heureuse en raison du degré d’amour qu’elle sait inspirer : toute femme qui ne sait pas plaire est une sotte, elle est malheureuse et elle mérite de l’être.’ On ne plaît pas seulement parce que l’on a un joli visage, mieux vaut même manquer de beauté que d’adresse : avec de l’adresse, on peut dissimuler sa laideur ; mais la beauté ne couvre pas la sottise, ou, si elle la couvre ce n’est que pour un temps. Une femme ne doit jamais renoncer aux avantages qu’elle a une fois obtenus ; elle doit lutter sans cesse pour demeurer en possession de sa beauté d’abord, puis de son influence : si elle se résigne aujourd’hui à perdre le bout du doigt, on lui coupera le bras demain. — Ce sont là de très sages principes, comme on voit, et en effet la mère de Zobeïdeh était citée parmi ses parentes et ses amies comme un modèle de sagesse et de tendresse maternelle. — Quelle peine elle se donne, disait une voisine à une autre voisine, pour empêcher que la plante des pieds de sa fille ne durcisse ! — Savez-vous, disait une autre, ce qui la rend si triste ? Sa fille est enrouée depuis près de trois semaines, et elle craint que sa voix ne recouvre plus toute sa fraîcheur. Ce serait un bien grand malheur pour toute la famille ! — Espérons qu’il n’en sera rien, répondait-on ; cette excellente femme mérite assurément une récompense pour tout le mal qu’elle se donne. Ah ! il serait bien à désirer que toutes les mères lui ressemblassent !

Le fait est que Zobeïdeh était traitée comme une reine par ses parens. Sa mère la servait, et faisait ce qu’on appelle vulgairement les gros ouvrages de la maison : le spectacle de Zobeïdeh faisant la lessive, trayant les chèvres, allumant le feu, balayant le plancher, lui eût causé des attaques de nerfs. Zobeïdeh s’ennuya d’abord de cette vie monotone et sédentaire, et plus d’une fois elle envia sa sœur aînée, qui, infiniment moins belle, courait les champs et les montagnes, allait s’amuser aux fêtes des villages, suivait les troupeaux dans les prairies, et se promenait librement avec les jeunes filles et les jeunes garçons de son âge. Se promener de même avec un jeune et beau cousin, son aîné de quatre ans, ce fut, à une certaine époque, le but des vœux les plus ardens de Zobeïdeh ; mais jamais fille élevée dans un couvent, enfermée dans un cloître, surveillée par une ou plusieurs duègnes espagnoles, ne fut aussi bien gardée contre les amoureux et les amourettes que ne le fut Zobeïdeh dans sa hutte circassienne, ouverte à tous les vents et à tous les passans. Le penchant réciproque de Zobeïdeh et du cousin n’échappa point à cette mère vigilante, qui résolut de couper, comme on dit, le mal dans sa racine. Elle fit paraître le cousin et Zobeïdeh en sa présence. Ces pauvres jeunes gens accoururent en tremblant moitié de crainte et moitié d’espérance. Le cousin surtout interprétait favorablement cet appel ; son illusion fut courte. — Mes enfans, dit la bonne mère d’une voix très douce, j’ai cru m’apercevoir que vous éprouvez du plaisir à vous trouver ensemble. Me suis-je trompée, et si j’ai deviné juste, d’où vient ce plaisir ? Vous aimeriez-vous par hasard ?

Ainsi interpellés, les deux enfans murmurèrent un mot d’affirmation à peine intelligible, mais que la mère comprit à merveille. — Et que comptez-vous faire ? reprit-elle. Comptez-vous vous marier ?

Un second oui erra sur les lèvres des enfans.

— Es-tu riche ? demanda aussitôt la mère en s’adressant au jeune homme.

— Riche ! s’écria celui-ci avec étonnement ; vous savez bien que je ne possède rien !…

— Et c’est un mendiant qui prétend épouser la plus belle fille de Circassie s’écria la mère. Et toi, Zobeïdeh, tu irais vivre comme la dernière des servantes auprès de ce jeune homme ! Sais-tu ce que c’est que la misère ? sais-tu ce que c’est que le travail ? Regarde tes mains et regarde les miennes ! Sais-tu pourquoi les tiennes sont blanches et douces au toucher, pourquoi les miennes sont rouges et calleuses ? Parce que j’ai été jusqu’ici vouée au travail, parce que je t’ai épargné toute peine et toute fatigue. Et pourquoi ai-je fait cela ? Pourquoi, si ce n’est pour conserver ta beauté, qui est destinée à assurer ta fortune et la mienne ? Vienne le marchand d’esclaves qui passe chaque année par ici, et je suis riche, et tu es sur la voie de devenir une grande dame, une princesse, qui sait ? la mère d’un sultan ! Et tu voudrais échanger tout cela pour une vie de travail et de privations qui te rendrait vieille et laide en moins de deux années ! Remerciez tous deux le ciel que j’aie découvert à temps vos folles pensées, et que je m’oppose à votre commun malheur, car ma fille ne serait pas plus tôt ta femme, mon cher neveu, qu’elle te haïrait pour le sacrifice qu’elle t’aurait fait, et que tu aurais accepté. Ma belle Zobeïdeh irait chercher du bois dans la forêt, laver ton linge à la rivière ; elle pétrirait ton pain, elle soignerait tes vaches, elle négligerait sa personne, et c’est pour un tel résultat que j’aurais travaillé et souffert depuis le jour de sa naissance !

Cette allocution maternelle fit une grande impression sur Zobeïdeh, qui s’éloigna du cousin pour se rapprocher de sa mère. Lui prenant timidement la main, elle la pria de lui pardonner et d’oublier son erreur. Le jeune homme hésita un peu ; mais la raison lui disait qu’en effet Zobeïdeh n’était pas faite pour lui. Bref, tous deux promirent de s’amender, et ils tinrent parole. Zobeïdeh partageait entièrement les idées et les désirs de sa mère, et ces idées étaient trop généralement répandues dans le pays pour que le jeune homme songeât sérieusement à les combattre. La crainte de perdre de sa valeur fut plus puissante dans le cœur de Zobeïdeh que ne l’eût été la pudeur, et elle évita désormais de rencontrer son cousin, et surtout de se trouver seule avec lui.

Cependant la mère, qui se défiait de la prudente réserve de sa fille, résolut de hâter le placement de ce capital fragile. Le marchand d’esclaves, qui faisait sa tournée annuelle dans le Caucase, arriva quelques mois plus tard au village qu’habitait Zobeïdeh. Une dame de Constantinople l’avait chargé de lui amener une jeune et belle fille dont elle voulait faire présent à son fils, arrivé à l’âge de la puberté. Qu’on ne s’étonne pas du choix de ce présent destiné par une mère à son fils, et qu’on n’oublie pas que nous sommes en Turquie. Le marchand agréa Zobeïdeh et la paya fort cher, car il était certain de la vendre plus cher encore. Les soins qu’il eut d’elle pendant le voyage, les précautions qu’il prit pour la garantir du froid et du soleil, la surveillance qu’il exerça sur elle pour l’empêcher de communiquer avec des étrangers, n’auraient pu être égalés par la sollicitude du père le plus tendre. Il tremblait qu’elle ne tombât malade ; il l’eût volontiers portée sur ses épaules, s’il eût pensé diminuer ainsi pour elle la fatigue du voyage : c’était son trésor qu’il gardait ainsi, et ce fut un beau jour pour le marchand que celui où en échange d’une belle somme payée, comptant, il la déposa entre les mains de la noble dame de Constantinople.

Cette dame était la mère d’un jeune homme nommé Osman-Bey. Zobeïdeh lui était destinée, mais son éducation ne suffisait pas à la rendre digne de lui. Ce fut du moins ainsi qu’en jugea Ansha-Khanum (c’était le nom de la mère d’Osman), et ce fut la première blessure portée à l’orgueil de Zobeïdeh. Sous sa hutte circassienne, on lui avait si souvent répété que le padishah s’estimerait heureux de la posséder ! Quoi qu’il en soit, pendant une année entière, Zobeïdeh fut traitée par sa maîtresse et par toute la maison comme une enfant mal élevée à laquelle il faut tout apprendre, et ce temps s’écoula pour elle à réprimer des accès de rage orgueilleuse qui lui paraissaient parfaitement justes et légitimes. Au bout de ce temps et après une dernière semaine passée soit dans le bain, soit à essayer des vêtemens nouveaux à s’épiler, à se pommader et à se farder Zobeïdeh fut invitée à paraître chez Ansha-Khanum, auprès de laquelle se trouvait en ce moment le jeune bey.

Zobeïdeh entra dans l’appartement enveloppée d’un grand voile que sa maîtresse souleva en disant à son fils : — Voici l’esclave que j’ai élevée pour vous, et dont je vous fais présent. J’espère que vous en serez content.

Osman regarda à peine Zobeïdeh, mais il se confondit en remerciemens, et se déclara d’avance assuré qu’une personne choisie et instruite par sa mère ne pouvait que lui plaire.

Osman était beau, et il avait cette expression de hauteur et d’indifférence faite plus que tout autre pour allumer dans un cœur rempli de vanité et d’orgueil un furieux besoin de plaire. — Comment donc, faut-il être pour le toucher, pour fondre cette glace insolente ? se demandait Zobeïdeh, et cette question qu’elle s’adressait nuit et jour lui causait une impatience qui ressemblait parfois au désespoir. Elle ne parvenait pas toujours à cacher ses agitations à celui qui en était l’objet, et, lorsqu’elle lui avait avoué les pensées qui la torturaient, Osman lui répondait avec son froid sourire : — Eh ! qui te dit que tu ne me plais pas ? Il faudrait que j’eusse bien mauvais goût !

— Mais, répliquait-elle parfois, exaspérée par son calme, si tu me perdais, si je venais tout à coup à mourir, tu ne verserais pas une larme !

— Qu’en savons-nous ? Je te regretterais infiniment ; mais ces regrets seraient-ils éternels ? C’est ce que je ne puis dire. Je ne suis pas sorcier, ma belle enfant.

— Et Zobeïdeh se mordait les lèvres jusqu’au sang, et elle aurait donné tout au monde pour pouvoir détester Osman, qu’elle aimait tous les jours davantage.

Malgré tant de froideur, Osman annonça un beau matin à Zobeïdeh qu’il allait l’épouser à la condition qu’elle embrasserait formellement la religion musulmane. Une femme peut être admise parmi les fidèles musulmanes sans subir de trop difficiles épreuves, quoique tel ne soit pas toujours le cas : on se contenta cette fois d’une déclaration de la néophyte, et un même jour la vit coreligionnaire et épouse légitime de son bey. La Circassienne était bien heureuse, mais elle ne le fut pas longtemps. Un mois ne s’était pas encore écoulé qu’Osman entra un jour dans le harem tenant par la main une esclave voilée qu’il présenta à Zobeïdeh en lui disant : — Voici une compagne que je t’amène ; elle est du même pays que toi, et j’espère que vous vivrez en bonne harmonie.

La nouvelle venue, plus jeune d’une année que Zobeïdeh, n’avait pas sa beauté régulière, mais son teint était d’une fraîcheur ravissante, et toute sa personne portait une empreinte de douceur et de grâce qui la rendait fort attrayante. Bouleversée et abasourdie par la vue de la jeune fille et par les paroles de son mari, Zobeïdeh ne savait pas encore avec certitude si l’esclave était sa servante ou sa rivale ; mais le premier pas qu’elle fit dans le vestibule du harem rendit le doute impossible. Caisses sur caisses, coffres sur coffres, paniers sur paniers étaient entassés dans un coin de la grande salle, et contenaient les objets de toilette et d’ameublement destinés à la nouvelle favorite ; car pareil trousseau ne pouvait convenir qu’à une maîtresse.

