Zoïtsa
Revue des Deux Mondes3e période, tome 70 (p. 873-882).
ZOITSA

Dans le courant du mois de mai 1881, je me retrouvais à Athènes pour la seconde fois. Le temps de retenir une chambre à l’hôtel de la Grande-Bretagne, et déjà, entraîné par la nostalgie des souvenirs, je m’orientais sur le Parthénon, obéissant à une attraction tyrannique comme celle du pôle sur la boussole.

Il faisait un temps où, suivant l’adage des pays chauds, on ne rencontre par les rues que des chiens et des Français. L’ardeur du soleil était si dévorante que les couronnes de roses dont les palikares ont coutume d’orner le balcon de leurs fiancées le premier jour de mai se tordaient sur le marbre blanc des façades avec le crépitement de la paille jetée dans un brasier.

Malgré le supplice éloquent de ces pauvres fleurs qui m’avertissaient de redouter une insolation, je m’entêtai à suivre la longue rue d’Éole, en rasant au plus près le bord des maisons, du côté où le soleil laissait courir un étroit ruban d’ombre, comme un refuge pour les déshérités obligés de sortir de chez eux en une pareille journée.

Une fois engagé, un mauvais sentiment d’amour-propre m’empêcha de revenir sur mes pas, car j’avais, tout en marchant, entrevu dans la pénombre des nombreux khani[1] que je rencontrais, les yeux moqueurs de gens, couchés sur des divans, qui fumaient du tabac blond et odoriférant dans leurs narghileh, approchaient tour à tour de leurs lèvres une coupe minuscule remplie de café bouillant, ou bien un verre d’eau glacée avec de la neige des montagnes, et prenaient sincèrement en pitié la folie de cet homme d’Occident ignorant à son âge que les heures de l’après-midi sont faites pour la sieste.

C’étaient des sages. Je dus m’avouer bientôt que la philosophie contemplative de ces buveurs d’eau était la bonne, et, résolu en moi-même de surseoir à mon expédition, je ne demandai plus qu’un prétexte, dernière concession faite au respect humain.

Je parlementais avec ma conscience, les yeux fixés sur les travaux d’une nouvelle église, lorsque le ciel m’envoya inopinément du secours sous la forme d’un palikare étincelant de broderies, bardé de poignards et de pistolets :

Kal’iméra, kyrie (bonjour, monsieur).

— Tiens! c’est vous, mon brave?

Et je tendis la main à cet homme effrayant. Je venais de reconnaître le bon Alexabdros Anemoyanis, un vieux guide qui m’avait piloté autrefois à travers le Péloponèse.

Kai thorn pou pas? (Et où allez-vous donc comme cela?)

— Où je vais? Mais, j’avais l’intention de monter à l’Acropole, j’y renonce, puisque je vous rencontre, et si vous voulez accepter un verre de raki[2]...

Nous entrâmes dans un khani où je laissai mon guide me persuader sans peine qu’il fallait voir le Parthénon au clair de lune, par ces nuits incomparables du ciel de l’Attique qui font étinceler la mer comme un miroir d’argent sous le scintillement des étoiles, et non par la splendeur éblouissante d’un soleil de mai.

Entre autres choses, Alexandre me demanda mon avis sur l’église en construction devant laquelle nous nous étions rencontrés. La question m’était adressée dans une intention si évidente de recevoir des éloges que je n’en fus pas avare. Le meilleur moyen de rendre heureux un Hellène est de s’extasier d’abord sur les moindres choses de son pays. Ma complaisance fut récompensée sur-le-champ ; Anemoyanis me raconta l’histoire de cette église. Elle m’émut beaucoup. La voici :

A la place occupée par la construction moderne, s’élevait il y a quelques années une maisonnette au toit plat servant de terrasse. Les murs bâtis avec de la boue et du marbre, fragmens de colonnes, architraves, métopes, statues peut être, étaient soigneusement blanchis à la chaux et peints suivant la coutume de l’Orient. Auprès de la porte, sous une treille, on avait fait un banc d’un sarcophage antique. Chaque jour deux vieillards, mari et femme, venaient s’asseoir là. L’homme, le regard perdu comme dans la vision de choses lointaines et en dehors de ce monde, restait des heures silencieux à rouler dans ses doigts un chapelet dont les perles, une à une, tombaient toutes noires entre les plis de sa fustanelle blanche. Les jeunes gens se découvraient en passant devant lui, car c’était un soldat de l’indépendance, ainsi qu’en témoignait le ruban bleu de la grande guerre cousu sur sa veste.

