Ambert et Cie (p. Dédic.-).

À MA MÈRE
L. de P.

Yvée Jourdan

Max est venu chez moi, pâle et défait, dans la gravité consciente de ce lendemain de désastre et d’irrésolution, et il m’a dit :

— Qu’allons-nous faire ?

Avec une froide lucidité, je me suis souvenue de tout. J’ai voulu tout examiner.

Ensuite, je lui ai répondu :

— Il faut bien réfléchir. Nous avons besoin de nous mettre d’accord sur chaque circonstance, afin de nous arrêter au parti le meilleur. Je n’ose trop vous demander avis, car vous êtes saisi, malmené, emporté par une mauvaise force. Si mon indulgence est là, qui veut vous croire irresponsable, mon raisonnement m’empêche de vous interroger.

Il m’a dit alors :

— Je suis entre vos mains, Yvée. Faites de moi, faites de toute ma vie ce qui vous semblera juste. Il se peut que je sois égaré… Je n’invoquerai aucune excuse, mais je suivrai aveuglément vos conseils. J’exécuterai vos ordres. Je sais que je me suis écarté de toute dignité. Je suis prêt à faire ce qu’il faudra pour me racheter. Je m’en remets absolument à votre décision.

J’ai répondu, désarmée par son humilité :

— Est-ce du repentir ?… Vous avez piétiné sur tout ce qui est bon et respectable. Je ne veux pas essayer d’élever des barrières entre vous et votre faute, cela serait puéril. Cependant, je ne veux pas désespérer. Vous avez la cruelle habitude d’être seul parmi la foule, de vivre seul au milieu des autres ; vous ne saviez pas comment l’on pense à la famille, à la noblesse, à la régularité de ses devoirs, à la douceur de son foyer, vous ne le pouviez pas. Aussi ai-je pitié de vous. Je sais qu’il ne faut pas compter sur vos paroles ; j’ai appris à connaître et votre inconsistance et votre légèreté qui trompent et qui abusent aisément, car vous êtes rempli de séduction. Je n’ignore pas que vous êtes trois fois homme quant aux lâchetés du Mensonge… Mais vous m’avez parfois laissée entrevoir en vous un coin de tendresse déçue, un intense besoin d’affection, une touchante résignation que je ne puis oublier. Vous m’avez attendrie. Je vous ai écouté ; puis, une mauvaise passion vous a séparé de moi et de vous-même. Vous avez été sans résistance. Au fond, vous avez la mollesse et le laisser-aller des Orientaux. Votre race s’affirme ainsi semblable à la leur. Je vous plains extrêmement. Oui, en face de vous, je me sens envahie par une grande pitié. Vous vous livrez, à moi, sans chercher une excuse, sans songer à vous dérober, entièrement. Vous êtes là, abattu, meurtri, et vous vous accusez dans un douloureux réveil de votre conscience. Je me souviens de ces mots : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul !… » Mais, il y a mon frère et sa belle confiance, ainsi que sa clairvoyance endormie. Quelle chute ! Quel coup ! Quelle irrémédiable destruction ! Vous, qui l’avez trahi… Je me souviens qu’ici il n’a pu réprimer un mouvement, un geste de protestation que je n’ai pas laissé s’affirmer davantage…

J’ai poursuivi :

— Vous qui avez voulu le trahir — au moment où vous lui étiez devenu nécessaire, ce qui augmente encore le poids de votre faute — vous devez m’aider à le laisser toujours dans l’ignorance de tant d’ignominie. De par vos intentions, il a perdu tout à la fois sa femme et son ami… Son bonheur est souillé, brisé, en miettes, son bonheur n’existe plus ! Vous devez consacrer la Bonté retrouvée de votre cœur, ce qui est resté intact et noble en vous, à lui conserver son Illusion, sa Foi et sa Sérénité…

Il a dit :

— Je comprends. Je vous suis tout acquis, douloureusement acquis…

J’ai continué :

— C’est bien, et cela rachètera votre faute. La douleur élève et purifie. Je veux vous croire. Je vais me recueillir. Je vais aussi m’approcher de Lize et de notre maison, de la maison atteinte, ravagée, écroulée dans le Mal. Ce sont des ruines qu’il s’agit de préserver. J’essaierai d’y mettre de nouveau un peu d’Ordre et de Paix. Mon affection pour mon frère est immense, souveraine, elle me donnera de la puissance. Venez chaque jour. Il faut vous tenir près de Reggie, en sa présence. Écartez les pierres de son chemin, les pierres que vous lui avez jetées. Revenez ici, vers moi, dans deux jours. N’ayez plus honte de vous-même. C’est maintenant que vous commencez à recouvrer votre dignité et à connaître la vraie voie.

Quand il m’a quittée, il a baissé la tête sous le poids de sa tristesse et de ses regrets. J’ai senti mon cœur se fondre, ma colère s’apaiser. J’ai compris, à ce moment, que je devais l’encourager… Je l’ai rappelé et je lui ai tendu la main, en lui disant :

— Voyez, déjà je vous tends la main, c’est de toute mon âme, c’est avec de la confiance et de l’espoir, malgré tout. Je vous aiderai, je vous dirigerai, mais je ne pourrai rien sans vous, sans votre ferme volonté. Je vous devrai beaucoup de grâces et tout l’apaisement de mon cœur angoissé, si nous parvenons à éloigner de mon frère une telle amertume.

Alors, je l’ai vu partir, réconforté et résolu.

Je crois en lui.

Je me suis rendue près de Lize. J’ai remarqué qu’elle s’effrayait à mon approche. Je lui ai dit :

— Il ne faut rien craindre de moi, mais de toi-même, car tu as été ton ennemie. Je viens te conseiller, parce que je veux t’aimer toujours. Je t’aimais hier… Cela ne peut — aussi vite — changer. Mon sentiment s’est transformé, a été précipité par le chagrin et la déception, mais il existe. Il faut épargner le semblant de bonheur de Reggie ainsi que sa tranquillité. Ton désir est-il de nous aider ? Cela serait la réparation, la seule réparation. Essuie tes larmes ; elles ne peuvent rien effacer. Viens dans mes bras. Ne parle pas de partir, de mourir… mais recueille-toi, respire, appelle toutes tes forces. C’est un grave moment qui m’amène près de toi, aujourd’hui !

Elle s’est soumise à tout ce qui me semblait bien. Il a été convenu qu’elle se ferait malade, qu’elle tousserait, qu’elle simulerait une toux opiniâtre et de la faiblesse, afin de se tenir à l’écart et convaincre Reggie, pour l’atteindre et l’inquiéter, et aussi pour se retrouver elle-même.

Elle paraît amèrement regretter son fatal entraînement, elle se traite de folle.

Après la première représentation de l’œuvre de Reggie, elle partira, emmenée par lui vers le midi chaud et réparateur, vers l’Italie et ses radieuses beautés qui distrairont ses pensées, qui élèveront son âme, qui la purifieront et la rapprocheront de Reggie.

Ensuite, elle l’entraînera plus loin encore. Il faut que leur absence dure un long temps, se prolonge au delà d’un an.

Notre existence est maintenant sillonnée d’odieux mensonges, de dissimulations, de hontes… C’est pour mon frère qu’au-dessus de ces avilissements je veux encore espérer… Je me dis :

— Il ne faut pas accorder aux êtres des bonheurs qu’ils ne peuvent contenir, des grâces plus fortes qu’eux…

Lize, dans sa défaite et dans sa confusion, peut devenir la créature d’Élection et de Bonté qui se refusait aux joies pures et faciles de notre paisible entente !

Les cygnes noirs ne se plaisent qu’à travers la tempête. Cela sera une leçon unique et sans réplique.

Puis, par moments, mon cœur étouffe… J’ai envie de mourir… de ne plus rien penser de la Vie, de ne plus rien avoir d’Elle… de m’abattre comme une masse. Je songe alors à la vaillance de ces petits soldats remplis de courage qui se jettent hardiment dans la mêlée sous les armes des ennemis, qui tiennent tête ou qui se font tuer… Héroïques exemples !…

On peut mourir plusieurs fois.

C’est la destruction qui renouvelle.

Il meurt en nous, à chaque moment, des choses, et cela, peu à peu, nous transforme.

Ainsi, il est possible de se sentir plusieurs fois mourir.

C’était la mort qui se découvrait à moi, lorsqu’au soir de la triomphale première de l’Opéra de Reggie et de Max, j’ai vu ce dernier l’embrasser d’enthousiasme. Ceux qui nous approchaient applaudissaient à ce compréhensible mouvement d’émotion de deux collaborateurs ivres de leur succès, tandis que moi, je discernais avec horreur le baiser de Judas qui s’échangeait sous mon regard…

C’était aussi la Mort, qui se posait devant moi, inexorable, pendant toute la cruelle journée de mon mariage, alors que j’allais et venais — comme ces automates que de factices et d’étranges forces animent — parmi la foule des amis et des indifférents, vers la nouvelle Vie que l’on me souhaitait heureuse et belle, et dont je mesurais déjà toute l’inévitable douleur.

Ô navrante ironie du contraste des apparences et des réalités !…

C’était encore la Mort qui m’étreignait lorsqu’au même soir de cet impitoyable jour, j’ai vu Reggie, Albe et Lize, s’éloigner et me laisser… ; lorsque j’ai vu le train partir — qui les emportait — et disparaître ; lorsque je me suis trouvée seule, face à face, avec mon existence qui se désagrégeait de toutes ses expirantes beautés… ; lorsque j’ai compris — avec toute la désespérance des réprouvés — que ce qui fuyait ainsi, entraîné dans un tel désastre, ne reviendrait plus, jamais plus…

J’ai envié alors la douce paix des aveugles-nés qui ont toujours ignoré la lumière du jour ! J’ai regretté le sort moins enviable de ceux pour lesquels la clarté s’éteint subitement, et dont l’espoir persiste, dans le souvenir et le regret des choses jadis entrevues.

J’ai envié la fin touchante de ce Gœthe, philosophe à qui la mort arrachait une suprême prière vers la lumière alors qu’elle lui retirait la puissance de la fixer… Comme lui, je me suis prise à répéter :

« her licht ! her licht ! De la lumière ! de la lumière ! »

Tout m’abandonne et tout me livre. Je n’ai pas de consolation.

Cela a été une tempête féroce, soudaine, irrémédiable, qui a tout achevé, et m’a seule épargnée, me laissant, telle une incertaine et lamentable épave, jetée à tous les risques, dans la désolation tragique des ruines amoncelées…

Je ne me sens plus de courage…

J’ai souffert tout ce qu’on peut souffrir.

Je suis gisante, exténuée, et je redoute tout ce qui va venir…

J’ai voulu tout diriger, tout accomplir par une même décision, en un même moment, vers le même point, vers le même but : Conserver la paix de mon frère, l’éloigner de la catastrophe, lui faire emmener Lize, — et moi retenir Max, ici, dans son devoir.

L’Imminence et la Force du danger demandaient une décision prompte. Lorsque tout a été consommé, ce que j’avais de courage m’a quittée. Je me suis trouvée inerte, accablée, fléchie, sans forces…

Je me suis enfermée dans ma chambre, je me suis jetée sur mon lit, j’ai appelé :

— Mon Dieu !… mon Dieu !…

J’ai crié vers Lui :

— Mon Dieu !… vous êtes là, je me tourne vers vous, je vous regarde et je vous parle, mais je ne vous reconnais pas encore. Votre main ne me semble ni trop lourde, ni trop sévère, mais je la sens inexorable ! Je ne vous offre pas de prières, je vous célèbre de toute ma douloureuse ferveur. Je ne puis que me prosterner et vous bénir, vous accepter et vous adorer !

C’est ainsi que vous avez voulu m’exaucer et vous servir de moi. Je sens que c’est ainsi qu’il vous a plu de vous révéler à mon cœur.

Toute mon amertume s’élance, transformée ; votre divine Grâce me pénètre. Je vous immole Yvée, l’Yvée dont je me dépouille, Yvée Lester qui s’enfuit dans la détresse du passé, et je vous implore pour

Celle qui surgit au-dessus de tout cela, pour Yvée Jourdan et ses implacables devoirs.

Je vous implore et je vous remercie d’avoir bien voulu employer mon bonheur pour conserver celui de mon frère… Mais… soutenez-moi, mon Dieu, animez-moi du courage nécessaire.

Veillez sur moi, secourez-moi… Si mes forces m’abandonnent, faites que je vous reçoive en moi.

Alors, mon cœur s’est brisé et j’ai pleuré. J’ai pleuré de continuelles et d’abondantes larmes. J’ai pleuré des larmes merveilleuses qui coulaient d’elles-mêmes. J’ai pleuré toutes mes larmes.

Et, en ce même soir de mon mariage, la Vie nouvelle m’a apporté une divine Grâce, la Grâce de la Résignation !…

À l’occasion de notre mariage, Reggie nous a fait don du pavillon.

Il veut nous garder près de lui. C’est son désir qu’il a ainsi généreusement traduit. Je ne sais si cela adoucira ma peine ou si cela la rendra plus pénible, mais j’ai accepté son cadeau avec une reconnaissance émue.

C’est ma chère petite maison ! Nous l’avons arrangée autrement. Le grand salon délaissé est devenu le cabinet de travail de Max. Nous avons séparé en deux la salle de bains qui était énorme, afin de lui disposer une chambre sommaire, mais confortable. L’antichambre claire et large, qui s’ouvre directement sur le jardin, a été transformée en un salon Louis XV, où nous prenons nos repas. On entre chez nous, maintenant, par le coin le moins fleuri de la serre, et Jean et Madeleine vivent au-dessus de nous et doivent nous servir tant que durera l’absence de mon frère.

Max s’est débattu.

Sa délicatesse souffrait d’avoir à accepter ce confort un peu luxueux qui venait de nous.

Je l’ai compris, et même j’ai été heureuse de le trouver ainsi.