— Me voilà donc mise au rebut ! se dit Zobeïdeh en se tordant les mains. Mariée depuis quelques jours, jeune, éblouissante de beauté éprise comme jamais femme ne l’a été avant moi, me voilà jetée de côté comme un vêtement en lambeaux ! Là où je commandais, il me faudra obéir ; mes servantes se moqueront de moi, et je serai contrainte, d’assister en silence aux témoignages de tendresse que mon mari et sa maîtresse se prodigueront sans songer à moi !

Heureusement les prévisions de Zobeïdeh ne se réalisèrent point. Maléka, la nouvelle venue, n’essaya pas d’enlever le pouvoir à sa devancière, et rien ni dans ses manières, ni dans son langage, ne trahit ni le mépris, ni le triomphe. Osman semblait l’aimer, cela est vrai ; mais qui aurait pu ne pas l’aimer, si douce et si humble, toujours occupée du bonheur d’autrui, s’oubliant sans cesse pour ne songer qu’à ceux qui l’entouraient ? Zobeïdeh elle-même se sentit vaincue par l’irrésistible attrait de sa compagne, et, ne pouvant la détester, elle finit par l’aimer, car l’indifférence était chose inconnue à son âme passionnée.

L’élévation de Maléka au rang de seconde épouse du bey n’apporta aucun changement dans le harem. Zobeïdeh ne craignait plus pour son autorité depuis qu’elle avait appris à connaître sa compagne, et elle savait par sa propre expérience que le titre d’épouse donné à Maléka n’ajouterait rien à l’amour d’Osman. Il fallait d’autres causes pour jeter le trouble là où la paix semblait rétablie. Ces causes se produisirent bientôt.


II. — LA PREMIERE RIVALE.

Zobeïdeh venait d’avoir un fils, et Maléka ne tarda pas à donner une sœur au fils de Zobeïdeh. Maléka adorait sa petite fille et se sentait parfaitement heureuse en la serrant dans ses bras. Le sentiment qu’éprouvait Zobeïdeh pour son fils était moins vif ; fière d’avoir donné le jour à un garçon, elle contemplait le jeune enfant avec admiration plutôt qu’avec amour. Ce qui paraîtra singulier, c’est que la fille de Maléka semblait lui être plus chère que son petit Osman : cette âme altière avait besoin de s’attacher à une nature faible ; mais le bey, de son côté, accordant à sa fille une visible préférence, la jalousie maternelle vint troubler le cœur de Zobeïdeh. Cette jalousie était pourtant combattue par le charme même qui entourait la fille de Maléka aussi bien que sa mère. La petite d’ailleurs semblait rechercher la société de Zobeïdeh. La force attire les enfans, et la fille de Maléka, subissant ce bizarre prestige, prodiguait à Zobeïdeh des caresses timides et passionnées qu’elle réservait pour elle seule. La douce Maléka ne s’affligeait pas trop de cette préférence, et n’y voyait rien de dangereux.

Les choses en étaient là lorsqu’une des esclaves qui servaient depuis plusieurs années dans le harem, sans que personne prît garde à elle, fut tout à coup appelée dans la chambre du bey, et en sortit, emportant, avec des présens magnifiques, le titre de favorite. Ce fut un coup de foudre pour Zobeïdeh, qui croyait n’avoir plus à redouter de rivale, et qui comprit alors qu’il ne pouvait y avoir pour elle de sécurité nulle part ni avec personne. Maléka au contraire prit son mal en patience. — Osman-Bey est notre maître à toutes ; femmes ou esclaves, nous lui appartenons toutes au même titre, puisqu’il nous a achetées, et il peut faire ce qu’il lui plaît de chacune de nous sans que nous ayons le droit de nous plaindre ou de nous jalouser les unes les autres. D’ailleurs, si quelques-unes de nous pouvaient connaître l’envie, ce ne seraient certes pas celles qu’il a élevées au plus haut rang dont il puisse disposer ; mais ce poste, nous ne l’avons pas conquis : il nous a été accordé, et le bey peut l’accorder à toutes nos compagnes.

— Nos compagnes ! disait la fière Zobeïdeh en haussant les épaules ; tu es ma seule compagne, et tu n’as d’autre compagne que moi. Les autres femmes sont nos servantes…

— Aussi longtemps qu’il plaira à Osman-Bey de nous donner des droits sur elles ; mais du moment qu’il trouvera bon d’en faire nos compagnes, nous ne pourrons nous y opposer.

— Eh bien ! je m’y opposerai, moi ! et tu verras avec quel succès.

Zobeïdeh se vantait en parlant ainsi, car elle ignorait complètement par quels moyens elle pourrait empêcher l’avènement de nouvelles favorites ; mais elle se disait qu’elle en viendrait à bout. Elle ne songea pourtant pas à recommencer ouvertement la lutte qui lui avait assez mal réussi lors de l’arrivée de Maléka, et dont elle était sortie abattue, humiliée et amoindrie. Elle prit le parti de dissimuler et de se tenir prête à saisir la première occasion favorable pour fouler aux pieds sa rivale. En attendant, elle éprouvait comme une double jalousie : jalousie pour son propre compte et pour le compte de Maléka, qui ne ressentait pas suffisamment, selon elle, l’injure qui lui était faite. Zobeïdeh avait, pour ainsi dire, adopté Maléka, et il lui semblait qu’elle était offensée dans la compagne qu’elle ne s’était pas donnée, mais qu’elle avait acceptée.

Sa nouvelle rivale n’était pourtant pas digne d’exciter son courroux. C’était une pauvre fille, douée de quelque fraîcheur et d’un embonpoint franchement oriental qu’elle devait à son extrême paresse, à son apathie presque complète et à une gourmandise sans pareille. Quand elle se vit distinguée par le maître, elle ne considéra son élévation que sous un seul aspect, la liberté qu’elle aurait de ne rien faire. Du reste, la pensée de s’établir à demeure dans cette dignité ne se présenta seulement pas à son esprit. Elle ne se dit pas non plus que sa gloire ne serait qu’éphémère. L’avenir n’existait pas pour elle, ou du moins elle ne s’en préoccupait pas, non par résignation, ni par oubli, mais parce qu’elle était incapable de concevoir deux idées ayant quelque suite. Si Zobeïdeh n’eût été qu’ambitieuse, elle eût entouré d’attentions cette rivale insignifiante et inoffensive, qui fût devenue (qu’on me passe l’expression) comme un paratonnerre pour le harem ; mais Zobeïdeh était passionnée, et toute rivalité lui était insupportable. Pour elle, Ada (c’était le nom de la favorite du jour) n’était pas une pauvre fille appelée presque malgré elle à une dignité qu’elle n’avait pas recherchée et qu’elle acceptait sans empressement, tant il était évident qu’elle ne la garderait pas de longs jours ; c’était une rivale et rien de plus ni de moins, une rivale, et par conséquent une ennemie dont il fallait à tout prix non-seulement triompher, mais tirer vengeance.

C’est dans ce sens qu’elle parla à Maléka, espérant faire de sa compagne une alliée et une complice.

— L’offense nous est commune, lui dit-elle un soir, unissons nos ressentimens pour parvenir plus sûrement à les satisfaire.

— Eh ! quelle satisfaction pouvons nous espérer, chère Zobeïdeh ? répondit Maléka. Ada plaît à Osman-Bey ; elle jouit maintenant de sa faveur sans en paraître enivrée. Osman peut la laisser un jour retomber dans la triste et obscure condition d’où il vient de la tirer. Est-ce là ce que tu appelles notre vengeance ? Après celle-ci, le bey en prendra d’autres, et peut-être perdrons-nous au change ?

— Que peut-il nous arriver de pire que d’avoir des rivales ? répliqua Zobeïdeh avec emportement. Nous en avons une aujourd’hui, commençons par nous en défaire ; plus tard, si une autre, lui succède, nous emploierons les mêmes moyens, ou nous en trouverons d’autres.

L’entretien ainsi commencé se poursuivit avec vivacité. Quelques questions de Maléka alarmée amenèrent Zobeïdeh à s’expliquer sans réticence. Il ne manque pas en Orient de femmes sachant composer des drogues funestes, des poisons en un mot. C’est à une de ces femmes-là qu’il fallait s’adresser. Tel était le plan de Zobeïdeh ; mais à peine avait-elle parlé de mort et de poison, qu’elle avait été interrompue par les supplications de la douce et timide Maléka. Ces prières, ces représentations, faites tour à tour au nom de la morale, de la prudence, de la pitié, eussent ébranlé une femme moins passionnée que Zobeïdeh. — C’est bien, se contenta-t-elle de répondre froidement, je vois que tu n’es pas de force à me seconder, supporte les outrages dont on t’accable sans en tirer vengeance. Pour moi, je marcherai seule dans la voie qui me convient.

La conversation en resta là ; mais après s’être ainsi démasquée devant Maléka, Zobeïdeh devait mettre une sorte de cruel amour-propre à exécuter seule l’horrible plan dont elle lui avait dit quelques mots. Dès ce jour, l’orgueil s’unit à la jalousie pour la pousser au crime.

Il y avait parmi les esclaves de Zobeïdeh une femme d’origine grecque, assez âgée déjà pour avoir connu beaucoup de harems, et qui avait raconté à Zobeïdeh plus d’une tragique histoire où sa vie errante l’avait amenée à jouer un rôle. Plusieurs fois elle avait parlé à Zobeïdeh de femmes prudentes qui n’avaient pas permis que la vie de leurs rivales se prolongeât au-delà d’un temps fort court, de mères tendres et zélées qui avaient écarté de l’héritage paternel tous ceux qui auraient pu y prétendre. Zobeïdeh aimait beaucoup ces tristes histoires de la Grecque ; et celle-ci se montrait de son côté fort attachée à sa maîtresse. La Circassienne résolut de s’adresser à la vieille esclave (quarante ans, c’est la vieillesse en Turquie), et, pour la sonder, commença par lui demander une des histoires qu’elle s’entendait si bien à conter. Soit hasard, soit malice, l’aventure choisie par la Grecque répondait parfaitement à la situation d’esprit où se trouvait Zobeïdeh : il s’agissait d’une suite d’empoisonnemens commis par une petite fille de douze ans, à la physionomie douce et candide, et dont jamais la scélératesse n’avait pu être découverte.

Quand l’histoire fut terminée, Zobeïdeh demanda de l’air du monde le plus indifférent s’il existait encore à Stamboul ou ailleurs des femmes comme celles qui procuraient à la petite empoisonneuse les moyens d’accomplir ses criminels projets. Sur la réponse affirmative de la vieille esclave : — Je serais curieuse de connaître une de ces femmes, dit Zobeïdeh ; elles doivent s’entendre à composer divers philtres ou cosmétiques, et les recettes qu’elles peuvent donner ne sont jamais de trop dans un harem. — Feignant de prendre au sérieux la frivole curiosité sous laquelle Zobeïdeh cachait son désir de s’assurer des moyens de vengeance, la Grecque lui promit de la mettre en rapport avec une de ses compatriotes, réputée savante parmi les plus savantes. Il restait à l’introduire dans le harem sans encourir la colère ni éveiller les soupçons du maître, et il fut convenu que la malheureuse serait présentée à Zobeïdeh comme une pauvre femme d’autant plus digne d’intérêt, qu’on la dirait prête à changer de religion et à se faire musulmane.

