Zevaco - Triboulet/Chapitre 1

Triboulet (1901)
A. Fayard (p. 5-10).
TRIBOULET


I

LE ROI

— Ici, Triboulet !

Le roi François Ier, d’une voix joyeuse, a jeté ce bref et dédaigneux appel.

L’être tordu, bossu, difforme, à qui l’on parle ainsi, a tressailli ; ses yeux ont lancé un éclair de haine douloureuse.

Puis sa face tourmentée, soudain, se fend d’un large ricanement ; il s’avança en imitant le furieux aboi d’un dogue.

— Çà, bouffon, que signifient ces aboiements ? demande le roi, les sourcils froncés.

— Votre Majesté me fait l’honneur de m’adresser la parole comme à un de ses chiens ; je lui réponds comme un chien : c’est une façon de me faire comprendre, sire !

Et Triboulet salue, courbé en deux.

Les quelques gentilshommes qui sont là éclatent en folles huées.

— À plat ventre ! crie l’un d’eux. Un chien, ça se couche, Triboulet !

— Ça mord quelquefois, monsieur de la Châtaigneraie. Témoin ce coup de croc que vous a donné Jarnac… sous forme d’un soufflet !

— Misérable insolent ! rugit La Châtaigneraie pâle de fureur.

— La paix ! commande le roi en riant. Or, maître fou, parle sans déguiser : Comment me trouves-tu aujourd’hui ?

Debout devant l’immense miroir, présent de la République vénitienne, le roi François Ier se contemple et s’admire, tandis que deux valets empressés achèvent d’ajuster sa toque de velours noir à plume blanche, son pourpoint de satin cerise et son habit de fourrures.

— Sire, répond Triboulet, vous êtes beau comme le seigneur Phébus !

Et les sonnailles de son bonnet à crête rouge s’agitent avec ironie.

— Pourquoi comme Phébus ? interroge le monarque surpris de la comparaison.

— Parce que, comme celle de Phébus, la tête de Votre Majesté est entourée de rayons ; seulement, les rayons sont figurés par les poils blancs de votre barbe et de vos cheveux !

Triboulet recule en secouant sa marotte et en faisant grincer son ricanement.

Les gentilshommes murmurent, indignés de tant d’audace ; mais le roi a ri, et ils rient plus fort que le roi, plus fort que Triboulet.

François Ier redresse sa haute taille aux épaules d’athlète, son buste large, fait pour les lourdes armures de chevalerie.

Il se tourna vers ses gentilshommes :

— Et toi, Essé, comment me trouves-tu ?

— Jamais Votre Majesté ne me parut plus alerte ; elle rajeunit de jour en jour !

— Comte ! comte ! glapit Triboulet, vous allez faire croire au roi qu’il retombe en enfance. Cela viendra, mais il n’a que cinquante ans encore, que diable !

— Et toi, Sansac ? demande le roi.

— Votre Majesté demeure pour nous un modèle d’élégance…

— Oui, interrompt le fou ; cependant, vous ne vous mettez pas une bosse au ventre pour mieux imiter la proéminente élégance du ventre royal ! Moi, au moins, j’en ai une au dos !

Frénétiquement, les grelots s’agitèrent.

Les courtisans dardèrent sur lui des regards haineux auxquels il riposta par des grimaces.

Le roi se mit à rire bruyamment.

— Sire, s’écria alors La Châtaigneraie avec dépit, Votre Majesté daignera-t-elle nous expliquer d’où lui vient aujourd’hui sa belle gaieté ?…

— Pardieu ! cria aigrement Triboulet, le roi songe à la paix que lui a imposée son cousin l’empereur : il ne perd que la Flandre et l’Aragon, l’Artois et le Milanais. Il n’y a pas de quoi pleurer, je pense !

— Bouffon !…

— Non ?… Ce n’est pas cela ?… Le roi songe peut-être aux massacres qui se font pour Notre Mère l’Église… La Provence noyée dans le sang !… Moi aussi, cela me rend tout joyeux !…

— Silence ! gronda le roi, tout pâle devant ces spectres que le fou venait d’évoquer.

Et il se hâta de reprendre :

— Messieurs, grande expédition ce soir !… Ah ! j’ai cinquante ans ! Ah ! on dit que je me fais vieux ! ajouta-t-il fiévreusement, comme pour s’étourdir. Nous allons voir ! Après Marignan, on disait : Brave comme François ! Je veux qu’on dise encore, et toujours : Jeune comme François ! Galant comme François ! Par Notre-Dame, rions, mes amis, rions, puisque la vie est si douce et que les femmes sont si belles dans notre pays de France…

— Bravo, sire ! Vive l’amour !…

— Votre Majesté ne paraît pas trente ans !…

— Jour de Dieu, mes amis ! L’amour ! Ah ! la divine musique de ce mot : J’aime !… Si vous saviez comme elle est belle dans sa candeur, et comme ces dix-sept printemps mettent à son front d’ange une auréole de pureté !… Et c’est cela qui m’enflamme et jette dans mes veines des torrents de feu ! C’est cette pureté qui brille en son regard, c’est toute cette virginité qui me tente, m’attire, m’affole !…

Devant cette soudaine confession qui éclatait sur les lèvres de François Ier, les courtisans se taisaient, anxieux…

Qui était cette jeune vierge qu’aimait le roi ?

À qui s’adressaient ces transports ?…

Le monarque, maintenant, se promenait avec agitation dans la somptueuse chambre au faste gothique rehaussé par les splendeurs gracieuses du faste de la Renaissance.

Ses yeux flamboyaient. Ses pommettes s’enflammaient. Il redevenait jeune !…

De nouveau, le grand miroir attira son regard.

Il se sourit.