C’est dans cette intention que je me suis mise d’accord avec lui pour convenir que son travail devait, seul, suffire à combler toutes les autres dépenses. Il a tenu à se charger des dépenses de chaque jour ainsi que des gages de nos deux domestiques.

Il dit que cette obligation l’encourage à redoubler d’efforts.

Je pense de la même façon que lui. Il est si nécessaire qu’il travaille assidûment afin de se libérer, pour expier, mériter, pour s’ennoblir, et il m’est doux de savoir que je lui facilite toutes ces choses.

J’ai longuement médité, je me suis dit : — Voici trois mois que je vis au milieu d’un poison qui lentement me pénètre et s’infuse ; à l’exemple royal de Mithridate, qui ne pouvait plus mourir de telles atteintes, peu à peu je m’y suis habituée… Mais il me faut de nouvelles attitudes.

Tous mes espoirs sont indécis, renversés, je n’ai pas de sécurité.

C’est un combat que je livre au Destin. Tout se confond en moi : le Passé, sa quiétude, sa splendeur et sa paix…

Tous les fragments brisés de mon passé qui ne se rassembleront plus ! L’avenir avec ses tristes pressentiments superpose et détruit tout le reste, mais la voûte lointaine et limitée de mes faibles désirs éclaire cependant d’une pâle lueur mes regards éperdus, tandis que douloureuse, passive et résignée, je subis mon destin. Je ferai tout ce que je pourrai. Mon cœur persiste, mais que pourrai-je ?

Max est accoutumé aux détours, aux dissimulations, à toutes les basses turpitudes ; il n’en est pas surpris… Moi, si je les devine, il faut que je m’y fasse…

Comment sortir de tout cela ?

À l’exemple de ces incurables maladies, il y a des révélations et des contacts qui, une fois entrevus, suffisent à empoisonner une âme pour jamais…

 

C’était le lendemain de notre mariage. Je suis allée dans la serre, où j’ai trouvé Max, pensif. Nous nous sommes souri… tristement.

Il est venu s’asseoir auprès de moi et je lui ai dit :

— Pensons à nous… C’est comme cela que désormais nous devons vivre, l’un à côté de l’autre, nous regardant sans masque et sans hypocrisie. Vous, tel que vous êtes, sans l’illusion de vos mensonges et de votre façade persuasive et séduisante, moi, telle que vous m’avez révélée… J’aurai besoin de beaucoup d’indulgence et aussi de soutien. Il faudra que vous m’aidiez, Max. Je ne retrouverai jamais mon âme d’autrefois, ni la paix de jadis. D’ailleurs je ne la rechercherai plus. Ne me jugez donc pas vainement sur ce que j’ai été !…

Il m’a répondu :

— Aucune harmonie ne dépassera jamais l’Harmonie de votre finesse ! Je vous contemplerai, Yvée… Je me sens animé de toutes les vaillances, depuis que je vous ai, là, près de moi. Avec la Beauté qui vous compose, vous serez toujours la plus incomparable, la plus tendre, la plus bienveillante des femmes.

Je l’ai interrompue :

— C’est en vous que je voulais trouver de nouvelles forces, l’indispensable courage, et voici que déjà vous vous appuyez sur ma faiblesse. Il ne faut pas se livrer aux projets ; il ne faut pas s’abandonner aux rêves. Il s’agit de prendre la vie telle qu’elle est, telle qu’elle se montre, telle qu’elle s’impose à nous : ardente, cruelle, aride et difficile. Si le bonheur s’efface, inaccessible, il faut cependant vivre, le cœur léger. Il s’agit pour nous simplement d’un accord qui, par sa douceur, devra remplacer toutes les pures et intactes sensations impossibles…

Il s’est approché de moi davantage et m’a pris la main en murmurant :

— Pourrez-vous jamais m’aimer encore, Yvée ?… m’aimer un peu ?…

Une angoisse m’a étreint la gorge, et je lui ai répondu :

— Je pourrai vous estimer, Max, beaucoup plus qu’aujourd’hui, et cependant, déjà, mon cœur change à votre égard, mais ne parlons pas d’amour… maintenant.

En fixant ses yeux sur les miens, il a insisté :

— Yvée, cela seul serait l’ineffable et divin bonheur retrouvé… la sauvegarde…

Une défaite tremblait en moi dont j’ai ressenti du courroux ! Je me suis raidie, j’ai repris en le fixant :

— Je connais vos regards. Voyez, je puis aisément les soutenir. Je ne vous permets plus de me parler. Je me défie de vos paroles, et je sais qu’il faut les combattre. Si je vous gagne, un jour, à moi, si jamais je crois que vous éprouvez, pour moi, une tendresse au-dessus des vulgaires désirs, c’est dans vos actes que je veux la sentir, dans vos élans, dans tout le bien que vous accomplirez. Il faut que votre douceur et votre persévérance soient les voix qui me charment et me caressent. Il faut vivre auprès de moi, dans l’accomplissement souriant et entendu de vos devoirs. Que votre sollicitude m’évite les déceptions, les secousses, les reproches. Que votre exemple me prouve que vous m’avez écoutée et comprise, qu’il m’entraîne, qu’il fasse disparaître, peu à peu, mes craintes et mon ressentiment, qu’il m’amène doucement vers la paix et la confiance que j’ai perdues.

Il s’est écrié :

— C’est avec violence, avec ardeur que mes désirs s’accordent aux vôtres. Je ne veux rien vous promettre, Yvée, c’est à moi-même que je fais des serments. Je vois, je sais qu’il faut me taire auprès de vous. Ma conduite seule exprimera ce que je ressens, et vous redonnera toutes vos chères et superbes sensations, égarées par ma faute. Je veux, dignement, attendre et mériter mon pardon. Je m’efforcerai de l’obtenir, entièrement soumis à votre Générosité.

J’ai dit :

— Nous n’en parlerons plus. Voyez-vous, il faut que nous renoncions à toutes les paroles… Les paroles enténèbrent et cachent les âmes aux autres âmes. Nous ne nous méfierons jamais assez d’elles.

Il a murmuré :

— Vous savez adoucir toutes les cruautés, Yvée. Demeurez telle que vous êtes. Vous êtes devenue le soutien de mon courage, le but de mes espérances. Il y aura toujours de la splendeur auprès de vous dont désormais je ne saurai m’éloigner.

J’ai senti que je tremblais encore, et comme une sorte de coupable joie qui m’animait. Emportée par une sourde irritation, j’ai dit… trop vite :

— Il y a encore autre chose…

Et je me suis tue, gênée…

Il a attendu un peu… puis il a demandé :

— Quoi donc ?

J’ai répondu :

— C’est difficile à dire.

Après avoir pensé, j’ai ajouté :

— Ne me comprenez-vous pas ?

Il a dit, avec hésitation :

— Je ne sais…

Je me suis sentie tourmentée… Alors, j’ai détourné de lui mon visage, car il trahissait toute ma confusion et, avec efforts, j’ai expliqué :

— Voilà… Je suis votre femme, Max. Cela vous donne des droits que vous refuse la façon dont je la suis devenue… Mais, il faut me conquérir… C’est un crime qui nous a liés… Nos cœurs doivent s’en souvenir. Que deviendrait le fruit d’une telle union ? Que nous rappellerait-il ? Que nous promettrait-il ? Je ne connais pas tout ; cependant, j’en sais assez pour être décidée. Je serai près de vous, à toute heure, sans cesse ; je porterai dignement votre nom, j’essaierai de, tendrement, vous prouver mon affection, mais vous, Max, il faut comprendre ce que je veux… ou plutôt ce que je ne veux pas, ai-je ajouté.

Comme en suppliant, il a simplement soupiré :

— Yvée…

J’ai repris :

— Il faut me conquérir. Il faut d’abord que nos blessures se ferment. Il faut aussi que nos faiblesses se fortifient. Il faut, avant tout, éclairer notre vie, de Beauté. Nous marcherons ainsi, à côté l’un de l’autre, vers un rêve de bonheur, peut-être réalisable. Pour que l’Amour nous pénètre, nous enflamme et nous transfigure, il s’agit de le chercher dans la pureté, dans le respect, dans ce qui sanctifie.

Je n’avais plus de confusion, je me sentais dominatrice, écoutée… approuvée, mais il a murmuré :

— Yvée… Yvée…

Et il y avait dans sa voix de la désillusion. Puis il a paru réfléchir et il a répété de nouveau :

— Yvée… Yvée…

Cette fois, j’ai discerné, dans son intention, comme une menace, qui aurait voulu m’avertir de prendre garde, qu’il se révolterait. Alors, je me suis indignée, j’ai crié :

— Mon Dieu… mon Dieu… quelle confiance puis-je avoir en vous ? Je sens que vous vous refermez de suite !… Me serais-je déjà méprise ? Il y a cinq semaines, était-ce vers moi que se tournaient vos désirs, votre amour ? Quelle pitié !…

Il m’a répondu, en me regardant bien en face, — et il semblait à la fois étonné et blessé :

— Je ne connaîtrai, jamais, assez la déception… Yvée, ma décision est de vous obéir…

Et, il est sorti, brusquement, de la serre…

Je suis resté interdite, stupéfaite, vaguement influencée, mécontente, inquiète, me répétant, encore, ses derniers mots, comme si, contre ma volonté, quelque chose, en moi, d’intime et d’indéfini, aurait attendu — de lui — d’autres paroles.

Ma faiblesse m’effraie… J’ai peur de mes craintes… Je me défie de mes raisonnements…

Je ne connais pas très bien tous ses droits, mais je sais qu’il en a, et que, si les hommes sont brutaux, leur insinuation est d’autant plus à redouter, qu’elle entraîne doucement et fatalement.

Sans hésiter, j’ai fait poser un verrou à chaque porte de ma chambre… un très petit verrou dissimulé.

J’ai compris que de telles explications sont dangereuses entre lui et moi.

Je veux désormais les éviter…

Nous voyons du monde, beaucoup de monde.

Florence Bradfford vient souvent chez nous, presque chaque jour ; elle sort tout le temps, elle aime à aller partout, et m’entraîne.

C’est une compatriote, une jeune fille californienne… Je dis une jeune fille parce qu’elle ne s’est pas mariée, mais elle a bientôt trente ans.

Elle admire, énormément, mon frère qui, de son côté, la trouve absolument délicieuse. C’est vrai qu’elle possède un esprit indépendant, très artiste, épris d’idéal, et cependant pratique. Je me souviens qu’autrefois j’avais pressenti avec joie une possible union entre elle et Reggie.

Elle n’est pas jolie, mais elle a un charme extrême qui séduit exquisement.

Sa démarche est un rythme, une cadence ; sa voix, une harmonie. Elle peut vous dire les choses les plus bizarres, cela vous semble une jolie chanson qui vous intéresse et vous plaît. Elle est ainsi, complète, semblable, et rien ne choque en elle.

Elle s’habille toujours de blanc ; elle mène à sa suite une grande levrette claire qu’elle appelle Chimère ; elle fréquente çà et là, partout, vers qui l’attire, ce qui lui plaît : chez des actrices, chez des danseuses, chez des peintres, le monde des sports et celui, fermé, du faubourg. De tous côtés on l’accepte, on l’accueille et on l’admire. Elle ne médit de personne, et, perpétuellement, sourit :

Son sourire est un vivant poème.

Son sourire possède un charme indéfinissable ; il attire, il séduit, il égaie.

Son sourire promet et s’excuse, il juge et il pardonne, il réjouit de suite.

Son sourire a toutes les nuances.

Je l’ai tant observé que je connais ses moindres significations ; je peux saisir, en lui, de la commisération, du plaisir, de l’indulgence, de l’attendrissement, de la fierté et de la douleur.

Elle doit, même, sourire, en dormant.

C’est une âme d’élite, qui se meut, avec une indicible finesse.

Sa présence est un ravissement ; la caresse de ses mots, une extase.

Le jour de mon mariage — elle revenait d’Espagne — Reggie lui a dit :

— Flossie, je vous en prie, voyez souvent ma sœur pendant que je ne serai pas là.

Elle lui a répondu avec un sourire ambigu et câlin :

— Son mari parle-t-il notre langage ? Non ! Alors j’irai, car il ne faut pas qu’elle s’accoutume trop à la légèreté gracieuse et enchantante des mots français.

Flossie est contre le mariage.

Cependant, tous les hommes l’entourent et la recherchent. Il y en a qui l’ont aimée, demandée. Elle joue parmi eux, s’en sert, les écoute, les mène, sans avoir l’air d’y attacher d’importance, toujours en souriant, avec une sage frivolité.

Elle m’a dit, un jour :

— L’inutilité de tous ces désirs qui se tendent vers moi, me ravit ! Les hommes aiment à se croire dangereux… Il est si facile de les combattre, et, de les vaincre, en souriant !

Flossie se fait un jeu de tout ce qui m’effraie. Elle recherche ce que je fuis. Elle sait se mouvoir parmi les autres, elle sait vivre dans le monde. Elle est forte dans sa fragilité.

Je vais essayer de régler ma faiblesse et ma timidité sur son aisance et sur son savoir-faire.

Elle intéresse et charme, elle s’arrête à temps et s’enfuit et retourne. Elle repart et revient. C’est un modèle délicieux, inespéré, imprégné de toutes les grâces. C’est un exemple parfait.

Je ne l’égalerai jamais, mais sa vision m’encourage vers de jolis espoirs facilités…

Max vient d’être nommé critique théâtral au journal Le Français. Ma joie s’unit franchement à la sienne. Il avait beaucoup désiré ce poste. Le Français est une feuille importante. C’était assez difficile à obtenir.

Il l’a demandé par les Müller-Vœsel qui sont tout-puissants.

Nous irons beaucoup au théâtre, nous aurons notre loge à toutes les premières. On aime assez Max, dans ce coin de monde ; on l’apprécie et on le pousse. J’en suis ravie, flattée pour lui.

