Zigzags/Un tour en Belgique/II

ZigzagsV. Magen (p. 19-32).
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Ô fallacieux aubergistes ! vous, à qui l’on peut appliquer aussi justement qu’aux femmes le mot de Shakspeare : Perfides comme l’onde, Palforios machiavéliques, hôtes à double face, croyez-vous que, malgré mon apparente candeur, je ne me suis pas aperçu de votre diabolique invention, pour faire perdre à de malheureux voyageurs mourants de faim dix des précieuses vingt minutes accordées par l’implacable conducteur, pour prendre leur repas ?

Je dénonce au monde ambulatoire et touriste cette exécrable ruse, d’autant plus dangereuse, qu’elle se présente sous la forme d’une belle soupière de porcelaine opaque, à filets bleus, remplie d’un potage suffisamment étoilé, ce qui éloigne d’abord toute méfiance ; mais ce bouillon qui a plus d’yeux qu’Argus, a sans doute été fait dans la marmite du diable, avec un volcan pour fourneau, car il dépasse de plusieurs degrés la chaleur du plomb fondu, et bout encore dans l’assiette.

Mon acolyte Fritz, plongeant d’une façon résolue sa tête luisante à travers les tourbillons de tiède fumée qui s’élevaient de cette mixture insidieuse, en prit une énorme cuillerée ; du milieu de l’épaisse vapeur on entendit sortir un cri, et l’on vit bientôt le digne Fritz faisant une grimace horrible et tenant à la main comme un gant retourné les deux premières pellicules de sa langue.

Malgré notre faim plus que canine, instruits par ce fatal exemple, nous sommes forcés d’attendre et de laisser refroidir notre soupe, car, pour tolérer une pareille température, il faudrait avoir le palais doublé, cloué et chevillé en cuivre. Les aubergistes le savent bien, et ils calculent en conséquence ; ce potage si habilement maintenu à cent cinquante degrés centigrades, leur épargne trois ou quatre volailles, et leur sauve complétement le dessert. Ce retard était d’autant plus douloureux, que le plus goguenard des coucous, nous regardant avec les deux trous par où on le remonte, comme avec deux prunelles, semblait nous mépriser infiniment, et nous poursuivre de son tic tac ironique, qui nous disait en langage d’horloge : — L’heure coule, la soupe est toujours chaude.

J’en appelle à toutes les civilisations antiques et modernes, y a-t-il rien de plus noir ?

Un autre inconvénient se présenta : quoique mon ami et moi, nous eussions tâché de n’être pas à table à côté d’une dame, de peur d’être obligés de nous montrer honnêtes et galants, chose fort ennuyeuse quand on veut dîner sérieusement, nous ne pûmes éviter qu’il s’en trouvât une à notre droite. — J’avoue que rien au monde ne me déplaît comme de donner à une inconnue, faite de façon à vous faire estimer heureux de ne l’avoir jamais rencontrée, la seule chose que je puisse manger d’un poulet, c’est-à-dire l’aile et le blanc. Fritz, qui vit ma douleur, tourna habilement la difficulté, en prenant au passage de l’assiette tout ce que le poulet pouvait avoir d’ailes. Par cette manœuvre savante, je ne pus offrir à la dame ni aile ni blanc, Fritz les ayant confisqués d’autorité ; je pris par contenance un petit morceau de peau grillée, et la dame désappointée n’eut pour sa part qu’une cuisse filandreuse et sèche comme elle-même : puis, le magnanime Fritz, feignant d’avoir eu plus grands yeux que grand ventre, me repassa la moitié de sa capture : de cette façon je mangeai l’aile, et je n’eus pas l’air malhonnête, et le beau sexe de la diligence put garder une opinion favorable de moi.

Voilà de ces actions dont on se souvient jusqu’au monument, et qui forment des amitiés indissolubles : Oreste et Pylade, Énée et Achate, Thésée et Pirithoüs s’étaient sans doute rendus de pareils services à table d’hôte. Ô amitié ! quoique M. Alexandre Dumas t’appelle dans Antony un sentiment faux et bâtard, je te proclame ici une chose fort agréable et supérieure à l’amour, sous le rapport des ailes de poulet.

Cette bataille entre les aubergistes et les voyageurs, que l’on nomme dîner, s’étant terminée sans trop de désavantages pour nous, grâce à notre expéditive férocité, l’on nous remit en cage, et nous partîmes au grand galop.

