Zigzags/Pochades, Zigzag et Paradoxes/III. Nègres, White-Horses et Moutons

III. — Nègres, While-Horses et Moutons.


Le port s’éveille et salue le jour ; les vaisseaux étendent leurs vergues comme des bras fatigués de dormir ; les matelots grimpent aux hunes, et de loin ressemblent, à travers l’enchevêtrement des cordages, à des mouches qui se démènent dans des toiles d’araignée. Les poulies grincent, les câbles se tendent en gémissant : des cris plaintifs, des mélopées bizarres accentuent et rhythment les manœuvres des matelots. Voilà un bâtiment qui lève l’ancre : les voiles se développent comme des nuages blancs, depuis les bonnettes basses jusqu’aux pommes des girouettes, car il fait peu de vent, et il faut ramasser le moindre souffle de brise. À bord de ce navire, un nègre, vêtu d’une chemise de laine rouge et coiffé d’un petit chapeau de paille, s’agite avec la joyeuse mièvrerie d’un singe en belle humeur. — Il va, il vient, en se donnant un mouvement extraordinaire. — Est-ce la joie de quitter notre pays, et voit-il déjà le soleil d’Afrique reluire sur sa peau noire ?

Les nègres m’ont toujours beaucoup préoccupés, non pas à la façon des philanthropes ; je ne réclame pas leur émancipation, et je ne suis pas tourmenté du désir de voir des députés de couleur siéger à la chambre. Mais cette race mystérieuse a pour moi un attrait singulier. Évidemment leurs pensées n’ont pas la même teinte que les nôtres, et j’ai peine à croire qu’ils descendent d’Adam, qui était rouge, s’il faut s’en rapporter à son nom. Or, s’ils ne descendent pas d’Adam, ils ne sont pas solidaires de sa désobéissance, et ils naissent sans péché originel, ce qui fait qu’ils n’ont pas besoin d’être rachetés. Aux îles, tous les nègres ont dans leur case le portrait de Napoléon, mais recouvert d’une couche de cirage, et ils barbouillent le diable de blanc. Deburau est Satan pour un nègre.

Nous allons partir. Que de tuyaux, que de fumées, bon Dieu ! — Fumée blanche, fumée noire, fumée rousse, fumée grise ; feu de la première chambre, feu de la seconde chambre, feu de la cabine du capitaine, feu de la cuisine. On dirait, à voir tous ces tubes de tôle, un toit de maison à la dérive. Ce que les Anglais produisent de fumée est prodigieux, abstraction faite des cigares et des pipes : on dirait qu’ils sont mis au monde pour cela.

Les coteaux d’Ingouville font place à de grandes falaises rousses d’un aspect sauvage et féroce. Par opposition, les côtes de l’Angleterre sont entièrement blanches, d’où lui vient son nom d’Albion. Nous sommes en mer.

Voir la mer a été pour moi un désir presque maladif. Dès l’âge de cinq ou six ans, j’étais un des spectateurs les plus assidus du spectacle mécanique de M. Pierre, où l’on représentait des combats, des tempêtes, des naufrages et autres scènes analogues. Je connaissais le nom et la forme de tous les vaisseaux ; j’aurais pu faire le catalogue qui se trouve dans l’ode de Victor Hugo sur la bataille de Navarin. Tout le monde croyait que je me ferais marin, et mes parents, en cas de mauvaise conduite de ma part, se voyaient privés de la ressource de me faire embarquer en qualité de mousse, car ma joie eût été au comble. — Plus tard, j’ai vu la mer, et j’avoue que je l’ai trouvée trop ressemblante au spectacle de M. Pierre ; il me semble que les vaisseaux sont de carton, et glissent sur une rainure ; les vagues me font l’effet de calicot vert glacé d’argent, n’en déplaise à lord Byron et aux descriptions poétiques.

Le temps fraîchit, la lame devient courte, clapoteuse et dure ; le ciel est clair encore du côté de la France ; mais une tenture de brouillard ferme l’horizon du côté de l’Angleterre. L’eau est d’un gris verdâtre ; les white-horses (chevaux blancs) commencent à secouer leur crinière d’écume, et accourent au grand galop du fond de l’étendue. Les white-horses sont appelés chez nous moutons, d’où le verbe moutonner, pour exprimer ces barres blanches qui zèbrent la surface de la mer quand elle devient houleuse, et qui, en effet, ont assez l’air de flocons de laine. N’y a-t-il pas là une différence toute caractéristique ? Les Anglais, peuple hippique, toujours occupés de courses, de races, voient des chevaux partout ; pour eux l’océan est un turf où galopent des coursiers d’écume ; pour le Français, pastoral et troubadour, la mer représente un tapis de gazon vert où paissent de blancs moutons.