Les Siècles morts/Zarathoustra

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.I. L’Orient antique (p. 203-206).

 
Il est né. Les torrents ont bondi d’allégresse
Et les eaux dans leur cours ont reflué vers Lui.
La terre aux prés nombreux contemple avec ivresse
Le nouveau firmament où le soleil a lui.

Il est né, le Très-Saint, le Pur, le Premier Prêtre,
Le Premier Conquérant et le Premier Pasteur,
Le Premier Mazdéen qui proclame et pénètre
Le Verbe primitif, auguste et créateur.

C’est Lui, Zarathoustra, qui rit à la lumière
Comme un rayon naissant sur les sommets neigeux ;
L’avenir prophétique est clos sous sa paupière,
Tel qu’un éclair caché dans un ciel orageux.


Il rit. Les troupeaux lents et repus d’herbe grasse,
Les bêtes des forêts, l’arbre au feuillage épais,
Toute la terre immense où germe et croît la race
Des Aryas pasteurs, dans l’amour et la paix ;

Et tout ce que Mazdâ créa dans l’étendue,
Le monde corporel, le ciel, tout a frémi,
Quand ce rire, flottant sur la bouche attendue,
Fut comme un vent léger sur un lac endormi.

Mais seuls, accélérant leur course vagabonde,
Ivres, jaloux, lascifs, menteurs, toujours vaincus,
Les Dévas, dont la lèvre abjecte bave et gronde,
Vers le berceau divin tendent leurs doigts aigus.

Là gît l’Enfant sauveur, inerte, faible encore,
Zarathoustra, prophète et justicier futur,
Qui les flagellera du fouet âpre et sonore
De la Prière, unie au Sacrifice pur ;

Celui dont la semence, après lés mille années,
Engendrera le Chef incorruptible et fort
Qui, balayant au loin les races condamnées,
Refermera sur eux les portes de la mort.

Qu’il meure ! Et les Dévas, hurlants et pleins de joie,
Les sombres Ravageurs, les nocturnes Jaloux,
Au désert du couchant traînent comme une proie
Le Nouveau-né promis, qu’ont épargné les loups.


La horde, au flanc d’un mont que seul foule, ravage
Et creuse le sabot du bétail vagabond,
En un sentier abrupt, fermé d’un roc sauvage,
Abandonne l’Enfant et disparaît d’un bond.

Soudain, chassant la neige ainsi qu’une avalanche,
Aveuglé de terreur, fou de rage et de faim,
D’un formidable choc heurtant la paroi blanche,
Un lourd troupeau de bœufs roule au long du ravin.

Leur masse bousculée, incessamment accrue,
Descend, se précipite et s’écrase et mugit
Et, plus compacte encore, à bonds pressés se rue
Vers l’unique chemin qu’un sang visqueux rougit.

Mais voici que bondit par-dessus la mêlée
Un taureau gigantesque, à l’œil tranquille et fier,
Qui fronce avec orgueil sa robe immaculée
Et pointe en s’arrêtant ses deux cornes de fer.

Immobile, il oppose à la troupe hagarde
Son poitrail vigoureux, comme un rempart, défend
D’un mur massif la route infranchissable, et garde
Entre ses quatre pieds le sommeil de l’Enfant.

Et le troupeau meurtri, parmi les rochers lisses,
Recule, fuit, s’abat, tombe en amas sanglants.
Un beuglement funèbre emplit les précipices ;
Et le Taureau divin gonfla ses larges flancs.


Le céleste Taureau parla dans l’ombre vaste :
— Quel gardien conduira le troupeau bondissant
Vers l’enclos préparé, si le Déva néfaste
Frappe le nouveau Chef et le Pasteur naissant ?

Vers qui s’élèvera, dans les gras pâturages,
Le sourd mugissement du bétail maladif,
Si le Méchant disperse ou corrompt les fourrages
Qu’aiment la Vache-mère et le Bœuf primitif ?

Je t’implore, ô Mazdâ ! moi le premier des êtres
Dont ta fécondité peupla le monde pur,
Et ma plainte vers Toi monte, ô Maître des Maîtres !
Dans l’aurore éclatante ou sous le ciel obscur.

Protège le Très-Saint que j’ai sauvé moi-même !
Qu’il soit le Guide heureux, le Veilleur sans repos,
Pacifique, pieux, plein du Savoir suprême,
Le Pasteur immortel que suivront les troupeaux.

Que l’homme violent le redoute et s’incline !
Que le Sage grandisse à jamais écouté,
Et sème, ô Créateur ! le grain de ta doctrine
Sur la Terre de joie et de prospérité ! —

Et l’âme du Taureau s’évanouit dans l’ombre.
Et vers Zarathoustra, par les cieux éclaircis,
Volait en souriant, favorable et sans nombre,
L’armée aux casques d’or des saintes Phravasis.