— Non, je n’ai pas cinquante ans ! Est-ce qu’un roi vieillit ! Je suis jeune ! Je le sens aux puissants battements de mon cœur, à l’amour qui délire dans ma tête. J’aime, et je veux qu’elle m’aime !…

— Et si elle ne veut pas vous aimer, elle ? interrogea Triboulet avec un ricanement où il y avait une sourde angoisse.

— Elle m’aimera ! car tel est mon bon plaisir… Ce soir !… Ce soir même, à dix heures… Vous serez là, mes amis… Vous m’aiderez…

— Certes, sire ! s’écria d’Essé ; mais que va dire la belle madame Ferron, quand elle saura…

— Madeleine Ferron ! interrompit le roi.

Il fronça les sourcils et reprit brusquement.

— La Ferron ! Elle m’ennuie ! Elle m’assomme ! Je n’en veux plus ! Elle est devenue une vraie chaîne pour moi !

— Une belle ferronnière ! s’exclama Triboulet.

— Triboulet, le mot est impayable, s’écria le roi épanoui. Il faut le donner à Marot pour qu’il l’enchâsse en quelque ballade… La belle Ferronnière !… Charmant !

— Sublime ! proclamèrent les courtisans.

— Je donnerai le mot à Marot, dit Triboulet, mais vous signerez la ballade, sire !

— Triboulet, tu seras de l’expédition, ce soir ? reprit François qui feignit de n’avoir pas entendu cette allusion à ses plagiats.

— Pardieu, mon prince ! Il ferait beau voir le roi de France faire une sottise qui ne serait pas contresignée par son bouffon !

Retiré dans l’embrasure d’une fenêtre aux vitraux plombés, Triboulet regardait tomber la nuit sur les constructions à demi achevées du nouveau Louvre, qui dressaient dans les brumes du crépuscule leurs ossatures géantes.

Et, en lui-même, le bouffon songeait :

— Il a dit : une jeune vierge de dix-sept ans… Qui peut être cette enfant ?… J’ai peur !…

Une expression de crainte, de douleur et d’angoisse mortelle se figeait sur son visage tourmenté. Quels redoutables problèmes s’agitaient dans ce pauvre cœur ?

— Quant à la Ferron, continuait François Ier… quant à Madeleine Ferron, je vais de ce pas chez elle… Et je lui ménage une surprise telle que jamais plus il n’y aura possibilité de renouer la ferronnière !…

— Voyons la surprise ! demanda Sansac.

À ce moment la porte de la chambre royale s’ouvrit. Un homme vêtu de noir, livide de figure, apparut.

— Voici M. le comte de Monclar, déclame Triboulet qui, en se retournant, reprit son masque de joie sardonique, voici M. le grand audiencier grand prévôt de Paris, terrible chef de notre guet, maître austère de notre police, justement redouté de MM. les truands, tire-laine, narquois, sabouleux et suppôts de Galilée !…

Le comte de Monclar s’était avancé vers le roi, devant lequel il demeura incliné.

— Parlez, monsieur, dit François Ier.

— Sire, je viens vous soumettre la liste des demandes d’audiences, afin que Votre Majesté me désigne ceux de ses sujets, qu’elle daignera recevoir. Il y a d’abord le sieur Étienne Dolet, imprimeur à l’enseigne de la Dolouère d’or.

— Je ne veux pas le recevoir, fit durement le monarque. Vous aurez à surveiller étroitement cet homme qui a d’étranges accointances avec les nouvelles sectes qui empoisonnent mon royaume… Ensuite ?

— Maître François Rabelais…

— Qu’il aille au diable ! Et qu’il prenne garde, lui aussi ! Notre patience royale a des bornes… Ensuite ?

— Vénérable et vénéré dom Ignace de Loyola… Il arrive de Provence.

Le front du roi devient soucieux.

— Je recevrai demain le vénérable Père, dit-il à voix basse.

— Pardieu ! glapit Triboulet. Après les robes de femmes, notre sire n’aime rien tant au monde que les robes de moines !

— C’est tout pour les audiences, sire, reprit le comte de Monclar, mais…

— Qu’y a-t-il encore ?

— Sire, il y a que la Cour des Miracles devient une intolérable peste, qui menace d’empoisonner Paris comme les sectes dont parlait Votre Majesté menacent d’empoisonner le royaume. Il y a que toute la rue Saint-Denis devient inhabitable ; que les rues des Mauvais-Garçons, des Francs-Bourgeois, de la Grande et Petite Truanderie débordent et envahissent les rues saines ; que l’audace des malandrins dépasse toutes les limites et qu’il faut faire un exemple. Deux hommes, parmi ces argotiers, méritent la corde : un certain Lanthenay et un autre qu’on nomme Manfred… Que faut-il en faire ?

— Prenez ces deux hommes et pendez-les !

Triboulet battit des mains :

— À la bonne heure ! On manque de distractions à Paris. C’est à peine s’il y a eu cinq pendaisons hier et huit aujourd’hui !…

Le comte de Monclar s’était incliné avec un sourire de sombre satisfaction.

Puis l’homme noir sortit, dans un grand silence : les gentilshommes du roi, avec un frisson, s’écartèrent involontairement de cette sinistre silhouette qui marchait accompagnée de la Mort… Seul, Triboulet cria :

— Salut à l’archange du Gibet !…

— Ce pauvre Monclar ! dit le roi. Voilà vingt ans qu’il en veut fort à tous ces Égyptiens et Argotiers qu’il accuse d’avoir volé et peut-être tué son jeune fils… Mais maintenant que les affaires de l’État sont réglées, occupons-nous des nôtres. Au logis Ferron… en attendant l’expédition de ce soir. Au logis Ferron ! Je vous promets de l’amusement, messieurs…

Et François Ier suivi de ses gentilshommes, sortit de la chambre royale, fredonnant une ballade…