Préface de
Mercure de France (p. 5-11).


PRÉFACE




Le Livre Bleu, puis le Livre Jaune nous avaient renseignés déjà sur la révolte du Zeïtoun en octobre-décembre 1895 et sur cette admirable défense de cinq mille Arméniens contre soixante mille Turcs. Mais, de ces événements, nous ne connaissions encore que l’histoire extérieure et diplomatique : en voici l’histoire intérieure et militaire. Jour par jour, l’un des chefs du mouvement nous en conte les péripéties, et nous voyons tout ce qui se perdit de sang et d’héroïsme dans la neige du Zeïtoun, pendant cet hiver épique.

Ce journal, où tous les faits sont rapportés, coups de fusil et coups de couteau, batailles et massacres, viols et processions, drapeau rouge et exhibition de reliques, ce récit d’une évidente sincérité et d’une belle franchise s’adresse à tout le public mais surtout à deux classes de lecteurs.

Aux hommes d’État d’abord qui, deux années, laissèrent massacrer tout un peuple sans vouloir intervenir, sans comprendre qu’ici l’intérêt de l’humanité se confondait avec les intérêts de toute l’Europe, sans vouloir se rappeler que l’Europe, et la France surtout, avait des engagements d’honneur et de reconnaissance envers ces gens-là ! Aux hommes d’État qui, depuis cinq ans bientôt, vont répétant le mot du diplomate russe : « Je connais bien des Arméniens, mais je ne connais pas d’Arménie ». La voici, cette Arménie que l’on ne veut pas voir, ce Monténégro arménien qui de tout temps fut libre, dont l’indépendance fut reconnue et protégée par les ambassadeurs français de 1860 à 1870, et qui eût été le noyau de la future nation arménienne, si les diplomates d’aujourd’hui songeaient à préparer à leur pays et à l’Europe un avenir de paix réelle. Elle est toute petite encore cette Arménie. Mais, au début du siècle, la Slavie du Monténégro et la Grèce du Souli étaient plus petites encore, et pourtant l’une et l’autre ont grandi et grandiront, et les succès momentanés du Turc ne doivent pas nous masquer la reculade constante de l’islam devant ces chrétientés délivrées.

Aux députés, journalistes, parleurs, écrivains, à tous ceux, — innombrables, hélas ! — que le récit de ces misères orientales et de cette boucherie humaine ne tira pas de leur indifférence, à nous tous qui, pendant trois années, avons prêté notre silence à la besogne d’égorgement, sous prétexte que les victimes elles-mêmes, bêtes à massacre, acceptaient sans révolte le plaisir du légitime souverain !…

Nous méprisons ces chrétiens d’Orient. Nous ne voyons que leur cupidité et leurs bassesses. Nous ne connaissons que leurs tripoteurs d’affaires et d’argent, leurs vendeurs de femmes et de pastilles, — comme si nous-mêmes nous manquions de ces gens-là ou comme si les nôtres valaient mieux que les leurs. À voir, comme disait l’autre, les qualités que l’on exige d’un peuple esclave, combien d’Européens mériteraient d’être libres ? Voici une poignée de montagnards qui, depuis un siècle, se sont révoltés plus de trente fois, se sont battus et ont victorieusement défendu leur religion et leur indépendance. On vient leur proposer une nouvelle révolte : « Sois loué, ô mon Dieu, s’écrie l’évêque centenaire entonnant à sa mode le cantique du vieillard Siméon, tu peux rappeler ton serviteur ! je commençais à oublier l’odeur du fusil et parfois, pour m’en souvenir, je versais de la poudre dans l’encensoir ! » Et tous se lèvent, et pendant trois mois, sous la neige, sous la faim, ils tiennent tête à une armée décuple, et, quand un jour la défaite est imminente, quant aux attaques du dehors menace de se joindre la révolte intérieure des prisonniers turcs, les femmes elles-mêmes entrent en jeu : retroussant leurs manches, de leur couteau de cuisine, elles éventrent les quatre cents malheureux. Nous aimons le sang rouge et les belles tueries ; le sultan égorgeur est selon notre rêve : soyons impartiaux tout au moins !…

Pour compléter ce livre, prenez, quand vous l’aurez lu, l’Arménie de M. A. Tchobanian[1] et voyez les qualités pacifiques de cette race, son admirable littérature, son aptitude à la parole et à la pensée, son long travail d’éducation et sa soif de connaissances, son douloureux éveil de la servitude bi-centenaire, et son ascension constante, et son patriotisme, et sa fraternité ! « Que vous ayez, écrivait Stéphane Mallarmé à l’auteur, d’un lac de sang qui se reflète en rougeur sur tout visage contemporain pensant, éveillé cette pure leçon initiant à une poésie entière, m’apparaît la plus efficace et délicate piété d’un lettré envers sa patrie, dévastée, meurtrie et prête à renaître de pareilles évocations. »


Victor BÉRARD

  1. Archag Tchobanian : l’Arménie, son histoire, la littérature, son rôle en Orient, avec une introduction d’Anatole France, Paris, 1897, édition du Mercure de France.