Le petit être excentrique, dodelinant la tête plus fort que de coutume, grommelait entre ses dents : Le mauvais dîner, oh ! mauvais en vérité ! Puis il retombait en rêveries. Après quelques grimaces nerveuses plus fantastiques les unes que les autres, il plongea sa main osseuse dans une des poches de sa redingote, et en retira un portefeuille trop volumineux pour être celui d’un poëte élégiaque ou d’un vaudevilliste. Il ouvrit son portefeuille, et tira d’un des goussets quelque chose de noir, qu’il se mit à observer d’un air de satisfaction indéfinissable. Bon ! me dis-je en moi-même, c’est une boucle de cheveux de sa maîtresse : il paraît que c’est un amoureux ; cependant, il a un drôle de nez et de singulières bottes.

J’aime les amoureux, en étant moi-même un, et je le regardai d’une façon plus bienveillante sans doute, car il me tendit le petit chiffon noir qu’il tenait à la main, comme à quelqu’un qu’il jugeait digne de le comprendre ; puis, il demeura coi dans son angle, fixant sur moi des yeux dont la pupille était complétement entourée de blanc, les lèvres prêtes à se joindre derrière la tête dans un sourire surhumain, et le front illuminé du plus rayonnant orgueil, attendant en silence l’explosion de mon étonnement.

Dignes lecteurs, fussiez-vous Œdipe (prononcez Édipe, comme Kean qui se prononce Kine), vous ne devineriez jamais ce que m’avait donné à examiner le petit monsieur hétéroclite dans l’intérieur de la diligence de Paris à Bruxelles.

Quand j’eus bien retourné la chose dans tous les sens, de l’air d’un singe qui tient une montre, l’être étonnant en redingote luisante me dit avec un ton de jubilation profonde et contenue :

— Eh bien ! monsieur, qu’y trouvez-vous ?

— C’est un petit habit de drap brun cousu de fil blanc, comme les malices de Gribouille ; voilà ce que j’y trouve, monsieur, et rien de plus. Je ne vois pas trop ce qu’on pourrait faire d’un pareil habit. Est-ce que vous seriez, par hasard, directeur des hannetons savants ?

L’individu fit un signe de tête négatif.

— Alors, vous êtes M. Gulliver, et vous revenez de Lilliput avec l’habit d’un des naturels de l’endroit ; pourriez-vous m’en montrer la culotte ?

— Je ne suis pas M. Gulliver, et je ne le connais pas ; je viens de Paris, où j’ai vendu quatorze de ces petits habits cent francs pièce, et je vais comme vous à Bruxelles, où nous arriverons demain soir, s’il plaît à Dieu et aux maîtres de poste ; mais, regardez bien encore l’habit, et surtout la couture.

Je recommençai l’examen ; et je ne vis pas plus clairement que la première fois ce qu’il y avait de curieux dans cet habit de marionnette, hors son excessive petitesse.

— Vous ne voyez rien ? dit le petit être après m’avoir laissé le temps de recueillir mes idées.

— Pardieu, non ! lui répondis-je ; rangez moi, si vous voulez, dans la classe des palmipèdes, ou dans telle classe de l’Institut que vous voudrez, mais je n’y comprends rien.

Et je lui remis le petit habit qu’il fit passer aux autres personnes de la voiture, qui ne se montrèrent pas plus intelligentes que moi.

Alors, avec la majesté d’un mistagogue, ou d’un poëte orphique qui dévoile une allégorie, il expliqua à l’assistance ébahie comme quoi c’était un modèle d’habit d’un seul morceau, cousu avec une seule couture ; problème non encore résolu jusqu’à nos jours. Le fil était blanc pour qu’on pût mieux suivre les méandres de cette unique et triomphante couture.

— Oui, il n’y a pas pour deux sous de drap là dedans, et un centime de fil : eh bien ! cela se vend cent francs, mais c’est l’invention qui se paye.

Je lui répondis qu’un habit sans couture serait une invention supérieure et vaudrait bien deux cents francs, fût-il deux fois plus petit.

— Assurément, répondit-il après une minute de réflexion profonde, mais ce n’est possible qu’en caoutchouc.

Je crus nécessaire, voyant l’intérêt violent qu’il y mettait, de donner des éloges excessifs à cette mirifique découverte, éloges qui exaspérèrent tellement son amour-propre, qu’il ne put garder plus longtemps l’incognito.

— Qui croyez-vous qui ait inventé cela, monsieur ? Peut-être pensez-vous que ce soit un autre ? non ! c’est moi ! J’ai une fameuse tête, allez ! — Je suis tailleur ! Il dit cela avec une expression de suffisance heureuse, très-difficile à rendre, et exactement de la voix dont on dirait : je suis prince, ou virtuose : puis, il ajouta d’un ton plus humain : pour le civil et le militaire, rue d’Or, à Bruxelles.

Diable, dis-je à part moi, — l’aventurier est un prince, l’idiot est un esprit, le chat qui dort un chat qui guette, et mon poëte élégiaque un estimable tailleur.