Sa compagne, le visage ridé, les mains maigres et tremblantes, inspirait aussi le respect par sa physionomie de bonne vieille soumise au maître et dévouée à l’époux. Elle portait le costume des femmes de Mégare.

Ces bonnes gens, riches de quelque bien aux environs d’Athènes, outre la maison dont j’ai parlé avec son jardin, pouvaient se dire heureux. Rien n’eût manqué à leur tranquille vieillesse si Dieu et saint Isidore, bien souvent invoqués, avaient fait naître un enfant dans leur ménage ; mais le miracle de Sarah ne s’était pas renouvelé ; ils n’avaient après eux personne à qui léguer leur modeste avoir et la tradition de leurs vertus.

La Providence, qui n’abandonne jamais ceux qui l’implorent, y suppléa en fournissant du même coup à ces cœurs simples et craignant Dieu l’occasion d’exercer leur charité.

Les Crétois s’étaient révoltés contre l’éternel oppresseur, et, comme toujours, le gouverneur envoyé de Stamboul noya l’insurrection dans le sang. Nombre de villages n’avaient plus d’habitant. Un entre autres, glorieux par la résistance désespérée qu’y opposèrent les femmes même, fut entièrement détruit, et, sous les décombres fumans, une petite fille, à peine âgée de six ans, fut seule retrouvée respirant encore. Un pêcheur l’emporta dans sa barque et l’amena à Athènes.

Notre couple de bons vieillards, ému de pitié, n’hésita pas à recueillir l’enfant, qui dès ce jour devint, pour employer la belle expression en usage chez les Grecs, la fille de leur âme (psychocovi).

Encore cette paternité toute spirituelle ne suffit-elle pas longtemps à leur besoin de tendresse. Ils trouvèrent plaisir à se persuader qu’il leur était né une fille dans leurs vieux jours, et les soins, les caresses, le dévoûment dont ils entourèrent leur pupille surent effacer peu à peu les visions sinistres dont le meurtre de sa famille, l’horreur de la guerre et de l’incendie avaient effrayé son jeune cœur.

Zoïtsa, — c’était le nom de l’orpheline, — paya tout en une seule fois ; elle leur donna les doux noms de père et de mère. Si le bonheur sans mélange peut être atteint sur cette terre, Zoïtsa et ses parens d’adoption en jouirent certainement durant les quelques années qu’ils vécurent ensemble dans leur petite maison de la rue d’Eole. Sans désirs, comme aussi sans besoins, leur vie s’écoulait ignorée et tranquille, partagée entre les travaux du ménage, la culture du jardin et les longues veillées, le soir sur la terrasse, où l’on vient respirer la fraîcheur de la nuit, quand la lune monte lentement dans le ciel et projette sur la mer sans rides l’ombre immense de l’île d’Égine ou la silhouette agrandie d’une felouque de Syra.

Mais ils aimaient surtout à se rendre à l’église chaque fois que les cloches, en un jour de fête, conviaient les fidèles aux solennités du culte divin. Ils restaient là, debout, à chanter des hymnes grandioses dans une langue sacrée qu’ils comprenaient. Et les prêtres, revêtus de leurs chasubles d’or, avec leurs mitres précieuses, leurs longs cheveux noués, leur barbe blanche, au milieu de l’encens, étaient si beaux et si vénérables qu’on eût dit Dieu lui-même se laissant entrevoir dans un nuage.

Les années les meilleures sont celles qui semblent passer le plus vite, et l’enfant devint grande en même temps que les vieillards atteignaient un âge avancé.

Un jour, Zoïtsa étant allée avec d’autres jeunes filles, ses voisines, récolter au bord de l’Ilissus les premières pousses tendres de la roka, sa mère adoptive vint s’asseoir près de son mari, non sur le banc de pierre, mais un peu plus bas, car elle sait qu’il ne convient pas à une femme de se mettre au même rang que l’époux son seigneur. Lui, cependant, continue de fumer sa chibouque, comme s’il n’avait pas remarqué la présence de sa femme, quoique sa démarche lui ait fait comprendre qu’elle désire lui parler. Mais ne sait-il pas d’avance ce qu’on veut lui dire ? N’ont-ils pas tous deux les mêmes pensées ?