Je me considère comme son associée, avec quelque chose de plus intime.

Je ne veux plus penser à autrefois. Je me laisse entraîner vers l’avenir qui s’offre inattendu, tumultueux, en dehors, qui se déroule de lui-même et qui éparpille la mauvaise foule des souvenirs.

Je veux — ainsi que Flossie — sourire… sourire invariablement.

Je me souviens. Reggie, pour m’apprendre à monter à bicyclette, m’a expliqué :

— Ne t’arrête pas, Yvée. Tant que tu seras en mouvement, dis-toi bien que tu ne pourras pas tomber.

C’est ainsi que je vis, maintenant, en mouvement… en perpétuelle agitation et parmi des horizons renouvelés.

Il faut faire aimablement, complètement ce que l’on fait, afin de se rapprocher de la perfection, et la perfection peut et doit se découvrir en chaque endroit et en toutes les choses.

La profondeur de ma vie s’étend et disparaît, en les délicieuses frivolités qui m’occupent et m’absorbent. Je n’ai plus le temps de descendre, profondément, en moi…

Flossie a voulu me conduire chez ses couturières, les sœurs Vallot, afin de me choisir quelques jolis costumes.

Ce sont de véritables artistes qu’on ne peut comparer. Elles ressentent l’admiration, et le respect des lignes. Votre robe est, sur vous, drapée, elle vous enveloppe, vous souligne, vous complète.

Elles ont médité sur moi, puis elles m’ont dit :

— Il est facile de vous comprendre. Ne sortez pas du vert et du blanc. Il faut également que votre cou s’élance toujours d’un simple décolleté carré qui vous détache, et que votre corps s’allonge en des étoffes légères, flottantes que rien n’arrête. Vous possédez un genre, un genre naturel, tout indiqué, et qu’il nous plaira extrêmement d’habiller. Nous vous composerons des choses exquises.

En me reconduisant, Flossie m’a dit :

— C’est vrai que tu as un genre. Tu es heureuse d’avoir un genre à toi, alors que la plupart se donnent tant de mal afin de s’en façonner un. Il y en a qui passent leur vie à se désirer telle ou telle artificielle apparence sans y réussir. Toi, tu as le genre fée, sirène ou nymphe, princesse lointaine ! Elles ont raison : de longues robes, des bijoux précieux et bizarres, de jade, d’émeraude, de perles, de chrysoprases, les diamants aussi. Tu appelles des colliers et des chaînes, des bagues, mais pas de barbares broches, ni de boucles, et ta superbe chevelure relevée très lâche, très floue qui te dérobe sous ses flammes ardentes, qui fait que l’on te devine à peine et que, curieusement, l’on te cherche. Tu ne peux être qu’excentrique, sois-le, très simplement, à tout moment, et pour toutes les choses. Une habitude s’impose, toujours d’elle-même.

Flossie aime à s’occuper de mes cheveux, à les répandre, à les respirer, à les parer aussi. Elle s’extasie, en de jolies réflexions, sur eux. En rentrant, elle les a coiffés, selon son désir, et c’était ravissant. Elle m’a entraînée chez Max qui écrivait, et elle lui a dit, en m’offrant à son regard :

— N’est-elle pas unique et vous plaira-t-elle ainsi ?

Il a levé les yeux, il a souri, et lui a répondu :

— Yvée me plaît, toujours, infiniment, et de toutes façons. Je crains qu’elle ne me plaise trop. Elle est adorable comme cela. Il ne faut pas vous mettre, toutes deux d’accord, pour troubler le cerveau d’un pauvre homme, pour l’envoûter…

Flossie lui a lancé :

— Il ne faut surtout pas qu’elle laisse de place libre… Et je veux croire que votre cœur est grand !

Il a murmuré :

— Il n’y a pas de vide.

Cette petite scène m’a couverte de confusion… sur le moment… puis, d’un espoir aimable, incertain et léger.

Max trouve Flossie charmante.

Au début, elle l’inquiétait un peu. Il la croyait une détestable coquette et seulement cela. Maintenant, il dit qu’elle a une manière exquise de comprendre les choses et de les traduire, qu’elle sait s’intéresser à tout avec élégance et raffinement, qu’elle possède un esprit d’essence tout à fait supérieure qui vous ravit, que sa pose même est devenue si naturelle et l’imprègne de tant de grâce qu’elle ne semble plus de la pose. Elle sourit à Max… plus gentiment qu’aux autres, parce qu’il est mon mari.

Je lui avais confessé :

— Il t’analyse avec crainte et méfiance.

Je ne sais si sa sympathie te sera aisément acquise.

Alors, elle m’a dit :

— Tout de suite, si je le veux. Tu vas voir quelle sorte d’enfants sont les hommes !

Et puis, elle s’est, un peu, occupée de lui… Adroitement, pendant deux jours, elle s’est attardée près de sa table de travail. Ils ont échangé quelques mots, des impressions, et Max a été conquis.

Flossie joint, à une habileté rare, le charme d’une irrésistible séduction. Elle a un cœur précieux. Elle est très bonne pour moi. Elle me sort, peu à peu, de mes pénibles souvenirs ; on dirait qu’elle devine à quel point elle m’est douce et bienfaisante, nécessaire… Elle s’incline vers moi, journellement, avec tendresse, avec sûreté, avec mieux que de l’amitié, comme si elle remplaçait une sœur chérie plus avertie, plus initiée, et qui, affectueusement, se voue.

Flossie est d’un contact mélodieux.

Flossie me fait prendre, en riant, les plus terribles choses.

Tantôt, elle est venue me trouver, dans ma chambre. Elle s’avançait vers moi de sa jolie démarche glissante, et elle m’a menacée, du doigt, tandis que son regard désignait gaiement ma porte :

— Mais que vois-je ? Ceci est nouveau ! As-tu raison, Yvée ? On ne s’en sert pas souvent de ces petits verrous, mais on sait qu’ils sont là, tout prêts à vous défendre, à votre volonté… Cependant, je n’aurais jamais imaginé cela de ta suavité ! C’est une révolte, en somme, un rempart ! Cela m’étonne et me fait rire ! Tu sembles si passive, si soumise !… Qui te croirait usant ainsi d’une arme froide, derrière ta porte ! C’est un peu lâche, darling, ça manque de noblesse et d’envolée… Max est-il donc si forcené !… ou plutôt, un tel doux indiscret ?… Yvée, Yvée, tu n’as pas de courage, tu ne sais rien affronter… Le verrou doit exister dans un regard, dans un serrement de main…

Puis subitement :

— Aujourd’hui, je veux t’apprendre à te maquiller un peu !

Je n’ai pas protesté. Flossie sait immédiatement me convaincre. Sa décision s’admet, sans conteste, son idée me suggère et — à la fois — m’oblige.

Elle a toujours raison. Son goût se montre en tout, et s’impose. Elle sait pourquoi elle fait chaque chose, elle connaît la raison de chaque parole qu’elle prononce, de chaque geste qu’elle indique.

Cette fumée dont elle ombre mes paupières, ce noir dont elle charge mes cils agrandissent mon regard, et le rendent lumineux, profond, intense. Ce petit cœur rouge, au milieu de mes lèvres, m’affirme une bouche, en hauteur, très provocante.

— C’est un fruit, m’a-t-elle dit, un fruit qui s’offre. On veut le mordre, le saisir, il pressent le baiser, et l’appelle. Et puis, crois-moi, conserve, augmente ta pâleur. Du fluide transparent et de la poudre blanche, comme ceci… C’est un semblant, un soupçon qui ne peut pas faire mal, ni flétrir…

Vraiment, tout cela c’est un rien, un rien adroit, subtil, et je ne me reconnais plus. Je me trouve jolie, changée, troublante. Je ne suis plus la même et cependant je me ressemble encore ! Madeleine, qui entrait, m’a contemplée avec étonnement, avec admiration.

Elle s’est écriée :

— Mademoiselle — Madeleine ne peut s’accoutumer à m’appeler Madame — est toute changée !…

Puis elle s’est reprise ainsi :

— Comme Madame est devenue belle !

Flossie m’a dit alors :

— Tu vois ! C’est une conclusion et la meilleure ! N’en dis rien, n’en explique rien à personne. Les femmes doivent avoir de ces secrets. Il ne faut jamais avouer ni découvrir ses fards ou ses petites ruses.

Je veux que la jolie madame Jourdan soit remarquable et remarquée ! Je veux qu’elle dépasse la splendide madame Modès, trop peinte, trop surchargée ! Je le veux, pour la gloire de la jeune Amérique ! Le jour, tu effleureras ainsi la finesse de tes traits, le soir, tu devras accentuer, pour les lumières, me comprends-tu ? Et l’or rouge et vivant de ton admirable chevelure te baignera et te nacrera de ses éblouissants reflets.

Je l’ai longuement embrassée, en lui disant :

— Que je te remercie !… Que tu me fais du bien !

Et, en moi-même, je pensais : Quel incomparable secours ! Quel tact, quelle science, quelle indéfinissable délicatesse, que son amitié m’est précieuse !…

J’ai demandé à Flossie, pour quelles raisons, son caprice l’avait tenue éloignée de nous, depuis le mariage de mon frère. Je croyais connaître le motif et l’excuse de sa négligence. Comme je m’étais trompée ! Comme je la jugeais mal et sottement ! Comme elle est loin de toute banalité !

Elle m’a répondu :

— Au risque de te blesser, je te parlerai franchement : C’était Lize… Lize que je n’aimais pas ! Sa présence, entre vous, me faisait, inconsciemment, souffrir ! Je ne l’ai pas comprise, ni — de cela sans doute — admise, près de vous, entre nous…

Frappée, je lui ai demandé :

— Pourquoi ? Pourquoi ?…

Elle m’a dit :

— Lize est très jolie, même belle, mais Lize m’a fait l’effet d’une enfant. Je déteste les enfants. J’ai horreur de ce lamentable état. Les enfants sont impurs, cruels, impitoyables. Ce ne sont, en somme, que d’inconscients animaux ! Pour moi, tous les hommes sont des enfants… lorsqu’ils se tournent vers les femmes surtout… C’est pourquoi je m’en éloigne, en souriant, mais irrévocablement… Oui… Comprends ma pensée… Lorsqu’ils s’approchent de nous, c’est remplis d’une bestialité qui éclate en leurs regards, même si leurs paroles la déguisent ou la démentent. Ils n’ont plus d’âme, alors, et leur esprit s’efface, possédé… leurs mouvements ressemblent à ceux de certains fauves… C’est l’instinct qui les pousse près de nous…

O ! Triumph of intellect our instinct[1].

Ceci m’a fait penser et craindre… J’ai frissonné sur moi, je lui ai dit, pénétrée :

— Mais, Flossie, comment me juges-tu, moi qui me sens toute faible et petite en ta présence ?…

Elle m’a répondu :

— Tais-toi, ce n’est pas la même chose. Ce n’est plus du tout la même chose. Tu n’es pas une enfant, Yvée, tu es une petite fille ; de là, toute la différence. Il existe des êtres qui ne seront jamais jeunes, d’autres qui ne seront jamais vieux. Il y en a qui seront, toujours, des brutes, d’autres qui seront toujours des anges. Tu me fais évoquer ce mot de Gœthe : « Toi, tu n’es certainement pas coupable, même si tu fais mal. »

L’étonnement de mon regard l’interrogeait encore. Elle m’a expliqué :

— Autant un enfant n’appartient à aucun sexe et ne possède aucune affinité, autant une petite fille se marque, s’affirme, indique ce que fera la femme. Elle en est l’extrait, le symbole. Ses yeux, ses mines, ses coquetteries la préparent. Ses inconscientes perversités l’annoncent. Un enfant dit : j’existe, et c’est tout. Une petite fille dira : je sais bien vivre ! N’as-tu pas lu un livre exquis de Marcel Schwob — le livre de Monelle — sur les petites filles ? Il a si bien saisi tout ce qui les explique. Je te l’apporterai.

La journée s’achevait, une radieuse et claire journée de janvier. Nous étions dans un coin de la serre surchauffée, et bizarrement fleurie. À travers les transparentes vitres, ou voyait l’éclat du soleil s’atténuer lentement ; il disparut soudain, et ce fut la nuit qui nous a doucement baignées.

La voix de mon amie chantait un doux murmure rassurant et mélodieux, et cela m’enivrait. Je l’écoutais me dire :

— Ma chère petite Yvée, ma douce petite fille, ma faible petite fleur… tu m’intéresses étrangement. Je voudrais bien te comprendre. Il faudrait que tu te livres de toi-même, car quelque chose en toi déroute.

J’ai murmuré :

— Je ne te comprends pas…

— Tu es mariée et tu sembles toujours une très jeune fille. On dirait que le mystère qui s’est révélé à toi ne t’a pas atteinte, même corporellement.

J’ai dit :

— Ne suis-je donc pas devenue très grave ?

Elle a repris :

— Tu n’es pas grave. Tu es jolie et tu es douce ; tu sembles incomplète, et cependant, auprès de toi, on se sent à l’abri. Tu sais rester simple et gracieuse, dans le maniéré qui s’attache à tes gestes et à tes poses. Tu es étrange. Tu n’as rien d’absorbé ni de changé, rien de défait ni de surfait. On ne te saisit pas toute, et il serait impossible de bien te définir… On voudrait te comprendre, te connaître, on s’intéresse à ton approche. Tout, en toi, étonne, et rien de toi ne surprend…

En m’excusant, j’ai expliqué :

— Je crois que je ne sais pas m’épancher. Je n’en ai ni le pouvoir ni — je pense — la volonté.

Elle a continué :

— Quelle que tu sois, je suis persuadée que tu n’es pas décevante, Yvée ; au contraire. Tu dois renfermer de belles sensations. Tu es intacte et pure. Il serait bon pour toi de t’animer, de fréquenter, de parcourir. Je te mènerai chez Gillette Larcher.

