Zigzags/Pochades, Zigzag et Paradoxes/XI. Réflexions profondes

ZigzagsV. Magen (p. 271-274).

XI. — Réflexions profondes.


Ce jour-là même, on devait installer le lord-maire, et je crus devoir honorer cette solennité d’une barbe fraîche. Comme la vie ne m’amuse pas tous les jours, et que c’est une action imprudente de se mettre un rasoir si près de la gorge quand on s’ennuie, j’envoyai chercher un barbier.

Il vint tout aussitôt, et je pus faire une comparaison entre le barbier anglais et le barbier espagnol. — C’était un jeune homme blond, blême, mince, vêtu de noir, à l’air compassé, ayant quelque chose de l’apothicaire et du médecin ; il fit, en entrant, un salut grave, glacial, raide comme un col empesé, sans me jeter un regard ; puis il sortit de sa trousse un tablier blanc qu’il attacha autour de ses reins et releva sur sa poitrine. Cette opération faite, il renversa les poignets de ses manches, ouvrit une boîte, en tira plusieurs rasoirs dont il examina soigneusement le fil ; il en choisit un, le passa sur une bande de cuir et fit quelques pas de mon côté. Je ne saurais rendre l’air parfaitement mort et la silencieuse activité de fantôme avec lesquels ce barbier mystérieux remplissait les fonctions de son état. Jusque-là il n’avait pas paru, à l’exception du signe de tête exécuté sur le seuil de la porte, s’apercevoir qu’il y eût quelqu’un dans la chambre : il avait pris toutes ses aises, et s’était mis préalablement dans la position la plus confortable.

Je n’étais pour lui qu’un accessoire très-insignifiant de ma barbe. Je me demandais en moi-même, à le voir si froid, si pâle, si morne, si ce n’était pas quelque résurrectionniste mal approvisionné qui voulait se procurer un sujet. Aussi, je jetai instinctivement les yeux sur la portion de plancher qui soutenait ma chaise, dans l’idée de m’assurer s’il n’y avait pas là quelque trappe masquée pour me faire tomber dans un caveau avec une large entaille au cou. J’allais changer mon siége de place, lorsque je fis cette réflexion rassurante que, logeant au second, il ne pouvait pas y avoir de souterrain sous mon parquet, et qu’une trappe, en s’ouvrant, me ferait tomber au premier, juste dans le piano d’une jeune et jolie cantatrice. — L’opération terminée, mon barbier se retira comme un spectre, sans remuer les jambes pour marcher, et comme s’il eût glissé dans une coulisse.

Quelle différence entre ce barbier britannique, triste comme le brouillard, et les barbiers espagnols, gais comme le soleil ! Quel joyeux caquetage autour de ces grands fauteuils de chêne où se placent les fraters dont les boutiques avoisinent la mosquée de Cordoue ! Quel mouvement ils se donnent ! Avec quelle agilité ils grimpent sur les bâtons de la chaise pour vous raser par-dessus la tête ! Et ce qu’il y a de surprenant, c’est qu’avec leurs rasoirs usés jusqu’au dos et leurs contorsions extravagantes, ils vous enlèvent la barbe d’une façon idéale. Figaro, quoiqu’il ait quitté sa veste à boutons d’argent et sa résille de soie, est encore le premier barbier du monde.