Enfin, rompant le premier le silence :

— Nous sommes bien vieux,.. fit-il.

— Oui, bien vieux, mon ami, avec une fille bien jeune, o kaïmeni[3] ! Que deviendras-tu, ma petite fleur, quand nous serons partis, ton père et moi ?

— Elle se mariera. N’aura-t-elle pas une belle dot ?

— Tu dis vrai, elle se mariera ; les prétendans ne manquent pas qui sont amoureux de l’argent des filles. Mais je ne me console point pour cela.

— En tout cas, nous aurons fait ce qui dépend de nous. — Dieu t’entende !

— Allons, avoue donc que tu as un projet et fais-le connaître, car moi aussi j’ai une idée.

— Pour t’obéir je le dirai. Notre voisin Yani n’est pas riche, mais on ne peut pas dire non plus qu’il est pauvre, puisqu’il gagne autant de drachmes qu’il lui en faut à vendre aux boulangers, pour chauffer leurs fours, les broussailles odorantes qu’il va couper sur le mont Hymette. Pendant l’été, quand l’eau des citernes devient mauvaise, il va encore chercher de l’eau fraîche à la fontaine de Kœsariani et chacun lui en achète. Il est brave, il est honnête, il est bon chrétien. Enfin, j’ai remarqué combien il aime notre fille, qui le regarde à son tour comme un frère aîné. Si Zoïtsa était fiancée à Yani, je crois que je mourrais plus tranquille.

— Nous ferons mieux, femme, et le papas les mariera, car, apprends-le toi-même, j’ai résolu cela depuis longtemps. Zoïtsa n’a que treize ans?.. Eh bien! Yani m’a juré d’être son frère encore... Donc, tu gardes ta fille en attendant que la mort la rende une seconde fois orpheline. Si c’est bientôt, que Dieu la protège et que son mari garde sa parole !

A quelque temps de là, le vieux patriote, sentant sa fin prochaine, fit chercher le papas et lui ordonna de marier Zoïtsa avec Yani. Une table fut apportée auprès du lit du moribond, devant laquelle les fiancés prirent place. Sur un linge blanc étaient déposés les saints évangiles entre deux flambeaux, un verre rempli de vin et un sac de mousseline renfermant des dragées.

Le prêtre revêtit les ornemens sacerdotaux et commença les prières du mariage pendant que les parrains, tenant à la main droite deux couronnes de fleurs d’oranger, échangeaient fréquemment ces couronnes en les posant sur la tête des époux pour montrer la parfaite communauté qui devait désormais les unir.

Les prières dites, quand le papas et les nouveaux mariés eurent bu dans le même verre en signe de communion et qu’on eut distribué les dragées aux assistans, le vieillard bénit sa fille adoptive; il bénit aussi Yani, et tandis qu’il se penchait pour l’embrasser sur les lèvres à la mode grecque, il lui recommanda de ne pas oublier son serment. Alors, une larme brûlante qui tomba sur sa main ridée ayant détourné son attention, il attira sur sa poitrine sa vieille compagne qui pleurait, et, la pressant dans ses bras : « Femme! s’écria-t-il d’une voix forte, je veux que tout le monde sache que jamais tu ne m’as fait un seul chagrin et je veux que tu saches, toi, que jamais je ne t’ai fait une seule infidélité ! » — Après avoir dit cette dernière parole, qui vaut peut-être la plus belle des oraisons funèbres, il mourut. Dans le même mois, sa femme le suivit au tombeau et Zoïtsa resta seule avec Yani dans la petite maison de la rue d’Éole.

Pendant l’hiver qui suivit le départ des bonnes gens, la même existence douce et monotone qu’ils avaient menée jusque-là assura le tranquille bonheur de ceux qui, mari et femme devant le prêtre, restaient néanmoins frère et sœur devant Dieu, et la pure flamme de la kandili[4] qui brûlait nuit et jour sous l’image de la Panaghia, suspendue au chevet du lit de Zoïtsa, n’était pas plus chaste que l’amour de ces deux enfans.