Alors ses lèvres se sont doucement appuyées sur ma main. J’ai éprouvé une sensation inattendue de vertige, de rêve, puis je me suis sentie au-dessous de cette caresse et j’en suis restée confuse, interdite, gênée. Elle m’a laissée dans cette obscurité. C’était un bruit de soie qui s’éloignait confusément, tel un souffle meurt… qui, pourtant, vous enveloppe, tel un parfum s’efface… mais qui s’imprègne…

Lorsque je suis revenue à moi, je me suis dit avec admiration :

— Comme elle est douce ! Quelle perspicacité !…

Max s’est déjà rencontré plusieurs fois avec le docteur Larcher. Il l’apprécie énormément. Dans vingt-huit volumes de thérapeutique simple et claire, complète, le docteur a su mettre de la lumière utile, et placer cet art à la portée de tous. Un tel travail assidu et bienfaisant l’impose à toute admiration, le met au-dessus de toute critique. C’est un être pétri de supérieure bonté, très savant, qui dispense de grandes grâces avec discernement ; cela en fait une sorte de demi-dieu. Il est grave, austère, indulgent et farouche.

Sa femme — que chacun nomme Gillette — lui oppose un contraste singulier et qui frappe. On est étonné d’un tel assemblage, d’une si étrange adaptation. Puis, on comprend que l’aridité de travaux tellement sérieux doit fondre à la joie spirituelle des saillies de Gillette, de ses câlineries qui dérident, de ses moqueries qui amusent, de ses faiblesses qui distraient.

Gillette est remplie de malice ; elle pétille, elle saute et piétine sur tout ce qui se passe, sur tout ce qui est admis. Avec cela, elle est le charme personnifié. On est sur le point de s’offusquer, de s’éloigner, un regard vous ramène, adoucit, qui déclare : Je suis insupportable, il faut me pardonner. Je suis si heureuse d’être folle… et peut-être — qui sait ? — plus sage que vous !

Autant à cause d’elle-même que par vénération pour la glorieuse célébrité de son mari, tout le monde lui pardonne et l’accepte ainsi. André Larcher se montre très peu, il travaille sans cesse. Gillette l’explique :

— Mon cher ours creuse de nouvelles découvertes, c’est sa façon à lui de rêver ! Il aime à savoir que tout se passe bien sur notre planète, en grand, que la race s’améliore, et que ses maux s’atténuent. C’est à cela qu’il se consacre… à cela, et à excuser toutes mes peccadilles !

Gillette est la légèreté même, une légèreté vibrante et tressaillante ; elle traite tout par-dessous la jambe. Elle a un amant. Loin de s’en cacher, elle le crie partout, et vous tient au courant. Voici comme elle s’en vante :

— Que voulez-vous ? Je vis dans le domaine des expériences, j’ai voulu savoir la différence entre un homme à barbe et celui qui n’en a pas… Elle est immense, la barbe c’est tout l’homme ! Mon amant est coureur, frivole, menteur, il est exquis et provisoire, mais voici cinq ans que cela dure. C’est Robert Lorgeril qui a une écurie de courses ; vous connaissez ? Il est trop joli garçon, trop fort, trop riche, trop bête, c’est un superlatif fini, ça me change, et ça me retient. Si je n’avais pas un amant, avec la liberté que me laissent les recherches successives et ininterrompues de mon mari qui m’abandonne et me délaisse — noblement — pour le bien de l’humanité et pour ses découvertes, comme je pourrais me mal conduire ! C’est effrayant à prévoir, effrayant ! Robert est donc l’amant nécessaire, à sa place, indispensable… Il allège mon mari, le débarrasse et me préserve. Vous devez me comprendre, et me comprendre c’est m’approuver… Si vous désirez que je sois bien sage, c’est facile, vous n’avez qu’à inviter Lorgeril en même temps que moi… et m’aider à cacher cette liaison à André, car elle pourrait le distraire et le déconcerter…

En France, à Paris, il suffit qu’on rit !

Le rire consent, même s’il n’approuve pas, le rire est sans reproche, le rire n’a pas de nuance. Il se dérobe ou il éclate. Il est joyeux. Gillette a bien compris cela. C’est la vraie, la pure et finie Parisienne : elle exagère, elle abuse, elle dépasse avec un chic incomparable qui l’impose et désarme, avec une désinvolture qui la fait adopter.

Nous nous sommes rencontrées chez Flossie. Elle craignait, je crois, de m’effaroucher, car je sentais qu’elle s’atténuait, qu’elle s’efforçait de me présenter suavement, gravement, le meilleur d’elle-même. Elle m’a touchée et conquise. Cela la rendait très gentille. Mais cette attitude n’a pas tenu longtemps !

Nous avons causé de la Vie.

Flossie s’est exprimée en sentiments exquis, avec son petit langage habituel et précieux, profond aussi.

Gillette s’est écriée :

— Pour moi, la Vie, c’est une vaste blague… On se f… des coups et des baisers, ou bien « rien du tout ». Si on veut t’embrasser et que cela t’embête, rue et f… des coups ! Si on te f… des coups quand tu demandes autre chose, embrasse. Si tu ne veux ni coups, ni baisers, f…-nous la paix !

Nous avons ri… Ses boutades sont loin d’être creuses…

Ma vie, à moi, c’est « rien du tout », et si je crains les coups… comme je craindrais encore davantage le danger des baisers !

Max m’a proposé de marcher un peu, en dehors du jardin. Je me suis laissée conduire.

C’était une belle journée d’hiver, claire et froide, pâlement ensoleillée…

Nous nous sommes dirigés vers nos anciennes promenades, vers les bords de la Seine qui longent le Bois, à deux pas de chez nous. Nous avons remonté les mêmes sentiers, suivi les mêmes chemins.

Tout m’a semblé lointain et étranger à ce que nous parcourions jadis…

De la sécheresse ! De la désolation ! Le ciel se reflétait gris, terne, dans de l’eau morte, les squelettes des arbres se dessinaient, tordus et lamentables, s’élevant comme en appel.

Toute la nature gisait, endolorie et consternée.

L’air balayait des cendres, avec douceur, comme s’il avait eu pitié…

J’ai dit à Max :

— C’est attristant et cela refroidit. Quittons ces bords désespérés, voulez-vous ? Pourquoi nous apitoyer, puisque tout doit — sous peu — renaître ?

Il m’a répondu :

— On ne voit aucune promesse.

J’ai répliqué ;

— Non, mais c’est ainsi. Cela est inévitable, nous le savons et chaque exemple l’affirme. Tout ceci est refermé sur de l’espoir.

Comme nous rentrions, il m’a dit :

— Yvée, mon cœur est alourdi d’angoisse. Aujourd’hui il se lamente et n’a plus de courage.

Je me suis éloignée, car j’ai compris ce qu’il voulait. Je suis devenue très pâle, et, durement, j’ai dit :

— Vous vous abandonnez à vos nerfs comme une femme ! Travaillez… et redoutez de tels amollissements !

Il a voulu me suivre, il m’appelait :

— Yvée…

Je ne me suis pas retournée.

Lorsque je me suis enfermée dans ma chambre, j’ai mieux respiré… mais je l’ai entendu qui me criait d’une voix étranglée.

— Yvée, vous n’avez pas de générosité !

Alors, je me suis révoltée en moi-même, j’ai pensé : Puissé-je en manquer davantage !… Puissé-je en manquer jusqu’au bout !

Je sais que la force est dans le renoncement. Et je me suis abattue, sans résistance, sur mon lit… Quelque chose en moi le voulait, l’appelait, qui lui demandait pardon de ma rigueur, qui l’implorait, qui lui criait :

— Trouve, mais trouve donc ce qu’il faut dire ou faire pour effacer et nous confondre, trouve la folie qui nous emportera, et qui saura me vaincre et me contraindre !…

Le courrier m’a apporté une longue lettre de mon frère, un mot de Lize et un griffonnage d’Albe.

Je me suis enfermée avec ces chers trésors… Je ne pouvais pas bien les lire, des larmes m’aveuglaient.

Reggie m’écrit ceci, sur eux, sur nous :

« Notre voyage est beau. Nous te revoyons partout. Mes souvenirs vibrent vers toi, ne cessent de t’évoquer. Je revis nos impressions. En expliquant, c’est de nos âmes que je décris à Lize.

« Ma petite sœur, ma sœur, j’ai la Caresse de toi parmi toutes les choses, j’étreins ton cœur, je le retrouve en chaque ville ardente d’Italie. Ta petite figure est nettement dessinée devant mon regard, et m’empêche de trop te regretter. C’est qu’aussi, en même temps, et toujours, je perçois doucement ton affection, ta pensée qui nous suivent et qui nous accompagnent. Vois-tu, nous ne pouvons qu’un peu nous éloigner, mais il est à jamais impossible que nous nous quittions tout à fait. »

Cher Reggie !…

Il termine en m’annonçant qu’ils vont s’embarquer à Brindisi, pour Bombay, afin de visiter les Indes merveilleuses. De là, ils iront chez nous, en Amérique.

C’est mon entente avec Lize qui s’est ainsi conclue.

Il me croit à l’abri, soutenue, heureuse et gaie, entraînée vers de nouvelles et joyeuses impressions, il est rassuré, content, il sent sa tâche terminée près de moi, et s’en va… afin de remplir tous ses autres devoirs. Sa lettre m’a percé le cœur… mon cœur dolent qui s’endormait, influencé, égaré, parmi les sensations inconnues qui surgissent, démarquent et destituent…

J’ai montré cette lettre à Max. C’était une cruauté nécessaire.

Une faiblesse incompréhensible m’a retenue devant lui. Des souvenirs douloureux me remontaient à l’esprit, qui devaient l’assaillir de même, car nous avons — ensemble — soupiré.

Cela nous liait imperceptiblement.

Il m’a dit :

— Voilà. Je vous remercie. Tout est bien.

Son regard s’est — sur moi — attaché, implorant. Il attendait… Tout d’un coup, j’ai revu Lize, près de lui… Je me suis souvenue des mots qu’il lui disait, de sa douceur, de ses incohérences.

Je n’ai pas eu la force de lui parler.

Je ne me suis jamais sentie si dédoublée. En sa présence, devant sa volonté que je devine, un courage me soutient, impérative et résistante, qui m’abandonne ensuite, et s’exhale en sanglots, en regrets, en craintes, et j’ose à peine me l’avouer… en de vagues et perfides désirs… inexprimables…

Je revois Lize et tout son abandon…

Nous sommes allés à l’Athénée à la reprise de Cœur-de-Moineau.

Justement les Larcher s’y trouvaient. Ils étaient en face de nous.

C’est une pièce alerte et gaie, que je trouve très triste et démoralisante ! Le public — la plupart — aime ce genre-là. Il applaudit, car il y reconnaît ses tares. Sa gaieté les excuse.

À un moment donné, je me suis penchée vers Flossie, je lui ai demandé :

— Qu’en penses-tu ?

Elle m’a répondu, distraite :

— Lorgeril est là, aux fauteuils.

Un instant, j’ai été déroutée, puis j’ai souri : c’est naturel et indiqué… et j’ai mieux regardé Larcher.

Il est très bien, physiquement, bien mieux que Lorgeril. Il a l’air de penser, tandis que l’autre a l’air de vivre puissamment. On ne peut guère les mettre en parallèle.

Larcher est infiniment au-dessus de toute comparaison.

À son tour, Flossie s’est inclinée vers moi et m’a dit :

— Quel est ton avis ?

J’ai suivi mon idée, j’ai répondu :

— Comme je préfère Larcher !

Elle s’est mise à rire et m’a taquinée :

— C’est ton avis sur la pièce ou bien sur la soirée ?…

Je me suis mise à rire aussi, j’ai repris :

— Cet amoureux-girouette qui tourne à tous les vents de son caprice et de son désir est pitoyable ! J’envie sa maîtresse, alors seulement qu’elle en est délaissée, je plains sincèrement toutes celles qu’il approche, qu’il poursuit. Ce sont de pauvres femmes en vérité, de bien pauvres femmes qui se laissent ainsi séduire par un tel personnage !

J’ai observé Max qui avait l’air intéressé. Sa critique répondait à la mienne, mais il trouvait la pièce très bien construite, écrite dans un langage au-dessus de l’ordinaire.

Pendant un entr’acte, Gillette est venue nous voir, elle froufroutait et tourbillonnait :

— Je vous traîne mon ours ! Je vous traîne mon ours, il s’amène, le voici !

Elle nous a présenté Larcher.

Je ne la comprends plus. Je le trouve très séduisant.

On doit se sentir bien, lorsqu’on est auprès de lui. Il doit être facile de vivre doucement à ses côtés.

Lorgeril nous lorgnait. Gillette lui a fait signe de venir, et elle s’est écartée, avec lui, dans les couloirs.

Cela nous a débarrassées. Elle dépare un peu son mari.

Je lui ai dit :

— Il est surprenant de vous voir assister à un spectacle aussi frivole.

Il m’a renseignée ainsi :

— Il n’y a pas de frivolité, là où les plaies du cœur s’étalent. C’est pris, c’est croqué sur le vif. Nous avons tous rencontré ce type. Les femmes s’y laissent facilement prendre. C’est une hystérie, un cas, hélas ! fréquent qui se dissimule sous un certain charme de séduction.

J’ai soupiré :

— Est-ce possible ?…

Et j’ai regardé Max.

Le docteur a souri et m’a murmuré très bas :

— Ne vous inquiétez pas, ne vous effrayez pas : votre mari n’en présente aucun symptôme.

Je me suis excusée, confuse :

— Ce n’était pas à cela que je pensais…

Alors il a ri franchement et s’est exclamé :

— Vraiment !…

Son regard fouille les âmes.

Je me rends compte : je n’oserai jamais aller le trouver et me découvrir devant lui, le consulter pour des faiblesses ou des souffrances qui n’atteindraient que mon corps, mais j’irais très bien vers lui, dans un cas difficile de conscience, dans un moment de trouble ou de détresse, pour un embarras de mon âme.