Tout se passa comme Zobeïdeh l’avait ordonné. La vieille esclave n’eut pas de peine à découvrir son ancienne camarade, et la conduisit à sa maîtresse. La mère d’Osman Bey, qui se trouvait avec Zobeïdeh lorsqu’on vint annoncer cette femme, fit observer à la Circassienne que son fils désapprouvait fort l’introduction dans le harem de personnes étrangères. Zobeïdeh répondit que l’interdiction conjugale ne portait que sur les visites de complimens, et non sur celles qui avaient la charité pour cause et pour but. Un hôte pauvre est un don d’Allah, ajouta-t-elle d’un air contrit ; je connais cette femme par ce que m’en a dit une de mes esclaves. C’est une femme âgée, tombée dans la misère, et qui aspire à connaître la vraie religion. — Un peu embarrassée du ton grave et solennel de Zobeïdeh, la mère d’Osman ne sut répondre qu’en haussant les épaules et en lui tournant le dos. La partie était gagnée, pour le moment du moins, et Zobeïdeh se fit amener la misérable qui allait devenir sa complice.

Comme on pouvait le prévoir, cette femme commença par opposer aux ouvertures de l’épouse d’Osman d’énergiques refus : non point qu’il y eût place pour un sentiment honnête dans son âme dégradée ; mais un peu de résistance était le moyen de s’assurer un salaire plus élevé. Trop émue pour être habile, Zobeïdeh s’emporta d’abord, et finit par comprendre le but de ces refus obstinés. Elle amena enfin la vieille femme à s’expliquer sur une mystérieuse poudre blanche qui avait pour vertu non de tuer les rivales dangereuses, mais de les défigurer. Ce moyen terme parut satisfaire Zobeïdeh, et la fausse mendiante, après avoir reçu cinquante piastres, se retira en promettant de revenir dans trois jours apporter la précieuse poudre. Si le hasard empêchait Zobeïdeh de se trouver au rendez-vous, il était convenu que la Grecque, son esclave, la remplacerait. Zobeïdeh se vit ainsi forcée d’avouer à celle-ci tous ses odieux projets. La Grecque reçut la communication avec un embarras mal déguisé, et se promit, si quelque complication imprévue survenait, de s’assurer l’impunité en livrant sa maîtresse.

Au jour fixé, la vieille marchande, déguisée en mendiante, se présenta de nouveau au harem. Quelques paroles d’Osman avaient fait comprendre à Zobeïdeh qu’il avait vu avec déplaisir une étrangère reçue par une de ses femmes contrairement aux règles établies. Elle jugea prudent de ne pas aggraver sa faute en la renouvelant, et la Grecque fut chargée de prendre le paquet de poudre destiné à Zobeïdeh. L’esclave s’acquitta de sa commission avec une secrète joie, et ne remit le paquet à sa maîtresse qu’après avoir diminué un peu la dose de la mystérieuse substance, dont elle redoutait les dangereux effets. Zobeïdeh, n’ayant aucun soupçon, poursuivit son dessein.

Il ne s’agissait plus que de mêler la préparation empoisonnée aux cosmétiques qu’employait la favorite. La Circassienne eût été bien embarrassée si la pauvre Ada s’en fût rapportée un peu plus à la nature et à ses seize ans ; mais la jeune favorite mettait au contraire une sorte de vanité à connaître et à employer tous les cosmétiques de l’Orient : aussi sa toilette ressemblait au comptoir d’un débitant de produits chimiques. Zobeïdeh trouva sans peine un moment pour saupoudrer sans être vue les pommades et les fards étalés sur la toilette d’Ada, puis, tranquille et satisfaite, elle attendit l’effet de sa vengeance.

Elle n’attendit pas longtemps. Sa rivale parut un matin le visage couvert d’un voile. Une éruption s’était déclarée. La pauvre Ada fut condamnée à garder le lit et menacée de perdre la vue. Tant que dura la maladie, Osman ne vit pas sa favorite. Il s’informait pourtant avec intérêt de son état, et il eût été jusqu’à lui rendre visite, si la pauvre fille, effrayée de son propre visage, ne l’eût fait prier de lui épargner cet honneur, qui, en toute autre circonstance, l’eût rendue aussi heureuse que fière. Cependant la fièvre, l’ardeur et l’enflure de la peau disparurent peu à peu, et la malade put quitter son lit. Son premier mouvement, après avoir recouvré ses forces, fut de courir à un miroir placé dans un cabinet voisin de sa chambre. À la place de son teint blanc et rose, quelle douloureuse surprise ! une pâleur uniforme, des yeux entourés d’un cercle bleuâtre, des lèvres aussi décolorées que le reste du visage !… Les traits mêmes avaient subi une étrange métamorphose ; toutefois ce dont la pauvre enfant était loin de se douter, c’est que ce changement était à son avantage. Elle avait eu jusque-là cette légère bouffissure qui accompagne d’ordinaire l’adolescence. Le contour de ses traits avait perdu ce charme juvénile, mais en revanche il était devenu plus pur et plus délicat. Son regard avait gagné en douceur ce qui lui manquait en vivacité ; ses lèvres, toutes pâles qu’elles étaient, n’avaient jamais dessiné de plus gracieux sourire. Tout en elle avait reçu un cachet de finesse et de distinction. Zobeïdeh, qui avait l’œil bon et le goût sûr, s’aperçut aussitôt du singulier résultat de ses efforts, et elle en éprouva une rage d’autant plus grande qu’elle ne savait à qui s’en prendre, car ce que la Grecque avait promis s’était réalisé : toute fraîcheur avait disparu de ce frais visage, et si la malicieuse fille avait trouvé moyen d’être plus jolie avec un visage fané qu’avec les couleurs d’Hébé, ce n’était ni sa faute à elle ni celle de la poudre blanche. Cependant, si Zobeïdeh était clairvoyante, sa rivale ne l’était guère. Elle se croyait réellement hideuse, et son désespoir était si grand qu’il fallut toute la vigueur de sa verte jeunesse pour l’empêcher d’y succomber. Restait à savoir quel serait sur ce point important l’avis du maître, dont les goûts peu raffinés semblaient de nature à rassurer Zobeïdeh.

Ici encore Zobeïdeh éprouva un douloureux mécompte : Osman fut frappé, mais non choqué de la pâleur d’Ada, et le désespoir de la pauvre enfant, qui s’attendait à le voir reculer d’horreur, le surprit d’une façon tout agréable pour son amour-propre. Osman-Bey n’était pas méchant : il eut pitié, — une tendre, une véritable pitié, — de cette douleur si naïve et si poignante, causée par la crainte de perdre son amour. Il comprit fort bien que la vanité n’y avait point de part, car Ada se refusait à toute consolation et ne cessait de répéter qu’il devait la repousser, la punir d’avoir si mal gardé ce qui lui était cher. C’étaient là des paroles qu’une femme habile se fût bien gardée de prononcer, et qui pourtant servirent mieux la favorite que ne l’eût fait l’habileté la plus consommée ; mais, lorsqu’elle fut parvenue à comprendre qu’Osman-Bey la maintenait dans le poste d’où elle s’était crue à tout jamais bannie, ce fut bien autre chose. Elle se jeta aux pieds d’Osman, les baisa mille fois, quoi qu’il fît pour l’en empêcher, et protesta qu’une vie tout entière de la plus complète soumission à ses désirs ne suffirait pas à l’acquitter envers lui. Osman fut profondément touché de cette joie naïve, et ce qui n’avait été jusque-là qu’une fantaisie devint, à partir de ce jour, une affection véritable.

Qu’avait donc gagné Zobeïdeh ? Moins que rien ; mais elle reconnut bientôt qu’elle avait autre chose à craindre que l’inconstance et l’infidélité de son époux. Zobeïdeh s’était flattée qu’il ne prendrait pas l’accident arrivé à Ada assez à cœur pour en rechercher la cause. Elle s’était trompée, et, le premier moment d’émotion passé, le bey commença à s’enquérir de la manière dont tant de fraîcheur avait disparu aussi subitement. Il en parla à Ada elle-même, qui avait bien conçu quelques soupçons, mais qui n’avait pas osé s’en expliquer avant que le seigneur l’y eût invitée. La pauvre enfant était sans doute fort intéressante, mais la prudence n’était pas sa vertu capitale, et elle commit la faute de communiquer ses soupçons à quelques-unes de ses esclaves, si bien que Zobeïdeh en fut instruite ! Des paroles menaçantes échappèrent même à la jeune favorite, et un matin Zobeïdeh vit Maléka entrer fort émue dans sa chambre. — Chère sœur, lui dit la seconde femme d’Osman, je n’ai pas oublié les étranges confidences que tu m’as faites un jour, mais je suis persuadée que l’idée de nuire à cette pauvre Ada n’a fait que traverser ton âme. C’est pleinement convaincue de ton innocence que je viens te dire qu’Ada te soupçonne. Évite donc de fournir des armes à ta rivale en répétant devant d’autres les imprudentes paroles que tu n’as pas craint de prononcer devant moi. — A cet avertissement amical Zobeïdeh répondit par les plus vifs remercîmens. Avec la dissimulation qui est le triste privilège des natures criminelles, elle protesta de son innocence, et assura qu’elle n’aurait jamais eu le barbare courage d’exécuter les menaces proférées dans un moment de désespoir. Maléka se retira, laissant Zobeïdeh calme en apparence, mais en réalité livrée à de terribles angoisses.

Comment pouvait-elle s’arrêter en effet sur la pente où une odieuse tentative l’avait placée ? Il fallait se défendre, se sauver à tout prix, et le même acte qui écarterait d’elle tout danger la délivrerait d’une rivale détestée. Zobeïdeh se félicitait presque d’être ramenée par la nécessité à sa première et criminelle pensée. Ce n’était plus la beauté d’Ada, c’était sa vie même qu’il lui fallait. La vieille esclave fut en un instant mandée près de sa maîtresse. Zobeïdeh n’eut pas de peine à lui faire comprendre le danger que les soupçons d’Ada leur faisaient courir à toutes deux. La mort d’Ada, une mort prompte, la mort par le poison, pouvait seule prévenir leur perte. L’esclave grecque promit de nouveau le concours de sa compatriote, mais en faisant entendre que pour vaincre certains scrupules faciles à prévoir rien ne valait le tout-puissant métal. Un collier de perles, donné par le bey à Zobeïdeh, représentait heureusement une somme assez forte pour endormir la conscience de la Grecque et de l’esclave. Cette fois la négociation fut vivement conduite, le danger était trop grave et trop pressant pour permettre de longs pourparlers. Zobeïdeh livra le collier, dont la Grecque abandonna à l’esclave une douzaine de grains, et reçut en échange une petite fiole contenant quelques gouttes d’une liqueur rougeâtre, qu’il fallait verser dans le verre d’Ada.