Yani, devenu maître de maison et riche propriétaire, ne voulut point pour cela se croiser les bras, seulement il renonça à ses courses vagabondes dans la montagne, et les nymphes qui habitent les fontaines de l’Hymette ne s’enfuirent plus effarouchées à la vue d’un visage bronzé s’interposant tout à coup entre le cristal de leur onde et la splendeur d’un ciel sans nuages. Grâce à ce génie du commerce, particulier aux Grecs, la fortune de Zoïtsa s’accrut encore entre les mains de son mari.

Toutes les chances de bonheur étaient donc réunies à ce foyer. Zoïtsa se trouvait la plus heureuse femme de l’Attique, et Yani ouvrait son cœur à toutes les espérances en comptant les mois qui le séparaient encore du mnémosynon[5] ; on devait le célébrer au commencement de l’hiver pour le repos de l’âme du vieux patriote et de sa femme. Résolu de dégager ce jour-là sa parole après l’avoir tenue loyalement, il voulait, une fois quitte envers ses bienfaiteurs, ne plus rien promettre désormais que de vouer un éternel amour à celle qui serait alors sa femme, sa chère Zoïtsa.

Hélas ! c’est surtout au moment d’entrer dans le port que les marins doivent faire vigilance ; combien se sont noyés qui voyaient déjà les feux de leurs maisons !

Un matin, les deux jeunes gens partirent de bonne heure pour faire une promenade dans la campagne. Ils suivirent d’abord la route qui mène au village de Képhissia, puis, inclinant vers la droite après avoir atteint les dernières maisons du faubourg d’Hissia, un sentier poudreux, tracé par les troupeaux dans la plaine, les conduisit au bord de l’Ilissus. Quelques pierres jetées par Yani dans le courant firent un gué ; mais Zoïtsa tenait déjà dans ses mains ses tsarouchia de cuir de Russie, cette bizarre chaussure nationale semblable à nos anciens souliers à la poulaine et dont les pointes sont ornées d’un pompon de soie rouge. Elle eut un plaisir d’enfant à baigner ses pieds délicats dans cette eau limpide et à les promener sur le sable qu’elle agitait, en riant, sous ses pas, sans pouvoir troubler la pureté de l’onde; le ruisseau semblait après cela rouler des paillettes d’or comme un nouveau Pactole.

Une fois sur la rive gauche du fleuve, ils suivirent l’Eridanos, tributaire de l’Ilissus, en remontant son cours dans la direction du mont Hymette, masse énorme obstruant le ciel, et qui de loin fait naître la vision d’un éléphant monstrueux couché au soleil, avec sa peau chauve et sillonnée de crevasses, qui reluit.

Les abeilles cependant récoltent encore leur miel incomparable sur cette montagne de la désolation. C’est qu’elles connaissent parmi ce chaos des gorges profondes qu’emplit le murmure d’une source, des oasis pleines de fleurs, d’ombre et de solitude, des jardins embaumés à l’abri du vent qui souffle de la mer, impénétrables aux fournaises qu’allume l’heure de midi.

Le sentier devenait montueux. L’Eridanos, resserré entre les parois de deux rives élevées, se hâtait en murmurant. Ses eaux, depuis la source, n’avaient rien perdu de leur fraîcheur sous le couvert d’arbousiers, de myrtes, de lauriers sauvages qui obstruent son lit. Ces arbustes empanachés de fleurs roses ou de fruits écarlates, semblent un fleuve de sang jailli du cœur de la terre et coulant entre les lèvres d’une blessure vermeille. Mais, quand le zéphyr, qui descend parfois de la montagne, agite, en y creusant des vagues, comme pour compléter l’illusion, la cime touffue des lauriers roses, une atmosphère saturée de parfums troublans inonde l’espace d’alentour.

Dans les pays lumineux que baignent les flots de la mer Egée, toute la nature sent bon. Chaque brin d’herbe que le voyageur écrase distraitement sous son pied, peuple la campagne de nouvelles senteurs. Sous les étreintes irrésistibles du soleil, leur amant, les fleurs et les plantes grasses se pâment au flanc des rochers dans des convulsions amoureuses ; leurs tiges gonflées éclatent ; la sève pleure par tous les pores des larmes odorantes.

Yani et Zoïtsa purent atteindre, avant la trop grande chaleur du jour, le but de leur promenade et se plonger le visage et les mains dans la source même de l’Eridanos ; je veux dire la célèbre fontaine qui jaillit au pied du monastère de Kœsariani.

