Zigzags/Pochades, Zigzag et Paradoxes/VI. Têtes d’anges

ZigzagsV. Magen (p. 241-245).
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VI. — Têtes d’anges.


Jetez en passant un regard sur la Sainte Famille de sir Joshua Reynolds. Murillo ne désavouerait pas cet enfant Jésus et ce petit saint Jean ; mais arrêtez-vous devant une autre toile du même peintre, qui a représenté dans un seul cadre les enfants de lady Londonderry. Il n’y a que des têtes sur un fond de ciel. Jamais plus charmante nichée de séraphins et de chérubins n’a voltigé dans l’azur. — C’est d’une transparence et d’une fraîcheur vraiment idéales.

Qui n’a pas vu un baby anglais ne sait pas ce que c’est que la beauté de l’enfance. La pâle Albion est la corbeille où s’épanouissent le plus heureusement ces jolies fleurs de chair humaine qu’on appelle Arthur, Bobsy, Mary, Harriet, et autres noms charmants oubliés par les botanistes, qui se figurent que toutes les roses poussent dans les jardins, et s’obtiennent par des greffes sur les églantiers.

On se rappelle le portrait du jeune Lambton, de Lawrence, qui, envoyé à l’exposition du Louvre, à Paris, produisit, il y a quelques années, une si prodigieuse sensation : cette carnation de camélia, ces cheveux si soyeux et si brillants, ce regard nacré si sombre et si clair qu’il faisait penser au regard de Byron enfant, cette précoce rêverie, étonnèrent beaucoup les Parisiens, qui crurent avoir devant les yeux une création due à la fantaisie d’un pinceau poétique. L’idéal n’était qu’un portrait ressemblant, car ce type est fréquent en Angleterre, où l’élève des enfants est entendue d’une manière merveilleuse. Bakwell, le Prométhée des bestiaux, ne réussit pas mieux à faire ces bœufs chimériques pour nous, qui ne sont que d’énormes beefsteaks enveloppés d’une peau lustrée comme du satin. À force de brosses, d’eau tiède, de savon, de pierre ponce, de peignes fins et de cold-cream, on tanne les enfants tout vifs, et on leur rend l’épiderme d’une pureté, d’un grain, d’une transparence inimaginables. Le papier de riz, la feuille pulpeuse du magnolia, la pellicule intérieure de l’œuf, le vélin sur lequel les miniaturistes gothiques traçaient leurs délicates enluminures, ne sont que des tissus rêches et rugueux à côté de la peau d’une petite Anglaise de sept ou huit ans, appartenant à une famille aristocratique. Sur de pareilles épaules, l’hermine et le cygne paraissent noirs, la neige tourne à la suie.

Un soir, j’étais à Drury-Lane. On jouait la Favorite, accommodée au goût britannique, et traduite dans la langue de l’île, ce qui produisait un vacarme difficile à qualifier, et justifiait parfaitement le mot d’un géomètre, qui n’était pas mélomane assurément. — La musique est le plus désagréable et le plus cher de tous les bruits. — Aussi j’écoutais peu, et j’avais le dos tourné au théâtre.

J’aperçus dans deux loges différentes deux petites filles charmantes, blondes toutes deux, mais aussi dissemblables entre elles que peuvent l’être une négresse et un albinos.

La première et la plus jeune avait des cheveux d’un blond opulent, presque châtains, aux places moirées d’ombre, roulés en spirales nonchalantes ; son œil gris, plein de résolution, comme celui d’un enfant gâté à qui rien ne résiste, et qui ne se doute pas de la misère et de la souffrance, se promenait fièrement autour de la salle, et de temps à autre, elle allongeait sur le velours rouge de la loge sa petite main rose, gantée d’une mitaine noire ; des couleurs de pomme d’api luisaient sur ses joues rebondies. Sa bouche, teintée par un sang pur et vivace, avait des coins arqués en dedans et une expression délicieuse de bouderie mutine.

L’autre était pâle, et ses joues ressemblaient à des pétales de rose-thé tombées dans du lait ; ses sourcils se distinguaient à peine de son front aux tempes veinées, transparent comme une agate ; ses cheveux minces et faiblement bouclés avaient des tons d’or vert tout à fait singuliers, des cheveux d’Elfe ou d’Ondine ; la première semblait éclairée par le soleil, et celle-là par la lune : ses mains fluettes étaient si délicates, qu’elles laissaient pénétrer la lumière. Ses prunelles, d’un azur tendre comme celui de la pervenche sous la neige, se dessinaient à peine sur la nacre onctueuse du cristallin ; de longs cils, palpitant comme des ailes de papillon, adoucissaient encore son regard mélancolique et velouté.

On aurait dit deux pages du keepsake détachées du livre, et animées par un pouvoir merveilleux.