La saison était chaude et la favorite avait l’habitude de boire, à diverses reprises dans la journée, de la limonade glacée. Trois jours après l’entrevue avec la Grecque, Zobeïdeh, qui, en sa qualité de première épouse, avait les clés de l’office, crut le moment venu d’en finir. Elle ne négligea aucune précaution : une esclave qui portait à Ada le verre de limonade fut écartée, parce que Zobeïdeh prétendait avoir entendu crier son enfant, l’héritier présomptif. À peine l’esclave était-elle sortie que le poison fut versé, et Zobeïdeh, se précipitant derrière elle, arriva presque en même temps dans la chambre de son enfant, qui s’était mis à pousser des cris aigus, comme pour servir les desseins de sa mère. L’esclave, congédiée, retourna à la limonade, qu’elle porta cette fois à la favorite. Zobeïdeh prit l’enfant dans ses bras et rentra dans la salle où se tenait Ada, qui venait de boire quelques gorgées de la fatale liqueur. L’enfant n’eut pas plus tôt aperçu le verre encore à moitié rempli, qu’il demanda à boire aussi. Une scène étrange se passa en ce moment. Ada, se plaignant du goût acre et désagréable de la limonade, avait donné ordre de reprendre le verre ; mais l’enfant avait rappelé l’esclave qui l’emportait, et il aurait partagé le sort d’Ada sans un mouvement de Zobeïdeh, qui, sous prétexte de contenter les désirs de son fils, le devança, et, tout en feignant de porter à l’enfant la boisson désirée, se laissa tomber, et brisa dans sa chute le verre qui la contenait. Zobeïdeh se blessa au bras et au côté. Ada était au même instant prise de frissons provoqués par le funeste breuvage. — Nous ferons bien de nous retirer et de prendre quelque repos, dit Zobeïdeh d’une voix languissante. Elle eut le courage d’embrasser la mourante, mais elle se sentait trop faible pour assister à la terrible scène qu’elle prévoyait, et quelques minutes plus tard la Circassienne attendait seule dans sa chambre qu’on vînt lui annoncer la mort de sa victime.

Les harems sont disposés pour la vie en commun. Les chambres se touchent, et le plus souvent même des communications s’établissent sans peine entre les habitantes des cellules plus ou moins nombreuses qui se groupent dans le même palais. Le nombre de ces cellules n’est pas d’ailleurs toujours proportionné à celui des recluses, et l’isolement devient alors assez difficile. Zobeïdeh fut donc bientôt informée du résultat de sa criminelle tentative. Ce furent d’abord des exclamations bruyantes, puis des courses tumultueuses à travers les couloirs du harem. Bientôt des cris plaintifs dominèrent les autres bruits. Zobeïdeh appela une suivante, qui se rendit promptement à son appel. — Ada s’évanouit à chaque instant, elle a les dents serrées, elle a perdu la parole… Telles furent les informations qui décidèrent la Circassienne à quitter sa chambre d’un pas chancelant. Au moment où l’auteur du meurtre parut devant Ada, celle-ci avait déjà passé des convulsions à la morne stupeur qui est le signe certain de la mort. Maléka venait de faire appeler Osman-Bey, et Osman était auprès d’Ada. Les Turcs, il faut bien le dire, ne sont pas tendres. — Encore malade ? tels avaient été les premiers mots arrachés au bey par la triste nouvelle. Bientôt cependant il témoigna une vive sollicitude à la jeune victime. Il lui demanda si elle savait d’où venait son mal, si elle désirait quelque chose… — Ada ne put prononcer que des mots sans suite. Ce suprême interrogatoire provoqua toutefois quelques paroles, dont le bey, avec plus d’attention, aurait pu faire son profit. « Je vais mourir… parce que vous m’avez aimée… Elles mourront toutes comme moi… »

Une autre circonstance aurait pu éclairer le bey sur les causes et sur l’auteur même de la mort d’Ada. Zobeïdeh, tremblante et agitée, s’était approchée du lit de la malade. Elle avait, avec son habileté ordinaire, feint une profonde inquiétude ; puis, à un de ces rares momens où quelque élan généreux prenait le dessus, dans cette âme pervertie dès l’enfance, sur les instincts criminels, Zobeïdeh avait proposé de faire venir un médecin. Osman, sensible à cette marque de tendre sollicitude, avait remercié sa première femme et donné des ordres en conséquence ; mais le délire s’emparait déjà de la malade : à la vue de Zobeïdeh, il redoubla. Un rire nerveux contracta les lèvres d’Ada… — Sa chute ! elle est tombée à propos ! s’écria-t-elle en désignant Zobeïdeh. Aux questions d’Osman qui suivirent de près ces étranges paroles, la mourante ne put répondre. Son regard seul, en se fixant sur Zobeïdeh, compléta ce que ses lèvres crispées se refusaient à dire. Puis le râle souleva sa poitrine, et une teinte livide qui se répandit sur le visage annonça la fin de la terrible crise. Une dernière fois Ada essaya de parler ; elle ne put que lever le bras et le diriger vers Zobeïdeh. Ce bras, devenu bientôt immobile, désignait clairement la coupable. Zobeïdeh changea de place pour se soustraire à cette muette accusation, et toujours il lui semblait voir la main glacée se tourner vers elle. Ce n’était pourtant qu’un rêve de son imagination tourmentée. Ada était morte, et Zobeïdeh, prise d’un frisson convulsif, fut emportée loin de sa première victime.


III. — SHEMSEH.

Avant de juger Zobeïdeh, qu’on veuille bien réfléchir aux influences pernicieuses qui de bonne heure avaient pesé sur la jeune Circassienne. Quel but avait-on assigné à sa vie ? Plaire à un maître, occuper la première place dans son affection, disputer ce haut rang à toutes les rivales que le caprice pourrait lui donner, telle avait été la préoccupation de la jeune fille même avant de connaître Osman. Elle l’avait vu enfin, ce maître, et elle l’avait aimé. La famille musulmane est malheureusement ainsi faite qu’une femme est forcée d’y lutter sans cesse d’habileté ou de séduction avec des compagnes souvent trop nombreuses. Si cette lutte amène quelquefois de tragiques conflits, faut-il s’en étonner ?

Zobeïdeh oublia bien vite sa maladie pour ne songer qu’à Osman. Le bey ne put être insensible à ces preuves d’un amour sincère, et les soupçons qu’il avait conçus près du lit de mort d’Ada se dissipèrent, sans pourtant qu’il parût avoir retrouvé son calme et sa gaieté d’autrefois. Zobeïdeh souffrante voyait approcher l’époque de ses couches ; elle profita des rares momens où ses souffrances lui laissaient quelque énergie pour éloigner les esclaves jeunes et jolies du harem et les remplacer par des femmes vieilles et laides. Le bey s’amusa plutôt qu’il ne se dépita de ce remaniement ; il protesta seulement, dans l’intérêt du service de sa maison, contre l’exclusion des jeunes esclaves, et Zobeïdeh crut devoir admettre dans le harem réformé quelques filles dont la laideur adolescente ne lui inspirait aucun ombrage.

Quelques semaines se passèrent, et Zobeïdeh mit au monde, au milieu d’horribles souffrances, un petit être chétif, qui semblait n’être né que pour mourir. Elle-même fut prise aussitôt d’une fièvre nerveuse qui la retint dans sa chambre, où les visites du bey devinrent de moins en moins fréquentes. Cette insouciance d’Osman révélait une nouvelle infidélité. Tant qu’elle fut souffrante, Zobeïdeh ne parut pas s’en apercevoir. Rétablie enfin, elle fit un jour demander un entretien à Maléka, qui se rendit aussitôt près d’elle.

— Que se passe-t-il ici ? dit-elle à Maléka. Pourquoi évites-tu de demeurer seule auprès de moi ? Pourquoi Osman vient-il me voir si rarement, et pourquoi m apporte-t-il, quand il vient, un visage si singulier, ce demi-sourire et ce regard troublé ? Qu’y a-t-il ? Parle-moi franchement ; ce mystère est plus terrible que tout, car mes craintes ne connaissent pas de bornes. Qu’y a-t-il ?

— Chère Zobeïdeh, il n’y a rien de bien extraordinaire : notre bey n’est ni malade ni malheureux ; ton petit garçon se porte à merveille ; ta pauvre petite fille, quoique bien chétive, va mieux. N’y a-t-il pas là de quoi te rendre heureuse et reconnaissante ?

— Oui, oui, je sais cela ; mais il y a autre chose qui me concerne, et que tu crains de me dire.

— Si je le crains en effet, chère Zobeïdeh, ce n’est pas que la chose soit par elle-même bien terrible, mais parce que je connais ton caractère…

— Parle, te dis-je. Osman s’ennuie ; il songe à acheter une nouvelle esclave ?

Maléka secoua la tête. — Il ne s’ennuie plus, dit-elle à mi-voix.

— Elle est ici ? s’écria Zobeïdeh.

— Par pitié, Zobeïdeh, calme-toi, ou je te quitte à l’instant, et je m’établis en dehors de la porte pour empêcher que qui que ce soit ne te parle.

— Non, non, je suis, je serai calme… Il a donc une nouvelle favorite !…

Elle demeura quelque temps la tête cachée entre ses mains et sans parler ; puis elle découvrit son visage, qui ne laissait plus voir aucune émotion, et elle reprit : — D’où vient-elle ? qui est-elle ?

— Elle ne vient pas de loin, et tu la connais, puisqu’elle est de tes esclaves.

— Mes esclaves ! impossible ! N’ai-je pas vendu toutes celles qui pouvaient attirer un seul de ses regards ? Ne sont-elles pas toutes affreuses ?

— Pas toutes.

— Je me souviens de chacune d’elles ; je les vois en ce moment comme je te vois, Maléka, et il n’en est aucune…

— Shemséh[1] !

— Shemséh ! dis-tu ? Mais tu plaisantes, Maléka. Cette petite fille si noire, au nez aplati, à la bouche immense, maigre, décharnée, repoussante !

— Que te dirai-je ? Elle était telle que tu la décris ; mais elle est dans l’âge des transformations. Sa taille s’est arrondie et élancée, son teint a blanchi et ses mains aussi ; sa bouche est toujours grande, mais ses dents, depuis qu’elle les soigne, sont devenues des perles ; ses yeux ont toujours été fort beaux. Enfin Osman l’a trouvée à son goût ; elle est gaie, vive, et elle le fait rire. Du courage et de la patience, chère Zobeïdeh ; la révolte ne ferait qu’aggraver le mal.

Il fallut du temps à Zobeïdeh pour se résigner, du moins en apparence ; elle y parvint pourtant, et Maléka l’amena même jusqu’à recevoir la visite de la nouvelle favorite sans aucune manifestation d’hostilité. Cette visite fut courte, et tout le savoir-faire de Maléka ne fut pas de trop pour empêcher une scène entre les deux rivales, car Shemséh n’était ni beaucoup plus douce ni beaucoup plus patiente que Zobeïdeh : étant en outre beaucoup plus jeune, elle possédait une dose de prudence infiniment moindre. La pensée de paraître devant son ancienne maîtresse comme son égale, de répondre aux sarcasmes que sa laideur lui avait si souvent attirés par cet éclatant témoignage rendu à sa beauté, cette pensée donnait la fièvre à la petite Shemséh, que nous appellerons Ombrelle désormais, puisque aussi bien c’est son nom fidèlement traduit. Aussi prit-elle en entrant chez Zobeïdeh ce qui s’appelle de grands airs. Elle était vêtue magnifiquement, et elle portait sur elle quelques centaines de mille piastres en étoffes et en bijoux.

Maléka avait dit vrai. Ombrelle entrait juste dans sa quatorzième année, âge important dans lequel la chrysalide perd son enveloppe et en sort mouche hideuse ou papillon éblouissant. Ombrelle n’était, à vrai dire, ni l’une ni l’autre. Elle avait été une fort laide enfant, et elle était devenue une jeune fille assez jolie. Son nez s’était relevé vers le milieu, et le bout s’en était aminci ; la bouche n’avait pas changé de forme, mais un sourire agréable donnait à ses lèvres une courbe gracieuse ; le contour de son visage s’était aussi raffiné ; ses formes étaient de la plus grande pureté, et un statuaire les eût copiées pour représenter la transition de l’enfance à la jeunesse. Ses yeux, ses dents et sa chevelure avaient toujours été irréprochables. En un mot, Zobeïdeh s’était montrée short-righted, comme disent les Anglais, en prononçant sur Ombrelle un arrêt d’éternelle laideur. Elle comprit son erreur, mais il était trop tard pour la réparer. Il ne lui restait plus qu’à se résigner, et le mot seul de résignation la jetait dans des crises nerveuses ; elle avait été créée et formée pour la lutte, et elle lutterait jusqu’à ce que ses forces et sa vie fussent également épuisées.