Je serais sûre de l’intéresser, et d’en revenir soulagée, dirigée, avec de précieuses indications.

Plus tard, j’ai entendu qu’il félicitait Max, sur moi, sur ma beauté, sur ma délicatesse.

Cela m’a fait plaisir… je m’en doutais un peu…

On a parfois de ces sympathies aimables et intuitives…

Vers la fin de cette maussade journée d’interminable pluie, Flossie m’a interrogée :

— Yvée… qu’as-tu en toi ?

Je lui ai répondu :

— Je ne sais… Je me sens vague et béante. Je ne résiste à rien… Un jour, j’ai senti beaucoup de force — c’était pour une grande chose — et c’est, depuis, comme si je m’étais éteinte…

Elle s’est approchée de moi, et elle m’a presque murmuré :

— Yvée… as-tu un secret ?

En insistant, elle m’arracherait tout. Je le sens… Je me suis effarée, je lui ai dit, très vite :

— J’ai un secret… qui n’est pas seulement le mien, Flossie…

Elle a deviné mon inquiétude, elle a compris qu’elle ne devait pas poursuivre. Alors, elle a souri indéfinissablement, et elle m’a dit avec une exquise douceur :

— Chérie… as-tu reçu toutes tes robes de Vallot ?… Veux-tu me les montrer ?…

Il est évident que les Larcher nous recherchent : ils nous invitent, ils viennent nous voir. Cela me fait plaisir à cause de Max. Larcher doit être d’un contact bienfaisant.

Je m’habitue aussi à Gillette.

Elle est très réussie, complète, sociable, c’est son genre, voilà tout.

Max est sévère pour elle. Son jugement se montre sans indulgence, et j’en suis blessée un peu. On dirait qu’il la dépossède d’une chose acquise, convenue, à laquelle elle a droit.

Hier, nous sommes allés dîner chez eux.

Lorsqu’on nous a annoncés, Gillette s’est mise à courir vers moi en s’écriant :

— André, demandez un vase de cristal avec de l’eau fraîche, pour y baigner cette jolie fleur.

J’ai répondu en la désignant ainsi que Flossie qui s’avançait :

— Ne m’isolez pas de mes autres sœurs, plus belles…

Il y avait beaucoup de monde, je portais ma première robe de Vallot, ravissamment jolie : un nuage soyeux de mousselines et de gazes blanches, qui m’enveloppait, léger — idéalement — ainsi que les émeraudes de Reggie.

Mes cheveux ont soulevé des murmures…

Gillette décidait, familière déjà :

— Lorsque nous nous connaîtrons bien, tu les déferas pour nous, Yvée, à nos dîners. Cela rendra les autres femmes jalouses et les hommes fous, et tu seras plus à ton aise.

J’ai pensé : « À mon aise, entre des cœurs fous ou jaloux !… »

On m’a placée — comme nouvelle venue — à la droite de Larcher.

Il m’a absolument conquise.

Gillette expliquait :

— C’est en votre honneur, petite fée sous des flammes, qu’André est des nôtres ce soir. Il ne vient presque jamais à mes dîners. Il faut une grande circonstance. Chez nous, voyez-vous, il y a deux salons bien distincts : celui de Gillette où l’on dit des bêtises, et celui du docteur rempli de gravité. Ils nous rendent universels ! Il y en a pour tous les goûts, au choix ! Mais, dans mille ans, tout cela reviendra absolument au même !

Cette réflexion m’a légèrement peinée.

Larcher riait. Ses yeux sont sincères et bons, et tristes toujours, ses yeux démentaient son rire.

Gillette, irrespectueuse, continuait :

— J’ai prévenu André, je lui ai dit : il faudra écouter et rire de tout. Ne soyez choquée de rien, Yvée… Tout ce qu’on sait devient si peu de chose lorsqu’on songe à tout ce qu’on ne saura jamais.

Le docteur a approuvé :

— Voilà où elle a raison !

Nous nous sommes un peu isolés, mais l’exubérance de Gillette nous atteignait sans cesse, qui nous ramenait.

C’est une maîtresse de maison prolixe : elle s’occupe de tout et de chacun. Elle sait se multiplier à l’infini. Elle doit se donner beaucoup de mal. Son apparente étourderie la rend agréable. Elle est une perpétuelle, une vivante plaisanterie.

À ma droite, j’avais le comte Lavrizzi, le type du vieux beau, lequel n’a cessé de me faire des compliments, de s’extasier, essayant de me conquérir, de m’intéresser et de m’accaparer.

Larcher — qui s’en est aperçu — m’a dit :

— Posséder Lavrizzi dans son sillage est une sorte de consécration.

Et cela m’a un peu flattée.

Max me souriait, de loin. Il paraissait content et satisfait. Il avait près de lui Jacques d’Alsace, l’imaginatif ardent et fantastique, dont l’élégance cherchée et raffinée se démontrait en des bagues bizarres, en des bijoux étranges, en de ridicules vêtements qui ne vont bien qu’à lui. L’expression de son visage contrarie la frivolité de ses doigts gemmés, et la fait ressortir. D’Alsace a toujours l’air costumé. Il parle très bien, et captive.

Il y avait aussi, plus loin, le célèbre écrivain Philippe Ménard, sorte de batracien bouffi, malsain, visqueux, outré, qui pérorait, qui racontait, qui pontifiait. J’ai voulu l’observer. Il appelle le paravent, il crache, il bave, il apostille, aspergeant ses voisins, sans pitié, sans retenue, lançant des petits pois entiers. Il mange goulûment, férocement, il se salit les doigts, les lèvres, les moustaches, il souille son plastron. C’est une atrocité, et cela stupéfie.

Ses yeux sont peints, miteux, ses cheveux teints, ses dents sont fausses et peu sûres.

Il inquiète et dégoûte.

Je l’ai entendu expliquer avec emphase que son foie fonctionnait mal, ainsi que sa vessie, qu’il était obligé de prendre, deux fois par jour, des lavages intestinaux, que Lozzi lui avait enlevé du côté un demi-litre de pus et qu’il agglomérait des calculs !…

Je n’en revenais pas… Ses livres sont si beaux, si poétiques, d’une élégance de style et de pensée, raffinée, sans pareille, qui le distingue !

J’ai dit à Larcher :

— Manger est le premier des instincts. Je crois qu’on peut juger les gens, connaître leur caractère, selon leur façon de manger, mieux que sur leurs paroles et leurs écrits qui souvent les déguisent.

Il m’a répondu :

— Cela est vrai. Je n’ai jamais pu très bien comprendre tous ces dîners auxquels on se rassemble. Se nourrir est une fonction très inférieure de notre pauvre nature. Pensez ! lorsque nous finissons à peine de dîner, déjà nous commençons à digérer ! Quelle horreur !

Nous avons ri. Je lui ai dit :

— Regardez Ménard !

Il m’a répondu :

— Il est hideux, ignoble, mais il écrit ravissamment. C’est un maître. Un être tel que lui devrait se tenir à l’écart, dans son triomphe, très haut, très loin des autres, et ne pas se donner en spectacle. Cet homme qui possède une ironie si fine, une incomparable puissance d’observation, est aveugle sur lui-même. Il ne se voit pas, et cependant, il est illustre.

J’ai parlé de Gillette, j’ai dit :

— Elle est charmante et tellement joyeuse…

Il a prononcé, à peine :

— C’est une enfant !

Je me suis souvenue de certaines appréciations de Flossie, sur les enfants.

Après le dîner on a fait de la musique. Madame Victor Rinberg nous a charmés par l’exquise mélancolie de quelques chansons grises et des fragments de la Carmélite. Elle cultive son Hahn.

Ménard est redevenu nerveux et séduisant. On l’entourait, et on lui faisait fête. Ses gestes, de nouveau, se montraient nobles et maniérés. Il a parlé de la Poésie, de la Sagesse, de la Beauté. Certaines de ses phrases obligeaient l’enthousiasme. Son instinct était satisfait, en repos ! Son instinct le laissait tranquille, lui permettait de s’élever.

Les hommes devenaient libres, les femmes égayées et curieuses. Madame Philippe Ménard a dit exquisement des vers de son mari.

Vers dix heures et demie, les Müller-Vœsel sont arrivés, tapageurs et prépondérants. Le jeune Lorgeril les accompagnait. Gillette a voulu danser, elle courait d’ici, de là, s’empressait de l’un à l’autre, étourdissante, l’œil à tout, l’esprit partout, s’enivrant d’elle-même, tourbillonnant.

Je me suis assise près de Flossie. Son infatigable sourire s’étirait de côté, équivoque, condescendant. Je l’ai imitée, machinalement. Je lui ai dit :

— Je me sens grise de tout ce mouvement, de ce tapage. La tête me tourne un peu, mais c’est bien amusant.

Gillette est venue près de nous, à cloche-pied. en sifflant un air de chasse et nous a averties :

— Lorgeril me fait la tête. Nous sommes brouillés depuis cet après-midi. Je l’ai surpris à la porte de Lucienne d’Argenson. Je ne puis me coucher ainsi, il faut que je l’embrasse. Voyez comme il m’évite. Il se cache dans l’envahissement des Müller-Vœsel. Son regard se détourne. Vous allez voir ! Vous allez voir ! Je vous parie que je vais l’embrasser ici, en plein salon, devant tout le monde, devant mon mari !

Elle a tourné, pirouetté et nous a plantées là. Elle s’est mise à faire l’enfant, l’enfant qui a sommeil, qui se débat en se frottant les yeux, puis elle a disparu. Dix minutes après, elle est revenue habillée en petit marin — dans le costume de son fils aîné qui a douze ans — toute gentille et drôle ainsi, avec ses cheveux dénoués et son grand col.

Elle s’est jetée au cou de Larcher en zézéyant :

— Petit papa, bonsoir ! Gigi veut dormir, mais avant faut qu’il embrasse les zolies dames décolletées et les messieurs qu’ont pas de barbe. Ça pique, la barbe…

Tout le monde s’était rassemblé autour d’elle. On riait, on s’amusait, on était curieux.

Elle a fait le tour et s’est attardée sur les genoux de Lorgeril, — de Lorgeril inquiet et flatté. Elle lui a tiré la moustache et l’a longuement embrassé.

Après, elle a crié impudemment :

— Voilà, Monsieur Lorgeril, ça rendra Lucienne d’Argenson zalouse !…

Quelle perversité ! Mon cerveau éclatait, mon cœur bondissait ! J’étais indignée, outrée. Gillette m’est devenue odieuse. J’ai ressenti une profonde peine pour Larcher.

Ma compassion m’a toute tournée vers lui : il se contentait de sourire avec un air de bonté résignée.

J’ai pensé : Elle dépasse les bornes. Son insolence s’étale hardiment, sans esprit ! Que d’audace ! Et tous ces gens qui rient… Ils approuvent, sans doute. Et puis… j’ai revu Larcher avec sa paisible et bienveillante sérénité, je me suis dit :

— Tant d’indulgence m’accablerait. Cela ressemble à du mépris !…

Nous nous sommes retirés les premiers.

Dans la voiture, je n’ai pu me contenir. J’ai dit à Max :

— Tout cela me fait frémir, et cette femme m’écœure. On ne devrait pas l’admettre.

Il m’a répondu :

— Larcher a eu des torts.

J’ai dit :

— Est-ce possible ?

Il m’a expliqué :

— Son premier tort — le plus grave — a été de la choisir. Ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre, cela saute aux yeux. Ensuite, il l’a gâtée, terriblement, puis délaissée…

J’ai songé qu’eux aussi avaient leur drame, leur misère. Je les ai plaints.

J’ai voulu excuser Gillette. J’ai repris :

— Elle est aimable et bruyante, mais elle a un aplomb infernal. Croyez-vous qu’elle soit heureuse ? Tous ces gens ne peuvent que rire. Lorsque le rire les abandonne, ils ne doivent pas connaître l’apaisement des larmes.

Max a murmuré :

— C’est une manière de prendre la vie. Qui est vraiment heureux ?

J’ai dit :

— Je me sens lasse…

Et insensiblement je me suis appuyée sur lui.

J’ai senti qu’il me serrait dans ses bras.

Il soupirait :

— Yvée, Yvée, comme vous étiez belle ! Vous étiez la plus belle.

J’ai compris que je perdais la tête. Je me suis brusquement écartée en m’écriant :

— Laissez-moi ! Laissez-moi…

Il m’a dit :

— Mon amour ne peut donc pas vous toucher ?

J’ai corrigé :

— Ce n’est que de l’ardeur…

— C’est de l’amour ! a-t-il appuyé.

Son accent m’a remuée ; alors, je me suis voilé le visage en répétant :

— C’est impossible, impossible ! Je revois Lize… je revois Lize auprès de vous !

Je ne puis pas vous croire !

Il m’a reproché :

— Vous êtes impitoyable.

Je me suis ressaisie. J’ai prononcé durement, en raillant presque :

— Est-ce donc moi qui ai tort ? Osez le dire !… Est-il possible qu’on oublie si facilement de si terribles choses !

Le sentiment contraire nous faisait parler de la même façon rapide et concentrée» un peu farouche. C’est ainsi qu’il s’est écrié :

— Assez ! Assez ! Je vous en prie… je n’en puis plus…

Puis il s’est rejeté en arrière, ses yeux se sont durcis, ses traits se sont tirés, tout son corps s’est raidi, il n’a plus dit aucune parole.

Plus tard, j’ai revécu cette scène. Je me suis sentie moins sévère envers Gillette. J’ai repensé à toute la soirée. Je me suis curieusement interrogée :

— S’il m’avait absolument fallu choisir, parmi tous les hommes qui se trouvaient là, pour donner mon baiser… est-ce bien Max que j’aurais préféré ?…

Comme il est facile de se méprendre !

Gillette est venue me voir tantôt, avec Flossie. Elle était morose et grave, vêtue de sombre. C’était une révélation.