Me voyant taciturne, il se mit à parler de sa profession, avec un lyrisme transcendantal, qui me rappela plus d’une fois le petit perruquier enthousiaste qu’Hoffmann a si bien peint dans l’Élixir du Diable. — Mais ce n’était pas seulement à la confection des habits qu’il bornait son esprit inventif ; il venait de trouver le moyen de faire des moulins à eau sur les plus hautes montagnes ; découverte aussi utile que celle d’établir des moulins à vent au fond des puits. Il m’expliqua si bien le mécanisme de sa machine, que j’avoue à ma honte que la chose me parut non-seulement possible, mais facile, et que si je n’en donne pas la description ici, c’est de peur que quelque ingénieur ne profite du procédé de mon ami de l’Aiguille et de son associé le charpentier ; il se proposait, du reste, de demander un brevet.

Pendant toutes ces conversations, les arbres filaient toujours, à droite et à gauche ; les teintes roses de l’horizon devenaient violettes ; le paysage s’embrouillait, et le soleil, au milieu de la brume, avait l’air d’un œuf sur le plat ; ce qui est humiliant pour un astre à qui M. Malfilâtre a fait une ode trouvée admirable par d’Alembert.

La différence de température, et la fraîcheur de la nuit qui venait, ayant fait ruisseler sur les vitres une sueur abondante et perlée, qui m’empêchait de distinguer les objets déjà estompés par l’ombre ; une bouffée de brise glaciale me faisant rentrer la tête chaque fois que je la sortais, comme un colimaçon dont on frappe les cornes ; je renonçai à mon rôle d’observateur, et je m’établis dans mon coin le moins incommodément qu’il me fût possible. Pour Fritz, il s’avisa d’un moyen de dormir, qu’un autre eût employé pour se tenir éveillé : il noua son foulard par les deux bouts à la vache de la voiture, passa son muffle dans cette espèce de licol, et but bientôt, à pleines gorgées, à la noire coupe du sommeil. Ce qui m’a beaucoup surpris, c’est qu’il ne se soit pas étranglé bel et bien ; apparemment que Dieu, toujours bon, toujours paternel, veut lui épargner la peine de se pendre lui-même.

Tout le monde dormit bientôt du sommeil des justes, dans la diligence, excepté le centenaire anacréontique, qui lâchait des mots à triple entente et courtisait de près la femme aux trente-deux dents couleur d’or, dont les poteries rendaient des sons de plus en plus inquiétants ; le pâle frère de la mort contre lequel je luttais depuis deux heures, me jeta tant de sable dans les yeux, que force me fut de les fermer, comme le reste de la compagnie. Il existe donc nécessairement ici une lacune dans les descriptions et les événements ; j’en demande pardon au public, mais il me fut impossible de ne pas céder à la nature, lui ayant résisté toute la nuit précédente en faveur de l’Amitié, à qui je faisais mes adieux.

Un cahot assez violent me réveilla, et j’entendis la voiture rouler sourdement comme sur une espèce de plancher ; je baissai la glace, et je distinguai dans l’obscurité une autre obscurité plus opaque et plus intense, comme du velours noir sur du drap noir : c’était Péronne où nous entrions déjà depuis une demi-heure, en passant par une complication de portes et de ponts-levis tout à fait décourageants, et qui aident beaucoup à expliquer la virginité de la susdite Péronne. En traversant une espèce de place, j’entrevis, à la lueur de deux ou trois étoiles, qui avaient mis la tête à la lucarne d’un nuage, une tour à quatre pans vaguement ébauchée. — C’est tout ce que je distinguai. Après avoir roulé encore dans quelques rues étroites, dont la pesante diligence faisait trembler les maisons, nous sortîmes par autant de portes que nous étions entrés.

Péronne traversée, je me rendormis ; quand je rouvris les yeux, le petit jour commençait à poindre ; l’aurore avait des pâleurs charmantes, comme une jeune mariée, et je crois réellement qu’elle n’avait pas couché cette nuit-là dans le lit de son vieil époux. Quant au soleil qui se faisait attendre, je pense qu’il l’avait passée à boire au cabaret, à jouer au brelan chez madame Thétis, car il avait les yeux passablement rouges.

Nous n’étions pas loin de Cambrai. — L’aspect du pays était complétement différent. La température s’abaissait considérablement, et nous nous attendions à toutes minutes à voir paraître les ours blancs et les bancs de glaces flottants. — Ce ne fut guère que sous cette latitude que je m’aperçus que je n’étais plus à Pantin ou à Bagnolet : le type français s’efface pour céder le pas au type flamand ; c’est aussi vers cet endroit que l’usage des bas et des souliers commence à être inconnu, et où l’on prend tant de soin de laver les maisons, que l’on ne se lave jamais la figure.