Ombrelle n’avait pas le caractère endurant. Elle se rappelait l’offensante sécurité que sa laideur avait inspirée à sa jalouse maîtresse. Zobeïdeh et Ombrelle vécurent pendant quelque temps d’une vie de tracasseries réciproques qui nourrissaient leurs colères et entretenaient leurs haines. Ombrelle employait à cette petite guerre toutes ses facultés et toutes les forces de son caractère et de son esprit, tandis que Zobeïdeh, préoccupée de sombres projets et animée par des sentimens plus profonds, mesurait ses coups et gardait quelque empire sur elle-même. Ce fut Ombrelle qui renonça la première aux armes courtoises dont les deux combattantes s’étaient servies jusque-là, et qui, donnant pleine carrière à son courroux, attaqua Zobeïdeh en véritable ennemie. Zobeïdeh ne demandait pas mieux que d’engager une bataille sérieuse, mais ce n’était pas avec les armes qu’employait Ombrelle. Ombrelle s’était oubliée jusqu’à proférer des menaces assez peu voilées contre l’auteur de la mort d’Ada : Zobeïdeh feignit de ne pas comprendre l’allusion, pourtant si claire ; mais, à partir de ce jour, elle commanda à son dépit, et se tint sentinelle vigilante auprès de sa rivale, épiant l’occasion favorable de lui porter un coup dont elle ne pût se relever. Le caractère d’Ombrelle lui donnait lieu d’espérer qu’elle se perdrait d’elle-même. Osman-Bey n’était pas aimé de sa nouvelle favorite ; bien plus, il ne lui plaisait même pas, et Zobeïdeh était trop clairvoyante en ces matières pour ne pas s’en apercevoir. Ombrelle possédait plus que la moyenne ordinaire de vanité départie aux femmes de son âge et de sa condition ; elle était hardie, entreprenante, aimant les aventures, et avait une confiance illimitée dans l’effet de ses charmes sur le monde entier, en particulier sur Osman. Avec de pareilles armes, une jolie figure, une certaine liberté, elle ne tarda pas à subjuguer complètement le bey. Dès lors le harem devint le théâtre de conflits journaliers et d’intrigues ténébreuses. Le corps des esclaves reconnaissait trois chefs. La bannière d’Ombrelle était l’étourderie et l’impertinence, celle de Zobeïdeh le ressentiment et la vengeance. Maléka représentait seule la conciliation et l’abnégation. Chacune des esclaves se rangea sous celle de ces bannières qui flattait le mieux ses passions et qui convenait à son caractère. Les amies d’Ada et celles que l’humeur impérieuse de Zobeïdeh avait blessées se ralliaient autour d’Ombrelle ; celles qui appréciaient la générosité de Zobeïdeh plus qu’elles ne ressentaient la hauteur et la brusquerie dont ses bienfaits étaient souvent accompagnés protestaient de leur fidélité envers leur ancienne, leur véritable maîtresse. Enfin celles qui préféraient la paix à la guerre et qui se réservaient le droit de critiquer tout le monde formaient un petit groupe (le moins nombreux des trois) autour de Maléka, dont elles vantaient les vertus pour avoir surtout occasion de remarquer combien l’absence de ces mêmes vertus se faisait sentir chez les deux rivales, et rendait la paix impossible. Chacune des deux factions militantes témoignait d’un égal, mépris pour les neutres, qui de leur côté se drapaient dans une pitié dédaigneuse pour la folie de la troupe belligérante.

Ombrelle croyait s’être rendue redoutable aux yeux de Zobeïdeh. — Elle sait bien, se disait-elle, que l’histoire d’Ada et de sa mort étrange m’est connue, et elle tremble devant moi. Ce qu’elle ignore (et c’est fort heureux), c’est que je n’ai jamais pu amener le bey à m’écouter sur ce sujet. Que les hommes sont lâches ! Sont-ils tous comme celui-ci ? Il connaît l’affaire aussi bien que moi ; mais parce que cela l’ennuierait d’avoir à punir, il feint de tout ignorer, et il tâche de se persuader à lui-même qu’il ignore tout en effet. C’est bien, c’est très bien ; mais, ou je me trompe fort, ou ce péché n’est pas le seul que la Circassienne ait commis, et je ferai si bien que je découvrirai autre chose dont le bey ne pourra pas m’empêcher de parler, puisque j’aurai parlé avant qu’il se doute de ce que j’ai à lui dire. Non, je ne suis pas Ombrelle, la séduisante Ombrelle, dont les charmes ont enchaîné le bey, si je ne parviens à jeter la désolation dans la vie de Zobeïdeh !

Si Ombrelle eût été moins jeune ou plus adroite, elle eût pu obtenir ce grand succès sans lancer aucune accusation contre Zobeïdeh : il lui eût suffi de ménager son influence, et de ne pas oublier les périls de sa position ; mais Ombrelle n’avait que de la malice et des passions. Elle n’eut pas plus tôt constaté le pouvoir de ses charmes, que l’envie d’obtenir de nouvelles victoires s’empara d’elle. Osman-Bey ne lui inspirait ni amour, ni respect. C’était un maître qu’il lui semblait doux de subjuguer, mais de tromper aussi.

Durant sa vie d’esclave, Ombrelle avait pris l’habitude de sortir souvent pour exécuter dans la ville les commissions de ses maîtresses. Devenue grande dame et favorite, elle sut éluder la règle sévère qu’Osman imposait à ses femmes, en employant les armes que la nature lui avait prodiguées, et en faisant valoir la nécessité de prendre l’air, pour éviter les maladies auxquelles l’exposerait une vie trop sédentaire. Une faculté de médecine tout entière eût ordonné la promenade aux femmes du bey Osman sous peine de mort en cas de désobéissance, je doute fort qu’il les eût laissé sortir ; mais Ombrelle n’était aux yeux du bey qu’une enfant dont la franchise babillarde le rassurait contre toute arrière-pensée coupable. Il avait donc consenti à entrouvrir pour elle les portes de l’enceinte où ses autres femmes restaient prisonnières, et la jeune esclave devait ainsi à une faveur inespérée deux grands biens, le pouvoir au dedans, la liberté au dehors.

Les premières sorties d’Ombrelle ne présentèrent aucun incident de nature à inquiéter le bey. Presque toutes les esclaves, presque tous les eunuques attachés au harem la suivaient. Peu à peu cependant elle trouva des prétextes pour laisser dans le palais quelques-unes de ses surveillantes les plus incommodes, et ne garder autour d’elle dans ses sorties que quelques confidentes intimes et des eunuques. Or ceux-ci sont destinés par état à jouer le rôle de dupes. Ils craignent généralement de se faire des ennemies parmi les favorites du maître, et ils s’empressent de fermer les yeux lorsqu’ils devraient les ouvrir, pour qu’on ne puisse au moins les accuser de complicité avec les belles infidèles confiées à leur surveillance. Malheur au maître ou à l’époux qui s’en rapporte à leur vigilance !

Lorsqu’à force d’éliminations, de caresses et de présens, Ombrelle se crut assurée de la fidélité ou de la complaisance de ses gardiens et gardiennes, elle dirigea ses promenades dans les quartiers les plus fréquentés de la ville. Le voile dont se couvrent les femmes turques de Constantinople a son langage, et ne le cède en rien ni à l’éventail des Espagnoles, ni au zendale des Vénitiennes. L’habitante du harem sait comment faire entendre au jeune homme qu’elle rencontre qu’il lui serait agréable de commencer avec lui une intrigue galante. L’une des suivantes d’Ombrelle se chargea d’apprendre à sa maîtresse ce facile dictionnaire, étude pour laquelle la favorite n’était que trop bien disposée. Les musulmans, habitués aux faciles amours du harem, ne se lancent guère dans les aventures ; mais une moitié de la population de Stamboul est chrétienne, et cette moitié renferme un grand nombre de jeunes Européens dont la principale affaire est précisément d’apprendre comment se mènent les intrigues amoureuses en Turquie.

Un jour Ombrelle, en dépit de son cortège, fut abordée par un de ces Européens plus hardi ou plus désœuvré que les autres, qui lui demanda en mauvais grec si elle portait toujours « ce voile, receleur impitoyable de tant d’attraits. » Ombrelle n’entendit guère ce compliment, mais une de ses suivantes s’étant empressée de le lui traduire, la favorite, fort peu accoutumée aux phrases galantes, chargea l’interprète de répondre naïvement à l’Européen qu’elle ne portait son voile que dans la rue. Le jeune homme trouva la dame un peu sotte, et Ombrelle se dit que l’audacieux questionneur pouvait bien être fou. L’aventure ne fut pas poussée plus loin ; l’Européen avait le malheur de ressembler à Osman, et ce n’est pas une telle ressemblance qu’Ombrelle eût voulu trouver dans un amant.

Quelques jours s’étant passés, Ombrelle fut rencontrée dans une boutique de parfumeur par un autre Européen dont la physionomie offrait le plus parfait contraste avec celle du bey. Il était blond, et l’ensemble de ses traits annonçait une origine septentrionale. Ombrelle remarqua cette fois le bel inconnu, et celui-ci comprit sans peine qu’il avait attiré son attention. Le jeune Franc, qu’il nous suffira de désigner sous le nom d’Oswald, s’approcha de la favorite. — Combien d’hommes envieraient ce regard, dit-il à voix basse en fort mauvais turc, — ce regard qui pourtant m’a ravi la tranquillité et le repos !

Ombrelle comprit sans beaucoup de peine qu’on lui adressait une déclaration d’amour : elle garda le silence, mais la rougeur qui se répandit sur son visage était significative. Oswald crut alors pouvoir hasarder quelques phrases où se succédaient, dans un singulier pêle-mêle, des mots français affublés d’une terminaison turque. Les idées qu’il essayait de traduire n’étaient guère plus intelligibles pour Ombrelle que le langage même employé par son nouvel adorateur. Elle devina cependant que le jeune homme essayait de s’excuser. Réduite aux faibles ressources d’une langue qui ne sait exprimer que les idées les plus simples, elle répondit aux protestations embarrassées de l’Européen par ces paroles naïves : « Je ne suis pas fâchée contre vous, et ce que j’ai entendu ne me déplaît pas. » Oswald, faute de savoir combien l’idiome turc se refuse à rendre les sentimens compliqués, accusa tout bas Ombrelle d’être plus jolie que spirituelle. Quoi qu’il en soit, les regards firent si bien des deux côtés, et les yeux d’Ombrelle dirent surtout des choses si charmantes, que le jeune homme n’eut garde de s’en rapporter à sa première impression. Il ne voulut quitter la belle esclave qu’après qu’elle lui eut permis de se trouver sur son chemin les jours où elle sortirait. Que signifiait cette promesse ? Fallait-il encore y voir une preuve d’excessive candeur ? Ce qui est certain, c’est qu’Ombrelle retourna au harem fort préoccupée, et n’attendit pas sans impatience le moment d’une prochaine sortie.