Elle m’a demandé :

— Je crois que vous me détestez… Pourquoi ?

J’ai répondu :

— Certes, je vous désapprouve parfois, mais je ne vous explique pas encore assez pour décider.

Elle a tourné sa chaise et s’est mise à cheval, puis, elle a dit gravement :

— Voilà ! Je ne suis pas folle tous les jours.

Flossie s’est exclamée :

— C’est un malheur, un grand malheur !…

Gillette a dit :

— Qu’est-ce qui est un malheur ? Que je sois folle ?

Flossie a expliqué :

— Non, mais que tu ne le sois pas toujours.

J’ai répété :

C’est vrai… c’est vrai… sans trop savoir, afin d’approuver Flossie.

Gillette s’est alors écriée :

— Lorgeril me trompe et m’échappe platement, vulgairement. André m’a toujours tenue à distance. Il est si haut, il aurait pu m’élever, cela n’aurait dépendu que de lui. Voyez-vous, si l’on considère la femme comme une poupée, il ne faut pas la laisser responsable d’elle-même.

J’ai voulu savoir :

— Seriez-vous sans forces ?

Elle m’a répondu :

— Je n’ai que des nerfs. Je vis dans la surexcitation. Quand cela me trahit, je deviens une loque…

Puis elle a paru réfléchir et elle a continué :

— J’ai cependant du discernement.

Lorsque je fais du mal, moi, voyez-vous, c’est que je sais pourquoi, c’est que je le veux bien. Tandis qu’il y en a qui font du mal, qui brisent des cœurs, qui ruinent des existences, inconsciemment, simplement, presque avec bonté, comme si elles ne s’en doutaient pas. Ce sont les plus grandes coupables. Elles détruisent avec candeur, cruellement, impitoyablement, sans se donner la peine de réfléchir, de voir, d’analyser, sans s’attendrir devant la seule fragilité des êtres, se confinant égoïstement dans les chemins tracés et convenus, appris, de leur devoir… Là, il n’y a pas de remède.

Flossie a repris :

— Je vous comprends. Mæterlinck dit si justement, si chrétiennement : « À quoi cela sert-il d’avoir raison, et comme il vaut mieux avoir tort et ne pas faire pleurer ceux qui n’ont pas raison ! »

Je lui ai conseillé :

— Vous avez votre mari qui sait guérir tant de faiblesses… Il faut le chercher, l’appeler…

Elle a éclaté de rire en me répondant :

— Je suis si peu sa femme, et je ne suis malheureusement ni son amie, ni sa cliente.

Ce regret l’excuse. Il m’a peinée envers elle… mais il m’a rassurée pour lui.

Son vertige l’a ressaisie, elle s’est mise à jurer, à crier, à siffler, à tourner parmi toutes ces choses. Elle disait encore :

— Je ne veux plus penser à Lorgeril. C’est vexant. Je changerai d’amant. Voyez-vous, il faut tromper, tromper encore, toujours, sans cesse. Cela vous venge, cela vous fait du bien. On se dit : « Tu peux tout faire, toi, maintenant ; tu peux me mépriser, je t’ai trompé ! Tu ne me dédaigneras jamais autant que je le mérite. » N’ouvrez pas de si grandes mirettes, Yvée, vos cheveux vont les manger. Si votre jeune mari m’entendait !… Voyez-vous, c’est qu’il s’échappe de la femme infidèle un fluide, une chaleur, quelque chose qui attire et séduit, que l’on ne définit pas très bien, heureusement, mais qui se communique. On l’aime davantage, on la désire plus ardemment. André est meilleur pour moi, les jours où je l’ai bien trompé, ça ne rate jamais !

J’ai tressailli d’horreur… Gillette n’a pas de sens moral. Gillette est une dévoyée…

Elle m’a dit en partant :

— Ne me soyez pas trop rigoureuse. Ma façade est un peu criarde, je l’avoue. Je sais que je manque de bon ton. Je crie ce que les autres pensent. Venez me voir, venez nous voir, venez souvent ! André vous apprécie énormément. J’en suis heureuse. Je suis toujours heureuse et flattée lorsqu’il daigne approuver quelque chose en moi, ou autour de moi. Venez bientôt, n’est-ce pas ? Au revoir !…

Ces paroles m’ont causé un plaisir évident, aimable et léger. Je me suis sentie favorisée, contente, réjouie. Gillette m’en a paru excusable, agréable et charmante.

Ensuite, lorsque je me suis trouvée seule, j’ai pensé à sa phrase touchante : « Je ne suis pas folle tous les jours… » Puis, je me suis, moi-même, concentrée. Je me suis dit : « Moi non plus, je ne suis pas triste, tous les jours !… »

J’ai revu les Philippe Ménard chez les Müller-Vœsel. Je les ai bien regardés.

C’est un couple fantastique qui m’a semblé ridicule, mais heureux.

Lui, il a des mains impressionnantes, plus voraces que ses mâchoires lourdes et croulantes, des mains animales, des mains qui ne raisonnent pas, qui n’épargnent pas, qui ne doivent pas savoir la pitié.

Elle, elle a l’aspect d’un ange. C’est une vision, une extase.

Elle est blonde et fine, jolie, avec des regards ardents. Elle sait dire exquisement les vers ; sa manière est ravissante.

Voici comme elle se pose au milieu du salon et s’assied : Sa tête et ses paupières s’abaissent, son buste lentement s’incline. Une de ses jambes s’avance dans un mouvement gracieux, tandis que l’autre se replie, en arrière, et que ses mains se joignent aux genoux. Elle attend, nonchalamment, que le silence se soit parfaitement établi autour d’elle et qu’on se soit rassemblé. Elle a l’air de se recueillir, de s’accorder. Ainsi qu’un musicien apprête son instrument, elle se répète, à voix basse, comme une mélopée, les vers qu’elle a choisis.

Puis, elle se dresse, la tête haute, les bras tombants, elle élève son regard et le fixe lointain, tandis que sa voix chaude et vibrante qui récite, vous pénètre et vous enchante.

Elle sent la poésie, elle l’incarne, elle l’inspire. Tout, en elle, l’exprime magnifiquement.

Suavement émotionnée, j’ai dit à Max :

— L’avez-vous remarquée ?

Il m’a répondu :

— C’est une sublime artiste.

Puis il a semblé réfléchir.

J’ai continué :

— Vous expliquez-vous ce bizarre assemblage ?… Son mari…

Il m’a expliqué :

— Ils sont unis intellectuellement de la plus parfaite façon. Ils s’adaptent et se complètent. Ce sont les plus hautes joies.

J’ai insisté :

— Lorsqu’ils planent. Mais aux autres moments, quel réveil, quelle chute ! Ce Ménard est affreux, épouvantable ! Peut-être ne le voit-elle pas tel qu’il est ; sans doute sa pensée le transfigure… N’importe ! Leur union semble un fatal malentendu ; leur accouplement fait souffrir, il blesse… il est monstrueux, fabuleux.

Il m’a répondu :

— La vie se compose de malentendus qu’on expie.

J’ai poursuivi :

— C’est le contraire des Larcher, et cependant leurs situations sont analogues. Ils sont à plaindre tous les deux et autant l’un que l’autre… Ce sont des victimes… Il n’y a peut-être jamais de bonheur complet…

Puis j’ai pensé plus profondément à Reggie et à Lize, j’ai pensé : « Eux aussi, et nous-mêmes. » J’ai dit :

— Le Destin se moque des êtres. Cette jolie créature de rêve marchant à côté de ce monstre hideux est la victime du sort. Lorsqu’elle se penche sur sa difformité, tout l’idéal qu’elle contient en elle se meut, sans doute, et le transforme… comme les légendes féeriques… Il doit y avoir des grâces…

J’ai vu qu’il m’écoutait distraitement, j’ai ajouté :

— Je vois que je vous trouble, que vous pensez à d’autres choses.

Il m’a révélé avec hésitation :

— Je pensais à vous, Yvée, qui semblez comme elle, une Muse. Je vous évoquais, inclinée sur un petit enfant et lui murmurant de jolis contes… Cela serait d’une autre beauté, d’une beauté plus simple, plus intime, plus réelle…

Je me suis éloignée, chancelante, je me suis dit :

— Par quelle inconcevable cruauté, Max se complaît-il ainsi à évoquer en moi le regret des pures et douces joies qui ne me sont pas permises… par sa faute…

Je suis effrayée de la sensualité que je découvre, en tout, et partout.

Je m’en suis ouverte à Flossie.

Elle m’a dit :

— Voilà… Tu as prononcé le mot. C’est là, la vie. Tout est Sensualité.

La Sensualité règle nos mouvements, nos désirs, nos pensées ; elle nous soumet.

La Sensualité seule explique les bontés, les charités. C’est elle, aussi, qui excuse les crimes. C’est le monstre aux mille pattes, la bête tentaculaire, la pieuvre qui saisit et s’attache. Nous sommes sa facile proie… Elle s’avance, se serre et se resserre, nous enserre encore. C’est elle qui nous tient, nous retient, nous soutient. Elle tourne, se retourne, nous détourne, se transforme, se multiplie. Elle est en nous, elle circule en nous. Essence même de l’être, elle le dirige et l’arrête, le compose et le décompose.

Je me suis écriée :

— Mon Dieu !…

Elle a repris :

— C’est elle le dieu tout-puissant qui gouverne le monde, car, bestiale ou raffinée, c’est elle l’instinct. La Sensualité règne souveraine, despote, tyrannique. On ne peut pas la vaincre, pas plus qu’on ne peut l’assouvir. Elle naît d’elle-même et ne s’éteint jamais. Elle se renouvelle. Elle couve, elle sommeille en nous. Dans notre vie, elle nous envahit et elle est là, toujours, inévitable, impitoyable, invincible jusqu’à la fin. Elle a tous les aspects, toutes les ruses, toutes les colères et toutes les vertus !… La Sensualité du corps fait que l’on se donne… La Sensualité de l’âme vous dit : refuse-toi ! Elle connaît tous les prétextes.

La Volupté, c’est de la sensualité satisfaite, qui se repose, ce qui nous fait un peu mourir…

À ces mots, mon cœur s’est brusquement révélé. Je me suis mieux comprise… Je me suis dit :

Ainsi la Sensualité me fait défaillir, consentante lorsque je respire Max, tandis qu’il me parle et que sa voix m’enchante ; c’est elle aussi qui veut que je le repousse, quand tout mon cœur s’élance et le désire. C’est elle qui se pâme, en moi, mauvaise lorsque je le sens qui souffre près de moi. C’est elle qui retarde, c’est elle — en moi — qui défend. Je suis très sensuelle. Oui, je démêle ma sensualité, je la sens qui respire en moi, mais je ne connais pas la Volupté.

J’ai soupiré :

— La Sensualité vous tord, vous étouffe, elle vous tend vers la Volupté. Comme tout cela m’effraie !…

Alors, Flossie s’est approchée. Elle a mis son visage devant mon visage et elle m’a soufflé ces mots avec une sorte de véhémente colère :

— Que crains-tu donc, Yvée ?… Est-ce ton abandon ?…

Je n’ai plus rien compris. J’ai balbutié :

— Je ne sais pas… Tes mots me troublent… J’éprouve du vertige.

Elle m’a quittée en me jetant ceci :

— C’est l’état le plus parfait, le plus délicieux… Conserve-le longtemps…

Mon Dieu !… mon Dieu !… je me sens toute vaincue…

Cette quinzaine a été fatigante. Elle m’a un peu déroutée.

Nous avons eu deux bals très amusants : un chez Marguerite Greffier, l’autre chez les Müller-Vœsel.

Chez Marguerite Greffier, c’était la reproduction des fêtes galantes. Soirée exquise, pour le ravissement du regard, de la séduction qui s’insinuait en tout, c’était son heure et son enchantement dans un adoucissement de teintes, de nuances, de falbalas et de fatras joliment gracieux, parfumés et enguirlandés où s’exprimaient la charité joyeuse des mensonges, l’aimable urbanité des dissimulations. Ce fut aussi une soirée perverse.

Elle a été le triomphe de Gillette, délicieuse marquise déguisée en bergère, double travestissement. Elle tenait tout le monde à la pointe fleurie de sa houlette.

Je l’ai entendue qui disait au jeune Cachard — le comique apprécié du Théâtre-Français — qui la serrait de près, superbe en Roué de la Régence :

— Ne me regardez pas ainsi, Cachard ! Voulez-vous bien finir ! Vous avez un regard qui chatouille ! Oui, c’est vrai, lorsque vos yeux — sur moi — se posent, il me semble sentir un millier de petites puces me parcourir !…

Cachard riait. Il avait l’air flatté…

Je me suis amusée : comme elle sait se moquer !

Il y avait des artistes, des poses, d’habiles reconstitutions. Flossie et moi, guidées par Max, nous avions pris les costumes de Manon et des Grieux. Nous ne nous sommes pas quittées. Mon mari représentait un jeune seigneur, vêtu de velours du Barry. Cela lui allait très bien, le rajeunissait, semblait lui avoir enlevé ses peines, ses soucis.

Les pavanes et les menuets se succédaient glissants, sur le parquet marqueté d’amaranthe et de violettes, où s’étalaient les grâces des révérences. Les miroirs reflétaient l’étirement des frêles attitudes, des danses affectées, étudiées, jolies… sous les lustres de cristal tintants et transparents. Des saxes animés passaient ; ils échangeaient de frivoles pensées. On démêlait : « Objet charmant de mon désir !… » ou bien : « Calmerez-vous le courroux de ma flamme ? » On ne pouvait vraiment s’empêcher de sourire devant un tel éblouissement. Les pensées les plus folles dansaient parmi les couples. L’art et l’artifice s’y coudoyaient, semblables, l’un sur l’autre calqués. Les mouvements — d’eux-mêmes — se transposaient jolis, de grâce mièvre. On se frôlait avec adresse, on se démasquait, amusés.