Le bois qui l’environne reçut, dès les premiers âges, la faveur d’une visite céleste. C’est ici qu’Aurore, fille du soleil et de la rosée, dans cette vallée solitaire, vit pour la première fois le beau chasseur Céphale et lui dit sa passion, mais l’ingrat, indifférent à ses charmes, lui préféra Procris.

Ces lieux conservent encore, de nos jours, la vénération populaire, mais l’Aurore a beau, chaque matin, semer de roses les sentiers que parcourait autrefois le hardi chasseur, fils d’Erechthée, ce n’est plus en l’honneur des faux dieux que, chaque année, le jour de l’Ascension, les Athéniens se rendent en pèlerinage à la chapelle de Kæsariani. Pourtant si quelque jeune femme, impatiente d’avoir des enfans, s’indigne d’une trop longue attente, qu’elle vienne, ainsi que faisaient les païens, boire à la fontaine. L’année ne s’écoulera pas sans qu’elle ait la joie d’être mère. La chose est certaine, comme chacun sait en Attique, en Morée ou dans l’Archipel.

Yani et Zoïtsa s’étaient assis près de la source murmurante. Des platanes au tronc lisse supportaient, colonnes dignes du temple, le dôme séculaire de leurs branches. Les minces rayons que le soleil glissait par les trous du feuillage dessinaient sur le sable et la surface de l’eau de petits ronds lumineux qui tremblotaient comme les ailes de jolis papillons incertains où se poser, chaque fois qu’une brise légère agitait la cime des arbres où les tourterelles roucoulaient en faisant leur nid.

Au dehors, le ciel empourpré de clartés aveuglantes. Au dedans, la discrète lumière de l’alcôve que tamise un rideau voluptueusement tiré. Le printemps, le chant des oiseaux, l’ombre, la solitude, tout invite à l’amour.

Zoïtsa, inconsciente d’un sentiment nouveau qui se révèle, s’appuie avec plus de tendresse contre la poitrine de son mari et, confuse aussitôt sans savoir pourquoi, elle rougit. Mais lui la tient embrassée sur son cœur. Il couvre ses joues de baisers brûlans. Sa bouche murmure à son oreille des paroles qu’elle n’entend pas, mais qui la troublent. Elle ne peut retenir ses larmes et pourtant elle se sent heureuse...

Le soir, quand ils reprirent, sous le regard des étoiles, le chemin d’Athènes, Zoïtsa dit à son mari :

— J’ai bu à la fontaine et j’ai souhaité d’avoir un fils. C’est un péché peut-être ?

Yani était soucieux, il ne répondit pas.

Depuis que les parens adoptifs de Zoïtsa sont morts, un hiver déjà et un été se sont écoulés. L’anniversaire approche avec le nouvel an. La jeune femme, selon l’usage, va préparer pour les agapes funéraires l’orge bouillie, symbole d’immortalité, et les pains au miel incrustés de dragées, image des douceurs que goûtent les bienheureux.

Mais qu’a donc cette enfant? Ses grands yeux noirs sont entourés d’un cercle bleuâtre. Une langueur inconnue pèse, comme un fardeau, sur son corps frêle et débile. Ses lèvres sont pâles. Ah ! ne demandez pas ce qui fait sa joie, mais croyez à la fontaine de Kæsariani. Dans trois mois Zoïtsa sera mère, si Dieu permet.

Cependant, le jour du mnémosynon est arrivé. Ceux qui furent amis des défunts sont réunis dans la métropole. La fumée de l’encens monte vers la voûte avec celle des cierges, tandis que les diacres psalmodient à l’autel et que la foule recueillie alterne avec les papas la récitation des versets.

... O Yani, que tu es blême! Ta bouche s’ouvre pour dire un mot que tu ne peux prononcer. Tu chancelles. Sans cette colonne contre laquelle tu t’appuies, tu tomberais. Parjure ! parjure ! C’est le mort pour qui l’on prie dont tu viens d’entrevoir le spectre. Son visage va toucher le tien : Mon fils, as-tu toujours bien tenu ton serment?..

Du jour qu’on l’emporta évanoui de l’église, personne n’a vu Yani sourire. Nul ne songe à s’en étonner ; on croit avoir surpris le secret de sa tristesse. Zoïtsa, ainsi qu’une fleur qui s’étiole peu à peu, se débat maintenant contre un mal inconnu. Le terme de sa délivrance approche, et les médecins craignent qu’elle ne puisse supporter, à cause de sa trop grande jeunesse, ce bonheur si chèrement acheté : la naissance du premier enfant.