Les deux jeunes gens se virent plusieurs fois ainsi soit dans la boutique du parfumeur, soit chez quelque autre marchand du bazar ; mais, ces entrevues rapides et pour ainsi dire publiques ne pouvant leur suffire longtemps, ils convinrent de se rencontrer dans un lieu moins fréquenté, et Oswald proposa son propre logement. Ces sortes d’arrangement ne sont pas rares, dit-on, à Constantinople, où, toutes les femmes sortant voilées et vêtues de la même manière, il est impossible de les distinguer les unes des autres. Ombrelle, surveillée par ses esclaves, n’était pas toutefois sans inquiétude ; mais l’amour l’emporta sur la prudence, ainsi que cela arrive d’ordinaire, et elle se persuada qu’elle pouvait braver le danger, moyennant beaucoup d’adresse et de précaution. Bientôt par malheur elle négligea toute précaution et se passa de toute adresse ; elle se contenta de diminuer de plus en plus le nombre de ses suivantes et de ses eunuques, de choisir les unes et les autres parmi celles et ceux qu’elle considérait comme lui étant le plus dévoués, de faire à ceux-ci des contes et à celles-là des demi-confidences. Elle disait à ses esclaves de l’attendre dans un café, pendant qu’elle allait rendre visite à l’une de ses amies : elle allait en réalité dans la maison désignée, annonçait qu’elle y demeurerait plusieurs heures, et, sortant par une autre porte, elle allait retrouver son amant, puis revenait à l’endroit où ses gens l’attendaient. Toutes ces manœuvres ne trompaient personne, mais il faut rendre justice à tout le monde, ni la trahison, ni la délation ne sont choses communes dans les harems, où un certain esprit de corps porte toute la population des esclaves, de quelque classe et de quelque sexe qu’ils soient, à s’entr’aider et à se soutenir dans la louable entreprise de tromper le maître commun. Ombrelle n’était guère aimée de ses compagnes, qui l’enviaient de tout leur cœur. Elles avaient en main de quoi la perdre en gagnant une bonne récompense, et malgré tout personne ne prononça un mot qui pût éclairer le bey sur la conduite de sa favorite.

Cependant les amoureux sont de singuliers personnages. L’amour et surtout le caprice n’étant souvent que de la curiosité et le goût du changement, certains amoureux s’ennuient même de leur bonheur, lorsqu’il dure depuis quelque temps sous la même forme. Le jeune Franc se mit en tête un jour de voir au moins une fois la chambre qu’habitait sa maîtresse, le divan sur lequel elle s’asseyait, les murs qui la renfermaient, et Ombrelle de son côté déclara que sa demeure lui deviendrait chère à partir du jour où son amant y serait entré, où elle pourrait y retrouver des souvenirs de lui. L’imprudence était extrême, mais on en commet chaque jour de pareilles dont personne ne parle, parce qu’elles n’ont pas de résultat fâcheux et bruyant. Ombrelle avait accordé toute sa confiance à l’une de ses esclaves qui la méritait par sa fidélité. Lorsque celle-ci entendit parler pour la première fois de la visite projetée, elle pensa s’évanouir de frayeur, et elle mit tout en usage pour détourner sa maîtresse de ce dessein audacieux ; mais ses représentations eurent le succès ordinaire de pareils morceaux d’éloquence. Ombrelle se faisait une fête de recevoir son amant chez elle, de lui montrer qu’elle était réellement une grande dame, qu’elle habitait un palais magnifique et qu’elle y commandait en maîtresse absolue. On convint qu’Oswald se présenterait sous le déguisement d’une femme apportant des broderies d’un genre nouveau à Ombrelle, qui voudrait les examiner, et cela provoquerait de nouvelles visites de la fausse brodeuse, qui reviendrait lui donner des leçons. Le plan n’était en définitive pas mal combiné, et en l’exécutant avec des précautions infinies, en n’abusant pas des occasions pour renouveler trop souvent les entrevues, on pouvait se flatter de l’impunité ; on l’aurait pu du moins si une rivale comme Zobeïdeh ne s’était pas tenue constamment aux aguets pour s’armer du premier faux pas d’Ombrelle et la précipiter dans l’abîme.

Le dé en était donc jeté, et le jour fixé pour la première visite d’Oswald à Ombrelle était venu. Dès le matin, Zobeïdeh remarqua qu’Ombrelle était fort pâle et paraissait agitée. Ombrelle, de son côté, faisait des efforts surhumains pour paraître tranquille et sereine, et elle cherchait à se rapprocher de Maléka autant qu’à s’éloigner de Zobeïdeh. Ce fut vers midi, lorsque les dames étaient rassemblées dans la principale chambre après le second repas pris en commun, qu’une esclave vint annoncer à Ombrelle qu’une ouvrière l’attendait. — J’y vais, répondit Ombrelle d’une voix tremblante. Et elle se demandait si ses jambes la soutiendraient et la porteraient à travers la chambre.

Zobeïdeh, qui s’aperçut de son hésitation, lui proposa d’admettre la marchande, dont elle-même verrait les ouvrages avec plaisir. — Je vais voir d’abord s’ils méritent de vous être présentés, dit Ombrelle, et dans ce cas je vous les apporterai. — Puis, prenant son parti, rassemblant toutes ses forces et retenant sa respiration pour arrêter les battemens de son cœur, elle sortit, trouva la prétendue brodeuse, lui fit signe de la suivre, et entra avec elle dans la chambre qui lui était réservée, car, depuis que le projet de recevoir son amant dans le harem s’était emparé de son esprit, elle s’était arrangée de façon à disposer exclusivement d’une des pièces qu’elle avait partagée jusqu’alors avec l’une ou l’autre des femmes de la maison. L’effroi avait gagné Ombrelle. — Laisse-moi tes broderies, et retire-toi sur-le-champ, dit-elle à Oswald. Zobeïdeh veut te voir, et si elle t’aperçoit seulement, nous sommes perdus. Pars vite, et reviens dans trois jours sous prétexte de reprendre ta marchandise. Nous serons plus heureux ce jour-là, et ton prompt départ d’aujourd’hui empêchera tous soupçons ; mais pars, ne demeure pas un instant, Zobeïdeh pourrait venir.

Oswald ne comprenait rien à cette terreur soudaine ; il n’en obéit pas moins, quoique d’assez mauvaise humeur, disposition bien naturelle chez un jeune Franc qui s’était affublé d’un costume ridicule pour se procurer un tête-à-tête amoureux, et qui voyait ce rendez-vous supprimé brusquement par celle-là même qui l’avait accordé. Lorsqu’Ombrelle rentra seule dans la salle où les femmes étaient réunies, elle débita une petite phrase qu’elle croyait de nature à écarter tout soupçon. La brodeuse, disait-elle, n’avait pas pu attendre, mais elle lui avait confié pour trois jours ses broderies, que Zobeïdeh pourrait examiner. Zobeïdeh cependant avait remarqué le trouble d’Ombrelle : un étrange soupçon venait de traverser son esprit. La catastrophe que l’esclave favorite avait cru prévenir en évitant de présenter la fausse brodeuse à sa rivale n’était que retardée.

Trois jours plus tard, Ombrelle recevait dans sa chambre Oswald, charmé de voir son aventure orientale prendre enfin des proportions tout à fait romanesques. Ombrelle par malheur ne partageait pas la sécurité de son amant, elle se montra contrainte et distraite. Au moindre bruit qui se faisait dans le vestibule, au moindre pas de femme ou d’enfant qui s’approchait de la porte, la pauvre fille croyait voir paraître son seigneur et maître au milieu d’un formidable cortège d’eunuques et de bourreaux. Le jeune Européen ne prit pas ces craintes fort au sérieux ; il trouvait son déguisement des mieux imaginés et tout à fait suffisant pour mettre en défaut les gardiens de harem les plus vigilans. Ombrelle, avec la docilité des femmes orientales, feignit alors de partager sa confiance, et quand vint l’heure de la séparation, Oswald emporta la promesse d’une nouvelle entrevue.

En quittant Ombrelle, le confiant jeune homme rencontra sur son passage Zobeïdeh. Il appela à son aide tout son sang-froid pour jouer le singulier rôle qu’il s’était donné. Sa figure imberbe, à demi cachée par un voile, n’aurait nullement trahi son sexe à un observateur frivole ou indifférent ; mais Zobeïdeh avait pour toutes les personnes qui approchaient Ombrelle un regard chargé de haine et de soupçons. Ce regard ne demeura pas longtemps fixé sur la fausse brodeuse sans que la femme d’Osman eût tout compris. Oswald s’était arrêté cependant, et pour mieux donner le change ; il avait ouvert un paquet contenant quelques broderies, comme pour les étaler devant Zobeïdeh. Au même instant, Ombrelle avait paru sur le seuil de sa porte et une pâleur mortelle s’était répandue sur son visage quand elle avait vu Oswald en présence de Zobeïdeh. Elle s’avança vivement vers sa rivale, mais celle-ci tenait à laisser Ombrelle dans la plus complète sécurité. — Je regardais les broderies que vous n’avez pas choisies, lui dit-elle, et en même temps elle demanda le prix de quelques tissus à Oswald, qui crut faire merveille en cherchant la marque attachée aux objets en vente. C’était trahir l’origine européenne de ces marchandises, et cette circonstance n’échappa point à l’impassible Zobeïdeh, tandis qu’Ombrelle, pour se donner une contenance, discutait les prix que la brodeuse demandait à sa compagne dans un langage et avec un accent aussi peu oriental que possible. Ce fut Zobeïdeh qui mit la première un terme à ce pénible entretien en disant qu’elle remettait son choix à une prochaine occasion. Oswald, ainsi congédié, s’empressa de se retirer, tout triomphant de son succès et se promettant de conter l’aventure à une douzaine d’amis intimes dont il ne savait pas le nom, tandis qu’Ombrelle, rendue à une demi-sécurité, allait cacher son trouble loin des regards inquisiteurs de Zobeïdeh.

Zobeïdeh avait donc le secret d’une intrigue criminelle qui, grâce à sa dissimulation, ne pouvait manquer de se poursuivre dans l’enceinte même du harem en lui offrant l’occasion impatiemment désirée de sacrifier sa rivale. Une fois maîtresse de la situation, elle ne voulut rien négliger pour se ménager un complet triomphe, et elle procéda dans son œuvre avec la prudence particulière aux femmes de sa race. Elle s’assura d’abord qu’aucun passage secret n’existait dans la chambre d’Ombrelle ; Elle se demanda ensuite si celle-ci n’aurait pas embrassé la foi chrétienne et ne comptait pas, en cas de surprise, se placer sous la protection d’un ambassadeur franc ; mais Zobeïdeh fut bientôt certaine qu’Ombrelle n’avait pas même songé à prendre une telle précaution. Dès lors la coupable était à sa merci. Il ne restait plus qu’à choisir un moment favorable pour la livrer avec son amant à la vengeance du bey.

Le jour fixé pour une nouvelle entrevue arriva. Oswald, toujours plein de confiance dans son déguisement, n’eut garde de manquer au rendez-vous. Il fut rencontré, comme la première fois, par Zobeïdeh, qui, après lui avoir adressé quelques paroles banales destinées à l’entretenir dans sa sécurité, s’empressa de s’éloigner, certaine qu’il se dirigeait vers la chambre d’Ombrelle. Quelques minutes plus tard, elle faisait annoncera Osman-Bey qu’elle désirait lui parler, et à peine introduite auprès du maître, elle commençait par exciter sa curiosité jusqu’à l’impatience en lui faisant pressentir par ses larmes et ses exclamations quelque révélation fatale Une fois qu’elle vit le bey suffisamment préparé : à recevoir sa terrible confidence : — Ombrelle est à cette heure même enfermée dans sa chambre avec un amant, s’écria-t-elle d’une voix émue.