Larcher y a fait une courte apparition. Il est venu vers moi, je me suis demandé : « Est-ce lui ?… » Mon cœur m’a répondu par la vivacité d’un battement. Je lui ai donné la main, il l’a conservé longtemps, sans prendre garde. Ainsi les actes les plus importants ne comptaient pas autant qu’un frais éclat de rire. Les sentiments disparaissaient, les sensations vaguaient, légères et délicieuses, superposées et indistinctes.

On se reconnaissait à peine, mais on se devinait.

Il m’a dit :

— Manon… la pécheresse.

Je me suis excusée :

— C’est un détour, un simple déguisement. On se voit à travers une lumière rose ou bleue, sous des étoffes ramagées et soyeuses, mais nos cœurs sont intacts, nous ne les avons pas apportés.

Il m’a dit :

— Le mien est là, le mien se trouble auprès du vôtre.

J’ai voulu plaisanter :

— C’est la nuit des mensonges et des lueurs qui trompent, des grâces fardées, des chevelures qu’on poudre. Tous ces apprêts respirent la bergamote et la galante frivolité. Je ne vous dirai pas de vous taire.

Il m’a tendrement regardée.

— Qu’importent, m’a-t-il dit, ces faussetés, ces leurres, si nous nous retrouvons.

J’ai continué, en riant toujours :

— Amusons-nous, ce soir, comme si nous nous aimions un peu, à travers toutes ces choses… Ce sera une chère folie.

Il m’a répondu :

— Coquette, ce n’est pas ainsi que je vous évoque… que je vous veux… Le flirt est une tentative qui use les forces de l’amour et le détourne.

Ravie au fond, j’ai balbutié avec un peu d’effroi :

— Le flirt est un péristyle fleuri, il prépare. C’est de saison, ce soir… C’est dans la note ! N’avez-vous pas lu le carton ?

Il s’est impatienté :

— Il ne faut pas vous divertir à nos dépens, madame. Cette fête est amoindrissante. Adieu, Manon, au revoir — vous — à plus tard et autrement, j’espère.

Je suis de son avis, mais je ne veux pas le revoir autrement.

Je ne suis pas rassurée.

Larcher me semble autoritaire. Je crois qu’il ne doit pas savoir attendre, ni supplier. Je crois qu’il prend, sans se donner. Il me fait peur, et cependant m’attire.

Je suis mécontente de moi.

J’ai dû lui paraître très sotte.

Je crains de lui avoir déplu…

À la soirée des Müller-Vœsel, le costume grec était de rigueur. Quel contraste ! Ce devait être le triomphe des lignes, du naturel et de la régularité. J’ai trouvé cet ensemble déplaisant et grossier. Cela sentait la mascarade ou la vulgaire figuration. Ces draperies sincères, aux plis antiques, cette simplicité primitive et hautaine juraient avec l’expression des regards. Cette pureté visiblement voulue souffrait de toute l’impureté contenue qui se masquait, mais que l’on savait latente — en nous — et prête à éclater.

Une gêne s’imposait, lourde et inévitable, étouffante. Ces sandales, ces péplums avaient l’air de s’excuser de nous sembler ainsi obscènes. Les démarches paraissaient ridicules, insensées, grotesques. Les lumières elles-mêmes vacillaient, découragées, lugubres. Il aurait fallu le soleil, la vérité, le naturel, la force et la puissance des races qui commencent, tandis que la faiblesse des dégénérescences s’étalait cruellement, se marquait en chaque geste, dans le moindre détail.

À peine entrée, Flossie s’est penchée et m’a dit :

— Quel sacrilège !

J’ai murmuré :

— Cela me blesse aussi. Nous ne resterons pas longtemps. Cela manque d’harmonie. Cela démarque cruellement les êtres. En vain l’on cherche où poser suavement son regard.

Elle a repris :

— C’est l’infériorité de la transposition qui établit la déchéance cruelle des êtres et des temps. Constatation navrante. Ils ont été mal inspirés. Vois ces tailles grotesques, équarries, déformées par le corset. Elles rendent les femmes ridicules. Les hommes seraient plus supportables sans l’étroitesse de leurs épaules. Il aurait fallu faire un choix d’êtres de complète beauté. La médiocrité de la masse hurle. Elle ne supporte pas la majesté grande et simple de ce style.

j’ai revu Larcher. Sa gravité était de mise. Il m’a paru le seul noblement beau. En sa présence, une pénible impression s’est évanouie. Je l’ai nettement admiré.

Avec Flossie, toujours, nous étions simplement en blanches joueuses de flûte.

Il m’a dit :

— Comme vous me semblez jeune !

Je lui ai répondu :

— Comme vous me semblez beau !

J’ai ajouté — interdite de mon audace — ce qui l’accentuait davantage :

— Cette soirée devrait être celle de la sincérité, ne trouvez-vous pas ? Si elle corrige la légèreté de l’autre, elle plaît moins…

Il a murmuré :

— Méchante ! Alors il faut que je me taise.

Je lui ai demandé :

— Ne puis-je donc connaître votre pensée ?… Formez-vous de si vilains desseins ?

Il a ri gentiment, et m’a dit :

— Je suis un homme comme les autres, et vous êtes la plus séduisante des femmes… Déduisez.

J’ai répondu avec sincérité :

— Je ne sais presque rien de la vie en général. Je la subis très doucement. Je sais que j’aimerais à m’approcher de votre expérience, de votre gravité. Je me sens, en sécurité, près de vous… Voilà ce que je déduis.

Il a gardé le silence.

J’ai insisté :

— Dites-moi si je m’égare…

Il a répondu d’une voix qui m’a toute pénétrée :

— Je vous ouvrirai mon cœur, Yvée, si vous le désirez. Vous verrez que je ne vaux pas mieux que les autres, mais il faudra m’accorder tous les généreux pardons et ne pas me rendre plus douloureux encore.

De quel ton il a dit cela ! Je sentais bien qu’il devait être malheureux…

Sa femme vagabondait de salon en salon, nue dans l’inconvenance d’un maillot de soie clair, le dos seulement recouvert d’une peau de chèvre blanche. C’était sa peine qui vagabondait ainsi, folle et frivole… sans doute.

À un moment donné, elle s’est approchée de nous, s’appuyant sur Lorgeril — revenu, — reconquis — à peine déguisé en athlète. Elle nous a crié :

— Il est beau, mon antique ! Mais il n’a rien du caniche ! Le pâtre et l’athlète, nous formons un cas à part…

Elle a répété :

— Cazapart ! Cazapart ! Ne cherchez pas, Yvée, cazapart est un mot grec inédit, ça veut dire la fable du lion et du rat ! C’est Lorgeril le rat…

Puis elle a disparu…

Cela m’a décidée…

J’ai frissonné… J’ai intensément regardé Larcher et je lui ai promis, avec une conviction lente et sage qui s’échappait peu à peu de mon cœur :

— Je me confierai à votre désir. Je serai votre petite amie sincère et bienveillante, aux heures consacrées où vous m’appellerez… Je voudrais atténuer vos chagrins, vos regrets…

Plus tard, j’ai entendu Mariquita, l’admirable maîtresse de ballet de l’Opéra-Comique, qui avait apporté le concours précieux de son talent et de ses conseils, disant :

— J’emporte toujours, et je conserve en moi l’impression du ballet que je règle, du tableau que je mets en scène. Si c’est une pavane ou un menuet, chez moi, le rythme me poursuit, je commande tout en souriant, j’éparpille des fleurs avec des gestes arrondis, je souris aux mets que je mange, je ne prends rien au sérieux, et cela m’enveloppe des heures… Si c’est une belle fête grecque, je subis l’immobilité de mon masque, je demeure lente et impassible, je me pose en attitudes choisies, voulues. J’ordonne froidement, posément, les yeux fixes, je me sers de ma carafe ainsi que d’une amphore, j’élève mon verre à la hauteur de mes lèvres comme je ferais d’une coupe. Quand on se donne à son art, et qu’il vous prend, on ne se retrouve pas, on ne se ressaisit pas soi-même tout de suite…

Comme c’est vrai, comme je la comprends ! Les paroles de Larcher m’ont prise, elles résonnent encore à mon cœur, elles l’emplissent et l’influencent. Je ne m’occupe plus d’aucune autre chose.

Je l’entends m’appeler Yvée ! C’est la première fois qu’il a ainsi prononcé mon nom…

Oh ! la douceur intime et inattendue d’un premier serrement de main — échangé sous des regards comme une ordinaire formalité — l’inoubliable émotion de deux âmes qui s’élancent et se joignent silencieusement dans le convenu banal d’un geste et en public !

Je ne me retrouve pas encore… Comme une émotion d’art, il m’a complètement isolée des autres et de moi-même.

Max est parfait pour moi.

Il ne me supplie plus, il attend, il se soumet aux événements.

Notre vie s’écoule vite, dans une activité débordante qui ne laisse pas de place aux retours sur soi-même. C’est bien la vie qu’il nous fallait.

Il sort très tôt dans la matinée, et ne rentre que vers cinq heures. Il descend dans Paris, vers son travail, où l’appellent ses affaires, ses rendez-vous.

Ensuite, il s’enferme pendant deux heures dans son cabinet. Là, il écrit, il compose. Moi, je reçois nos amis, je vais les voir, je fais des courses. Puis, nous dînons et nous sortons. Toutes les journées passent ainsi, rapides. Nous rentrons tard dans la nuit ; une fatigue nous lasse et nous détend, nous avons besoin de sommeil.

De cette façon on ne peut pas se recueillir ni se navrer sur des espoirs déçus, sur des rêves brisés. On discerne à peine le Bien du Mal. Tout se succède vivement avec ordre et régularité. C’est une vie entraînante. Je m’y suis facilement habituée. Je me découvre une âme de passante initiée, qui traverserait une contrée inconnue et agréable, en éveil et en curiosité.

Hier, c’était un jour d’accalmie. Le temps se décidait pluvieux et froid. On craignait le dehors et son humidité pénétrante ; c’étaient les derniers frissons de l’hiver qui passaient.

Il y avait un grand feu dans le cabinet de Max. Je me suis installée en face de lui, auprès de la cheminée, et nous avons causé.

Je lui ai demandé :

— Ne trouvez-vous pas notre existence charmante et bien comprise. Elle se compose d’imprévu et de plaisirs joyeux. On n’a le temps ni d’analyser, ni d’approfondir. En effleurant ainsi les êtres et les circonstances, même si l’on passe auprès du Mal, on lui reste franchement étranger. On prend le bon côté des choses… ou on traduit le Mal par le Bien, tels se transposent les chants d’un ton dans un autre. Notre vie m’est facile et délicieuse.

Alors, il m’a dit :

— Il ne faut jamais s’étourdir complètement, cela conduit à la médiocrité. N’avez-vous pas besoin de repos ?

J’ai répondu :

— Je n’y songe même pas. Et vous, seriez-vous déjà las ?…

Il a repris :

— Je suis malheureux… Je ne puis me résoudre… Je suis las d’attendre ce que vous ne voulez pas m’accorder : le pardon…

J’ai murmuré, inquiète :

— Cela me peine de vous savoir malheureux, mais… je vous ai pardonné.

Avec un sourire déçu, il a dit :

Pas complètement.

J’ai insisté :

— Mais si… mais si…

Et j’ai renversé ma tête sur le dossier de mon fauteuil, afin d’éviter son regard qui cherchait mon regard.

Il s’est approché, il m’a dit très bas !

— Yvée… il y a des abandons que l’on ne peut surmonter, il y a des élans de soi auxquels on ne peut résister. Yvée, Yvée, si je souffre, et si je désespère, c’est parce que je sais cela, c’est parce que je connais cela. Tant que vous ne m’aimerez pas, vous serez forte, armée contre mon désir, sans pitié pour mon repentir… Mon chagrin vient de vous, bien que ma faute l’ait mérité. On ne peut pas expier plus cruellement. Et pourtant, vous savez parfois être si douce… si tendre… si pitoyable… mais je crois que vous ne connaissez pas la grandeur du pardon.

J’écoutais ses paroles. Elles m’ont étrangement influencée. Elles me faisaient du bien comme des larmes. J’ai pensé :

— C’est la Sensualité…

Sans répondre, je me suis détournée. Il s’est mis à genoux devant moi et il m’a suppliée :

— Yvée, je veux encore espérer, je veux encore attendre, mais dites-moi que je dois le faire, trouvez des mots qui encouragent, qui adoucissent… Donnez-moi au moins votre tendresse puisque votre amour se refuse… Votre souriante amabilité me semble si froide, si rigide.

Je me suis dit :

— C’est peut-être vrai qu’il m’aime !

Son regard m’a convaincue, son regard m’a transpercée. Je me suis sentie éperdue… dans un état de fragilité délicieuse. Mon âme se laissait envahir et recevait béatement la sensation de ses accents. Tout mon être frémissait, et voulait se ployer vers son être en attente. C’était le désir de la Volupté qui me gagnait, tandis que je me répétais :

— C’est celui-là qui m’aime. Il m’aime… Il m’aime…

Ainsi j’ai compris que je l’aimais aussi… que je l’aimais au-dessus de tout !… Et mes paroles m’ont démentie :

— Vous êtes une âme sans gravité qui, dans l’égoïsme d’un corps instinctivement voluptueux, s’anime d’un esprit de séduction enveloppante…

Était-ce bien moi qui répondais cela ?…

Il m’a crié :

— Yvée, vous êtes horriblement vindicative. Vous ne pourrez donc jamais vous laisser fléchir. Comme vous êtes coupable ! C’est vous qui êtes coupable. Puissiez-vous ne pas le regretter !