Pauvre Zoïtsa! c’était un soir, dans ton lit nuptial aux couvertures multicolores, près d’un berceau vide dont tu avais amoureusement brodé toi-même tous les petits linges. Ton mari, — tu t’efforçais encore de lui sourire, — se frappait la poitrine, et, la tête enfouie sous l’oreiller où reposait ta tête, la main crispée sur les tiennes, les sanglots dont il étouffait secouaient ses robustes épaules. Le papas était là, les médecins partis. Comme tu venais d’être parfumée avec les huiles saintes, les anges te prirent entre leurs ailes pour te porter au Créateur.

Elle fut ensevelie près des vieillards qui l’avaient adoptée naguère lorsqu’un pêcheur l’amena orpheline de l’île de Crète.

Après que tout fut terminé, quand on eut brisé le kanati[6] sur la tombe, le soir à la nuit tombante, Yani s’en fut errer au milieu des ruines du temple de Jupiter; il savait que, de là, son regard pourrait découvrir la place où l’on avait jeté dans une fosse son courage et sa raison ensemble avec son amour.

Maintenant, plus rien que le remords. Tandis qu’il s’y abandonne, des nuages noirs couvrent le ciel comme un drap funèbre tendu de l’Acropole au mont Hymette. Seule parmi l’obscurité, la flamme rouge d’une kandili brille entre les cyprès du cimetière, veilleuse toujours allumée au chevet des trépassés qui dorment au fond des tombeaux leur sommeil éternel.

Le passant attardé qui voit ce fanal se signe avec terreur. Le peuple dit : « C’est l’œil de la mort. »

Yani marcha, guidé par la lueur jusqu’à ce qu’il vint s’agenouiller en un lieu où la terre fraîchement remuée marquait une tombe récente entre deux tombes anciennes. Des flocons de neige commençaient à tourbillonner au vent et s’attachaient aux branches des arbres.

Toute la nuit, nuit d’hiver longue et glaciale, le gardien du cimetière fut tenu éveillé par des rumeurs étranges que la rafale apporta jusqu’à lui. Il entendit d’abord comme une voix suppliante qui pleurait et demandait grâce; puis des trépignemens sourds sur la terre gelée, le bruit d’une lutte corps à corps ; et cela dura longtemps ; enfin, un cri déchirant, puis le silence. A l’aube, on n’entendait plus qu’une plainte étouffée, de temps en temps, semblable au râle d’un moribond.

Le palikare, redevenu brave avec le jour, se dirigea vers l’endroit d’où les appels semblaient être partis. Un homme était là, couché en travers d’une tombe. Ses mains prenaient à poignées de la neige qu’il appliquait en vain sur une plaie béante pour étancher le sang qui s’en échappait.

— Frère, vite, un papas !

Quand le prêtre fut là :

— O mon fils ! avez-vous pu commettre ce crime sur vous-même?..

— Mon père, écoutez-moi, ne laissez pas mourir un chrétien sans confession. C’est tout ce que j’ai pu faire, voyez-vous, de vivre jusqu’à ce que vous veniez... Ma femme bien-aimée, ma Zoïtsa, c’est ici qu’ils t’ont mise hier et je veux qu’on m’enterre près de toi!.. Je ne me suis pas donné la mort, non, c’est lui, le vieux patriote; il est sorti de son tombeau pour m’égorger... Parjure! parjure! parjure !.. Mais pourtant, puisque c’est mon couteau que j’ai dans la poitrine, c’est que je me suis tué. Alors, mon père, pardonnez-moi ; je vous donne tout mon bien pour bâtir une église.

A la place où s’élevait la maison blanche de Yani et Zoïtsa, on offre maintenant chaque jour le divin sacrifice et c’est dans l’église neuve de la rue d’Eole.


MAURICE DE FOS.

  1. Taverne populaire.
  2. Eau-de-vie à l’anis très en usage sur les bords de la Méditerranée.
  3. Mot à mot : O brûlée ! terme de compassion.
  4. Petite veilleuse suspendue devant les images des saints.
  5. Service de bout de l’an.
  6. Petite amphore que l’on brise sur la tombe des morts et dont les débris ne peuvent être enlevés sans sacrilège.