Osman avait toute la dignité d’un Turc de bonne race. Un léger mouvement trahit seul son trouble intérieur. — Qui vous l’a dit ? demanda-t-il d’un ton froid et sec après un moment de silence.

— Je l’ai vu moi-même.

Osman cette fois devint très pâle, et Zobeïdeh raconta aussitôt dans le plus grand détail toute l’histoire du jeune Franc déguisé en brodeuse. Une fois ce récit terminé, il y eut un nouveau silence. Osman avait gardé en apparence tout son sang-froid et les juges les plus sévères en fait de décorum musulman n’auraient rien trouvé à redire à son maintien. Le seul indice de son émotion contenue était une petite raie rouge tracée au milieu de sa lèvre inférieure, et qui attestait clairement qu’il l’avait mordue.

— Et vous dites, reprit Osman d’une voix qui ne tremblait pas, que vous pouvez me les montrer à l’instant même ?

— À l’instant.

Osman se leva ; frappa des mains et deux esclaves accoururent ; puis, répartirent, chargés de ramener le chef des eunuques accompagné de quelques nègres vigoureux. Restée seule avec son époux, Zobeïdeh crut le moment favorable pour lui rappeler l’amour si parfait qu’elle lui avait toujours voué. Osman l’écouta impassible, et ne rompit le silence que, pour lui enjoindre sèchement de faire venir Maléka. En un instant, les deux femmes du bey furent à ses côtés. Quelques paroles : d’Osman eurent bientôt appris à Maléka quelle faute le bey, se préparait à punir, et Maléka de son côté, en observant Zobeïdeh, n’eut pas de peine à reconnaître la dénonciatrice. Mais pourquoi Zobeïdeh n’avait-elle rien tenté pour arrêter une intrigue depuis longtemps surprise ? C’est une observation que Maléka trouva bon de faire, et quoique le bey l’accueillît d’assez mauvaise grâce, elle allait insister en invitant son maître à la clémence, quand le chef des eunuques parut, suivi des esclaves.

— Je viens d’apprendre, dit le bey, interrompant Maléka, qu’une de mes femmes me trahit, et qu’elle est en ce moment même enfermée dans sa chambre avec un amant déguisé. Suivez-moi, et préparez-vous à exécuter mes ordres.

Les esclaves pâlirent sous leur peau noire et s’inclinèrent en portant les mains sur leurs têtes ; puis, sur un signe d’Osman, ils se mirent en marche, précédés du maître et de ses deux femmes.

Je ne fais pas un roman, je raconte une histoire d’après des souvenirs qui ne sont que trop fidèles. La scène qui se passa dans la chambre d’Ombrelle n’eut rien, je dois le dire, du caractère tragique que le début de cet épisode pourrait faire supposer. Les deux amans étaient assis l’un près de l’autre, les mains dans les mains, quand la porte s’ouvrit et laissa paraître le bey, entouré de son redoutable cortège. — Qu’on saisisse cet homme et cette femme, dit-il froidement, qu’on les enferme séparément jusqu’à ce que j’aie décidé de leur sort. — Et déjà les nègres s’approchaient d’Oswald, quand le jeune homme, rappelé par l’imminence du danger au soin de sa propre conservation, les écarta du geste. — Je suis sujet anglais, dit-il, oubliant fort à propos qu’il avait vu le jour dans la petite ville d’Altorf, et qu’il n’avait d’autre qualité sur la terre d’Orient que celle de chargé d’affaires d’une maison de commerce suisse.

Or, à l’époque où se passait cette histoire, sir Stratford Canning, depuis lord Redcliffe, exerçait à Constantinople une influence vraiment souveraine, et on sait qu’il recherchait volontiers toutes les occasions d’en user. Les mots prononcés par Oswald produisirent l’effet d’une formule magique. Les esclaves firent un pas en arrière ; Osman, fort interdit, parut avoir perdu la parole, et Oswald, redoublant d’effronterie, se vanta d’une parenté des plus étroites avec lord Palmerston, ce qui mit le comble à la stupéfaction du digne bey. Il tira en même temps d’un portefeuille éblouissant de broderies une carte de visite sur laquelle son nom helvétique s’étalait, au milieu d’une forêt d’ornemens d’assez mauvais goût, en caractères parfaitement indéchiffrables pour les yeux des plus savans docteurs de l’Orient. Cette carte décida du sort du jeune homme. N’était-ce pas un firman particulier de la reine d’Angleterre ? Osman-Bey se dit que le châtiment du jeune homme lui importait peu, et qu’il lui suffisait, en punissant Ombrelle, de mettre sa dignité à l’abri de toute atteinte. Il adressa donc un petit discours à Oswald, qui n’y comprit rien, si ce n’est que le bey lui montrait la porte, en ordonnant aux esclaves de le laisser passer. Le premier mouvement du jeune homme (j’ai regret à le dire) fut un mouvement de joie ; sa seconde pensée fut toutefois pour la pauvre enfant que sa folle imprudence exposait à un châtiment terrible ; mais était-il de force à se dire : « Je mourrai avec elle ! » Le jeune voyageur finit par prendre une détermination beaucoup moins héroïque. Quatre eunuques s’étant placés entre Ombrelle et lui, il comprit l’inutilité, le danger même de toute tentative où se révélerait trop clairement son amour. On le vit se redresser, puis se pencher vers l’issue que lui indiquait le bey, lever le bras du même côté et la jambe du côté opposé, demeurer un instant dans cette pose théâtrale, et se précipiter dehors. La porte se referma aussitôt sur le téméraire qui avait apporté tant de trouble dans le harem le mieux tenu de Constantinople, et Ombrelle se retrouva seule en présence d’un maître irrité et d’une rivale impitoyable. Son regard s’étant rencontré avec celui de Zobeïdeh, la jeune femme crut y lire son arrêt. Elle voulut faire quelques pas vers le bey, mais la force lui manqua, et elle alla se heurter à l’un des esclaves, dont la main noire, en s’appuyant sur son épaule, lui arracha un cri d’épouvante. Éperdue, presque folle, Ombrelle courut aussitôt se cacher derrière Maléka, qui, dans un noble élan de pitié, n’hésita pas à la conduire jusqu’aux pieds du bey, en sollicitant son pardon.

La douleur de cette créature exclusivement sensuelle, possédée d’un désir effréné de vivre, avait quelque chose de navrant. Ombrelle n’avait jamais songé à la mort, et la seule pensée du gouffre inconnu dont elle entrevoyait pour la première fois les menaçantes profondeurs la remplissait d’un indicible effroi. Elle s’arrachait les cheveux, se déchirait le visage, promettait de se tuer elle-même, pourvu qu’on lui accordât quelques momens de répit, et qu’on ne la livrât pas aux terribles esclaves noirs. Hâtons-nous de dire que si Osman n’avait rien de tendre, il n’était pas non plus cruel. Ce qui dominait chez lui tout autre sentiment, c’était le désir réfléchi de ne pas commettre d’acte réprouvé par la loi. Quand il laissa tomber un froid regard sur cette malheureuse créature, naguère si charmante de fraîcheur et de jeunesse, aujourd’hui presque hideuse au milieu des accès de sa folle épouvante, il se sentit positivement mal à l’aise, et se hâta de mettre un terme à une scène devenue trop pénible. Rien ne pressait, et le moment ne lui semblait pas venu de se prononcer irrévocablement. Il avait fait signe aux noirs d’emmener Ombrelle uniquement pour la tenir enfermée pendant qu’il déciderait de son sort ; mais Ombrelle, habituée par les récits du harem à ne voir dans les noirs que des bourreaux, poussa de tels cris, qu’il fallut renoncer à exécuter cet ordre. Maléka offrit de la conduire elle-même dans une des chambres du palais qui lui serait assignée pour prison, et Osman accueillit cette offre avec empressement.

Grande fut la joie de la pauvre Ombrelle en se voyant dans une chambre qu’elle connaissait, et seule avec Maléka, hors de la portée des noirs et de leurs regards ; mais cette joie fut de courte durée, et elle retomba bientôt dans le même état voisin de la folie. Elle croyait son arrêt de mort prononcé. Aussi priait-elle Maléka de lui indiquer les moyens les plus doux pour quitter la vie, de l’aider à en sortir au plus tôt, avant le retour des nègres. Maléka essayait cependant de détourner ses pensées sur la vie qui l’attendait au-delà du tombeau ; mais Ombrelle ne songeait qu’avec terreur à ce monde mystérieux. On eût dit qu’elle croyait les lois éternelles rédigées par des pachas. Puis elle se rappelait ses riantes amours, son bonheur, son orgueil, sa tendresse, et elle s’étonnait qu’on pût l’engager sérieusement à se résigner au subit échange de tant de délices contre la mort. Maléka passa de longues heures auprès de la pauvre victime, s’efforçant tour à tour de la distraire, de l’encourager, de la consoler, de lui inspirer de la résignation, et ne la quitta enfin que lorsqu’elle l’eut vue, succombant à la fatigue, tomber dans une sorte d’assoupissement et de torpeur.

Elle se rendit alors chez Osman-Bey, qu’elle s’était bien souvent reproché d’abandonner sans partage à la fâcheuse influence de Zobeïdeh ; mais elle se trompait cette fois. L’ennui qui enveloppait d’ordinaire le bey, lorsqu’il se trouvait quelque temps seul avec sa fidèle Circassienne, était arrivé ce soir-là jusqu’au point de produire un certain apaisement, tandis que, prolongé outre mesure, le tête-à-tête eût pu le porter à la férocité. Il accueillit Maléka avec un plaisir manifeste, lui demanda des nouvelles d’Ombrelle comme il eût demandé des nouvelles d’une malade, et Maléka lui répondit sur le même ton que sa raison, troublée par la terreur, lui paraissait profondément atteinte.

— Mais que dit-elle ? ajouta Osman.

— Hélas ! elle répète constamment qu’elle ne veut pas mourir. ! Je me suis souvent demandée si bon nombre des victimes qui tombèrent jadis sous le fatal cordon n’eussent pas sauvé leur vie en déclarant sérieusement et résolument qu’elles ne voulaient pas mourir, tant l’idée de la violence répugne au caractère turc ! Par malheur, l’idée de la soumission aux volontés supérieures ou ce que l’on nomme en Occident le fatalisme oriental, exerce un tel empire, qu’aucun des condamnés n’essaya jamais de la résistance. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, Osman accueillit la réponse de Maléka comme un sérieux obstacle à l’exécution de son arrêt. Il haussa légèrement les épaules de l’air d’un homme qui dit : Puisqu’elle ne veut absolument pas mourir, il faudra trouver autre chose. — Et il consulta : Maléka ; mais Zobeïdeh, qui n’était pas consultée, éleva la voix pour lancer la première son inexorable conseil. Enfin Maléka, qui voyait le regard d’Osman se tourner vers elle avec inquiétude, plaida fort habilement en faveur d’Ombrelle. Le bey était fort disposé à la clémence ; seulement il lui en coûtait de renoncer au salutaire effet de l’exemple. Maléka, préparée à l’objection, ouvrit un avis. Pourquoi ne renverrait-on pas Ombrelle au bazar pour y être mise en vente aux enchères ? L’humiliation serait grande. Zobeïdeh objecta vivement que son amant l’achèterait ; mais le bey répliqua non moins vertement qu’en pareil cas il retirerait sa marchandise, et la pensée de jouer ce tour à l’amoureux européen acheva de le décider. Il déclara donc s’en tenir à ce dernier parti, ne plus vouloir s’occuper de cette désagréable affaire et il permit à ses femmes d’aller se coucher. Il ajouta pourtant une dernière recommandation à Maléka, : ce fut de ne rien dire ce soir-là à Ombrelle de sa généreuse résolution et de la laisser jusqu’au lendemain matin livrée encore à ses propres réflexions. Vingt-quatre heures d’inquiétude n’étaient pas assurément un châtiment trop sévère pour une aussi grande faute, et Maléka, qui ce soir-là eût fait de bon cœur le tour de la maison sur ses deux genoux pour témoigner de son adoration et de sa reconnaissance à son époux, promit de lui obéir lui prit la main, la baisa respectueusement, et la posa ensuite sur son cœur et sur son front, où elle la garda un moment, comme pour lui rendre un nouvel et tacite hommage de soumission et de vénération.

Si Osman, en congédiant ses épouses, n’adressa pas un mot de remerciement, de reproche ou de pardon à Zobeïdeh, ce fut sans doute par oubli. Zobeïdeh s’attendait pourtant à un adieu plus tendre, car elle hésita un moment à quitter la chambre, fit un pas vers lui et s’arrêta. Osman ne s’en aperçut pas sans doute, et Zobeïdeh, rejoignant à la hâte Maléka, monta avec elle l’escalier qui conduisait à leurs chambres. Maléka, qui se rendait à peu près compte des sentimens qui devaient se livrer un terrible combat dans le cœur de Zobeïdeh, leva les yeux sur elle, se proposant de la ramener à plus d’indulgence pour sa malheureuse rivale ; mais le, visage qui frappa son regard avait quelque chose de si farouche que le courage lui manqua. Elle se dit qu’une nuit de silence et de calme aurait un meilleur effet que ses exhortations, et elle se tut. Toutes deux, pressant, le pas, arrivèrent devant la porte de la chambre qui servait de prison à Ombrelle, Zobeïdeh avait relevé la tête et semblait se réveiller d’un songe pénible. Maléka alors, songeant que la vue d’Ombrelle ne pouvait en ce moment inspirer que de la pitié, dit de sa plus douce voix à Zobeïdeh : — Chère, sœur, puisque le bey m’a défendu de rassurer encore cette malheureuse fille, je n’ose entrer chez elle et m’exposer à entendre de nouveau ses supplications sans y répondre ; mais toi, qui n’as reçu d’elle aucune prière, entre un instant dans cette chambre ; vois si elle te semble assez apaisée pour passer la nuit sans de nouveaux accès de délire, et adresse-lui, si tu le juges bon, quelques mots de consolation.

Zobeïdeh, qui portait une lampe à la main, entra sans faire de réponse dans la chambre d’Ombrelle, et Maléka demeura au dehors, prêtant l’oreille. Zobeïdeh s’était arrêtée sans doute à l’entrée de la chambre, car elle ne l’entendit pas marcher ; sa voix non plus ne se fit point entendre, mais celle d’Ombrelle, voix rauque, tremblante et saccadée, partant du coin où Maléka l’avait laissée naguère, et avec cet accent particulier qu’a la voix pendant le sommeil. — Non, non ! disait-elle, ne me tuez pas… Et la voix s’éteignit dans ce murmure qui est comme l’ombre de la parole humaine. Zobeïdeh sortit de la chambre aussi sombre et aussi froide qu’elle y était entrée. Elle vint droit à Maléka, et lui dit qu’Ombrelle était folle à tout jamais. Quelques minutes après, les deux femmes se séparèrent.

Une fois seule, la Circassienne s’étendit sur un divan sans desserrer sa ceinture ni détacher les agrafes et les épingles en diamans de sa coiffure. Elle ferma les yeux et demeura longtemps immobile, comme si elle eût été décidée à vaincre son agitation et à forcer le sommeil de descendre sur elle ; mais ce fut en vain. Elle bondit ensuite sur ses pieds et marcha précipitamment dans sa chambre. Une heure se passa ainsi, puis elle s’assit sur un carreau posé à terre, cacha son visage dans ses mains, et parut plongée dans ses réflexions. Hélas ! tout ce qu’elle avait fait pour s’assurer la possession presque exclusive de celui qu’elle adorait avait tourné contre elle ! Ombrelle rentrerait sous ce toit qu’elle avait souillé ; Zobeïdeh l’avait compris : le pardon d’Osman irait jusqu’à l’oubli du crime, et la coupable esclave reprendrait bientôt son titre de maîtresse bien-aimée. Elle-même avait déplu au bey par ses conseils sévères ; Ombrelle ne manquerait pas, lorsqu’elle serait rentrée en grâce, d’envenimer ce mécontentement ; elle se poserait en victime de sa jalousie ; qui sait si elle ne parviendrait pas un jour à le convaincre de son innocence, à la présenter, elle, Zobeïdeh, comme l’auteur d’une noire calomnie ? Perdrait-elle le peu qui lui restait encore de l’amour de son époux ? Se le verrait-elle enlever sans le défendre ? Ne s’était-elle pas juré cent fois de renverser tout ce qui viendrait se placer entre elle et cet amour ? Pourquoi hésiter ? pourquoi se décourager ? Lorsqu’elle s’était défaite d’Ada, avait-elle espéré que ce serait là sa première et sa dernière rivale ? N’était-elle pas préparée à en voir une autre lui succéder, et à cette autre une autre encore, et qui sait pendant combien d’années ? N’avait-elle pas dit : Autant il en choisira, autant j’en frapperai, et maintenant, parce qu’elle s’était flattée un instant que le crime de la favorite lui épargnerait un crime à elle, devait-elle, cet espoir déçu, oublier ses résolutions premières ? Non ; si Osman pardonnait, elle ne pardonnerait pas, et cette fois elle ne ferait qu’accomplir un acte de justice, elle empêcherait le crime de marcher impuni, elle réparerait le tort d’une excessive indulgence, elle en détournerait les conséquences, qui eussent pu retomber sur la tête d’Osman. Il ne fallait qu’un moment de courage et de résolution. Elle trouverait l’un et l’autre, mais quel moyen emploierait-elle ? Zobeïdeh chercha le moyen lui était déjà apparu avec une étrange lucidité pendant les quelques minutes qu’elle avait passées dans la chambre d’Ombrelle. Ce moyen, elle l’examina, le repoussa, y revint encore, et elle finit par se reprocher sa lâcheté, qui la faisait hésiter devant un acte aussi nécessaire que juste, et dont l’exécution présentait si peu d’obstacles.

Elle se lève tout à coup, fouille dans les cendres de son foyer, et y découvre des tisons encore embrasés ; moyennant de petites baguettes de bois résineux, elle allume la lampe qu’elle garde d’ordinaire dans sa chambre ; elle entr’ouvre avec précaution la porte de la cellule ; la voilà dans le couloir, qu’elle traverse d’un pas si léger qu’elle-même ne s’entend pas ; elle est devant la porte d’Ombrelle, qu’elle a laissée à dessein entr’ouverte. Elle écoute. Le plus profond silence règne partout. Zobeïdeh entre d’un pas furtif et en tenant la main devant la flamme de sa lampe. Bientôt ses yeux, accoutumés aux ténèbres de la chambre, aperçoivent Ombrelle étendue sur le divan. Elle est endormie, profondément endormie ; la fatigue a vaincu l’agitation, et elle dort de ce sommeil réparateur de la grande jeunesse, pendant lequel toute vie est complètement suspendue. Zobeïdeh avance lentement. Ombrelle est pâle comme une morte ; ses lèvres sont entr’ouvertes, ses larmes n’ont pas encore séché sur ses joues, sa respiration est irrégulière, saccadée, et on dirait qu’elle voit se reproduire en rêve les scènes terribles qu’elle vient de traverser. Zobeïdeh avance encore. Le petit poignard au manche d’or, ciselé et incrusté d’émeraudes, présent du bey, est toujours passé dans sa ceinture, qui le retient à peine. Zobeïdeh rassemble toutes ses forces et tout son courage. Elle ne se permettra plus de réfléchir ; n’a-t-elle pas réfléchi assez longtemps ? C’est le moment d’agir ; elle pose sa lampe à terre, et s’approche du divan ; elle se penche sur Ombrelle, tire doucement le poignard, qui brille aussitôt… Un moment, et il a disparu dans ce sein naguère si agité. Un soupir, une plainte étouffée, un faible mouvement, et tout est fini…

Zobeïdeh reprend sa lampe et se dirige vers la porte. Cependant derrière elle un bruit se fait entendre. Elle se retourne effrayée. Tout est tranquille. La boiserie a craqué sans doute, ou le vent s’est engouffré dans la vaste cheminée. Quoi qu’il en soit, il a suffi d’un mouvement d’effroi pour faire trembler la lampe dans les mains de Zobeïdeh, et l’huile s’est répandue sur le parquet. Elle veut essuyer la tache avec son mouchoir : la tache reste, mais qu’importe ? Elle aura disparu dans quelques heures, et d’ailleurs qui la remarquera ? Elle sort, referme soigneusement la porte, et regagne sa chambre, où elle attendra, au milieu des angoisses d’une nuit sans sommeil, le terrible lendemain.

L’aube paraît enfin. Des pas pressés, des bruits inaccoutumés se font entendre. Un supplice nouveau va commencer pour Zobeïdeh. Il lui faut tromper tout le monde, surtout celui qu’elle aime. Elle compose son visage et répare le désordre de son costume ; elle entr’ouvre sa porte et interroge une esclave qui passait en courant. « Ombrelle, dit-on, s’est tuée pendant la nuit !… » Zobeïdeh se précipite dans la chambre de la morte. Plusieurs esclaves et Maléka y sont déjà. Éperdues, consternées, elles s’agitent, parlent à voix basse ou se cachent la figure dans leurs voiles. Maléka voit Zobeïdeh, et, lui prenant la main, elle lui dit : « C’est à nous de porter l’affreuse nouvelle à Osman. »

Elles vont trouver le bey, se tenant par la main ; mais c’est Maléka seule qui trouve la force de parler, et le bey, la regardant atterré, ne paraît pas la comprendre. Enfin il s’élance, il traverse impatient les groupes de femmes formés sur son passage, et arrive devant la jeune victime. Les esclaves, Maléka, Zobeïdeh répétaient autour de lui que l’excès de la frayeur avait porté Ombrelle à se donner la mort ; mais Osman, qui répugnait sans doute à imputer cette mort à sa propre rigueur, dit d’une voix sourde, comme se parlant à lui-même : « On l’a tuée ! Qui l’a tuée ? »

À ces mots, les femmes s’écartèrent terrifiées. Maléka, frappée comme d’un avertissement subit, parcourut la chambre des yeux, et son regard s’arrêta sur une tache brune qui n’existait pas la veille sur le tapis. Elle voulut observer de plus près cette trace révélatrice, mais tout à coup elle pâlit : son regard était tombé sur Zobeïdeh, qui, assise sur le divan, tenait un mouchoir sur ses yeux. C’était un mouchoir turc en mousseline blanche, brodé en soie de différentes couleurs ; un des côtés était froissé, et les soies de la broderie paraissaient fanées et brunies. Profitant de la confusion générale qui lui permettait de s’absenter un moment inaperçue, Maléka fut aussitôt dans la chambre de Zobeïdeh. Une lampe était posée à terre sur la cheminée. Cette lampe n’avait brûlé que peu d’instans, et pourtant elle n’était plus qu’à moitié remplie. Maléka porta une main à son cœur… Elle savait tout désormais. Ombrelle avait péri victime d’un meurtre, et l’auteur du crime, Maléka ne pouvait plus en douter, c’était la compagne même de sa vie, celle qui chaque jour était saluée du nom de mère par leurs enfans.


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.

  1. Littéralement Ombrelle, nom assez commun parmi les esclaves des harems.