J’ai revu Lize, comme un impitoyable fantôme, comme un reproche. J’ai revu Lize et j’ai pensé :

— Je ne pourrai jamais m’incliner vers lui sans la trouver entre nous, sans la frôler… Cette vision me paralyse. Il a raison : je ne possède pas l’abandon. Je lui semble hostile, et cependant je l’aime, et tout mon être s’attendrit, alors que je le repousse. Je suis horriblement coupable.

Je suis restée silencieuse… Je me suis dit encore, je m’exaltais :

— Oui, je suis vindicative et jalouse, inerte et sans élan… Eh bien ! je ne résisterai plus. Je me sens lâche et amollie, tentée. Qu’il dise un mot, qu’il s’avance d’un geste, et je ferme les yeux sur tout, je succombe… Que ses bras me saisissent, qu’ils m’attirent, je me laisserai aller à toute sa volonté.

Mais il s’était levé… Il s’est mis à marcher au milieu de la pièce avec une rage nerveuse, puis il est revenu vers moi, et m’a dit d’un ton incisif et coupant, ironique et dégagé :

— Ma chère Yvée, me permettez-vous de fumer ?

— Je me suis redressée, hautaine et infiniment offensée. Je lui en ai voulu, j’ai dit :

— Je déteste l’odeur de votre tabac, mais que cela ne vous en prive pas, car il faut que je m’en aille.

Mon Dieu !… je suis à sa merci… Je n’ai plus de forces pour lutter. C’est vers lui que je me tends. Si j’apprécie cette vie bruyante et agitée, c’est que chaque journée le voit auprès de moi ! Je l’aime trop pour le juger désormais. Tout mon cœur s’ouvre transformé et se révèle. Qu’il me devine et qu’il me prenne ! Je ne suis ni conquise, ni gagnée puisque je souffre de ne pas pardonner… Je suis soumise, défaillante, prête à m’offrir éperdument…

Flossie m’a demandé :

— Est-ce que tu aimes Larcher ?

Sans détour, je lui ai répondu :

— Il me plaît infiniment.

Elle a dit simplement :

— C’est toute une différence.

J’ai voulu ajouter :

— Je connais mes devoirs.

Alors elle a prononcé avec son subtil sourire :

— Je ne te parlais pas de ton devoir, mais de ton inclination.

Je me suis expliquée :

— Il me touche et je le plains. Je devine de l’amertume et de l’irréparable. La vie est lourde, aride…

Elle m’a ainsi analysée :

— Il y a des sentiments qu’il ne faut pas négliger. Il est certaines âmes que l’on prend par la pitié…

En moi-même, j’ai continué :

— Il y a également des instants qu’il ne faut pas laisser passer… ou bien ils ne reviennent pas…

Je songe à Larcher lorsque je le vois, ou bien si l’on m’en parle… Je suis continuellement avec Max… par la pensée…

Max avait aux Français un rendez-vous important qui lui a désorganisé sa soirée.

C’était un spectacle de gala. Gillette se trouvait, dans la salle, avec les Philippe Ménard. Ainsi que d’habitude, Lorgeril se montrait aux fauteuils.

L’avant-scène auprès de la nôtre était restée vide. Vers le milieu de la représentation, elle s’est ouverte à grand fracas, et deux ravissantes créatures s’y sont bruyamment installées.

Flossie m’a fait un signe. Je me suis inclinée vers elle qui me désignait :

— Lucienne d’Argenson et Aline de Longpré.

J’ai aussitôt regardé Lorgeril, puis Gillette. Cette dernière s’est mise à faire des signes, des grimaces, à s’agiter. Nos voisines l’ont d’ailleurs remarquée. La plus petite, exquisement chiffonnée, blonde avec de grands yeux noirs au regard candide, presque enfantin, a dit, à l’autre, d’une voix canaille de rogomme qui choquait :

— C’est la taupe à Lorgeril. Je n’ai jamais rien vu de si bête que ce garçon-là. Quel débarras ! Ils sont remis ! Tant pis pour elle…

Je me suis dit :

— Vraiment tout cela est pitoyable.

Pendant l’entr’acte, elles se sont levées, et se sont mises à formuler de stupides réflexions, sur les gens qui se trouvaient dans la salle, sur elles-mêmes.

Celle que j’ai reconnue pour Lucienne racontait comment elle s’était débarrassée de Lorgeril. Elle disait :

— C’est comme ça que je suis. Je n’y vais pas par quatre chemins. C’est comme pour Randal ! Celui-là est si dégoûtamment riche que mes domestiques se prosternaient, et ne m’écoutaient plus. On n’entendait à la maison que : Monsieur le baron par ci, Monsieur le baron par là ! Un jour qu’il dînait, chez moi avec des amis, voilà qu’on nous sert des canetons au lieu de poulets. Je dis à mon maître d’hôtel : « Qu’est-ce que ça signifie ? J’avais commandé une poularde. » Et lui de me répondre : « Madame, c’est Monsieur le baron qui… » Ah ! mon vieux ! si tu avais vu ça ! Je ne l’ai pas laissé continuer. J’ai soulevé la nappe, j’ai tout cassé en hurlant : « Apprenez que Monsieur le baron est ici le premier de mes domestiques et que je le f… à la porte, quand ça me conviendra, comme vous, que je f… dehors, séance tenante ! »

L’autre s’ébahissait, admirative et épatée :

— Tu as fait ça, Lulu ! Tu as fait ça ! Et le baron ?

Lulu reprenait, fière et loquace, de sa voix à l’absinthe :

— Si tu avais vu ça ! Le baron ! Ma chère, mais il était fou ! Il exultait ! Il m’a saisie dans ses bras, ravi, excité, hors de lui. C’est le cas de dire : Il m’a embrassée des pieds à la tête devant tout le monde. Il répétait : « Elle a raison, ma Lulu, elle a raison, ma petite femme… Oui, oui, je suis le premier de ses domestiques, le premier de ses domestiques…»

L’autre la regardait avec respect, elle avait l’air d’une petite biche jalouse, elle faisait :

— Tu en as une veine, toi !

Lulu continuait, satisfaite de son public :

— Ma chère, c’est de cette façon qu’il faut les traiter tous. Sans ça, on est fichu. J’ai eu un béguin pour Lorgeril, et ça n’a pas marché. Regarde donc sa taupe ! Non, mais lorgne-moi ça ! Suis-je autrement f…

Tant de vulgarité m’écœurait. Je connais Randal. C’est un banquier sérieux, haut placé. Il est à la tête d’une maison colossale. Il est marié. Ses filles ont des enfants et il a de beaux cheveux tout blancs.

Je me suis aperçue que la manche de ma robe frôlait celle de Lulu imprégnée d’un parfum violent. Je me suis écartée du rebord de la loge, avec un mouvement de dégoût. Je crois qu’elle s’en est aperçue, car, elles ont chuchoté avec des airs mécontents, et vexés ; puis l’autre a dit, agressive, en me désignant :

— C’est donc ça leur Brocéliande à la flan ! Elle ferait mieux de surveiller son mari qui est en train de se faire rechiper de la belle façon par Mariette Lorris. Je le comprends ! Mariette a un autre jus que cette pièce du pape-là !

Mariette Lorris ! C’est la femme que Max a aimée autrefois.

J’ai pu conserver une apparence vivante, mais j’ai senti toutes mes veines s’ouvrir et toutes mes forces s’échapper. Je n’avais plus qu’une âme, une âme éperdue, déchirée par la révélation. Mon cœur ne l’a pas contestée, ma souffrance l’a admise, lamentablement. J’ai pensé :

— Que ne m’ont-elles tuée ? Elles auraient été moins cruelles… Est-ce ainsi qu’on ne peut se détacher de ce qu’on a aimé ? Quel sera donc mon sort, vis-à-vis de lui ?…

Ma fierté n’existait plus, ma douleur vibrait, exaltée, en folie, prête à tout ? Je me suis levée. J’ai dit à haute voix, afin de m’excuser :

— C’est l’heure. Je dois aller retrouver Max.

Je suis allée le demander aux Français On m’a fait attendre. Oh ! ces interminables instants d’anxiété, dans le fiacre. Mon âme était suspendue, altérée, les crispations poignantes de mon cœur me faisaient trop de mal. Je pensais :

— S’il vient, je ne lui expliquerai rien, je lui dirai : « Vous voilà ! vous voilà ! J’ai senti, tout à coup, ce soir, que je ne pouvais vivre loin de vous. »

On est enfin venu m’informer qu’il était parti du journal dans l’après-midi, à quatre heures, et qu’il n’y paraîtrait plus avant le lendemain. Puis, on m’a demandé mon nom.

J’ai répondu machinalement :

— C’est inutile… inutile…

On m’a proposé :

— Voulez-vous écrire ?

J’ai fait signe que non… Distraitement, j’ai crié au cocher :

— Marchez, mais marchez donc !

Il m’a interrogée :

— Où faut-il conduire Madame ?

J’ai jeté avec effort :

— À la maison !…

Puis, j’ai pensé :

— Sûrement, demain, on me trouvera morte…

J’ai lu des livres de philosophie. Je me suis calmée, adoucie, tranquillisée… Je me suis dit :

— Après tout, je ne suis sa femme que de nom. Il y a tout le reste qui manque. Je n’ai pas été habile, il ne s’est pas acharné. De quoi vais-je me plaindre ? Il n’y a rien de brisé puisqu’il n’y a rien à briser. Max n’est-il pas attentif et charmant ? Toujours de mon avis. Pourquoi exiger davantage, après lui avoir tout refusé ? Il m’a beaucoup suppliée, je n’ai rien voulu entendre. Si je souffre, c’est par ma volonté et cela me console. Ce n’est pas moi qu’il trompe, ce n’est pas moi qu’il trahit. Mon cœur l’a repoussé. Il recherche un autre cœur plus tendre.

Mon raisonnement m’inquiétait davantage, je pensais :

— Tout cela ce sont de vaines paroles. Je souffre atrocement. Tout mon être s’écroule et se lamente.

J’ai voulu m’étourdir, me fuir, susciter de nouvelles impressions.

Je suis retournée chez Gillette.

Elle m’a accueillie ainsi :

— André est là, nous avons eu une scène. Vous tombez bien ! Que je suis contente de votre venue ! Allez le voir, allez chez lui, il en sera heureux, et son humeur deviendra favorable. Vous me rendrez un service immense ! Je lui ai avoué une grosse dette. Allez représenter, à ses yeux courroucés, l’exquisité de la femme préférée, cela l’adoucira. Moi, je viendrai ensuite, je serai mieux accueillie.

Elle m’a poussée en avant, elle a ouvert une porte, et je me suis trouvée devant Larcher.

Il lisait, très grave, avec une expression sévère, un peu maussade. Il a relevé son visage, et lorsqu’il m’a aperçue devant lui, toute sa peine s’est détendue dans un sourire.

Il a pris mes deux mains dans les siennes, et il m’a attirée. Il m’a dit :

— Quelle joie pour dérider un jour morose ! Yvée, vous êtes l’apparition lumineuse d’une belle fée.

J’aime sa voix, elle est sonore et vous emplit de confiance.

J’ai balbutié :

— Je suis triste aussi. C’est pour me faire plaisir que je suis venue vous trouver. Que lisiez-vous ?

Il m’a tendu un livre d’Oscar Wilde, le De Profundis, titre assorti à nos sombres destins, pourtant qui sent la délivrance.

Puis il m’a lu ceci :

« L’homme avait tué ce qu’il aimait, et pour cela il devait mourir. »

J’ai soupiré :

— La mort finit toutes les peines…

Il a continué :

— « Pourtant chaque homme tue ce qu’il aime et que chacun le sache : les uns le font avec un regard de haine (j’ai pensé : c’est moi,) d’autres avec des paroles caressantes (j’ai pensé : c’est Max !), le lâche avec un baiser, l’homme brave avec une épée !

« Les uns tuent leur amour quand ils sont jeunes (ici, je me suis reconnue !), les autres quand ils sont vieux. Certains l’étranglent avec les mains du désir (là, j’ai reconnu Max !), d’autres avec les mains de l’or. Les meilleurs se servent d’un couteau, car si tôt les morts se refroidissent.

« On aime trop peu, ou on aime trop longtemps, on vend l’amour ou on l’achète. Quelquefois, on commet son forfait, avec maintes larmes et, quelquefois, sans un soupir, car chacun de nous tue ce qu’il aime, pourtant chacun n’a pas à en mourir. »

J’ai murmuré :

— C’est vrai, c’est vrai…

Il s’est étonné :

— Qu’en savez-vous encore, pauvre petite fille ? Que la douleur vous épargne !

Puis il a dit :

— Yvée, vous êtes là, je ne veux plus rien voir d’autre. Je jette ce recueil attristant, c’est vous que je veux lire.

J’ai dit :

— Moi, je suis encore plus lamentable. Je serais si heureuse de mourir !…

Il m’a dit :

— Il n’y a rien de surprenant ni d’impossible. La vie est une erreur perpétuelle. La vie est un monstre sans perspicacité. La vie est un courant fatal que l’on doit suivre…

Je me suis souvenue, j’ai soupiré :

— C’est la Sensualité ! Elle entraîne.

Gillette est entrée, un peu hésitante, mais réelle. Elle est venue, vers nous, à petits pas. Elle a gentiment demandé, dans une moue :

— Petit père est toujours fâché ? Il réparera les bêtises de Gigi, encore cette fois ? Il veut bien ? Gigi ne recommencera plus… Gigi promet… Gigi regrette.

Il l’a lourdement regardée…

En rentrant, j’ai trouvé un mot de Max qui s’excusait de ne pouvoir rentrer pour le dîner.

Mon Dieu ! Mon Dieu !…

Avec Flossie, nous sommes allées entendre le Faust de Schumann chez Colonne. Nous y sommes allées les trois fois.

Cela m’a rappelé les dimanches lointains que nous passions ainsi avec Lize et Reggie. J’ai soupiré :

— Comme tout s’éloigne et disparaît !…

Cette pensée m’a rassurée sur mon état actuel. J’ai pressenti de nouvelles choses. Je me suis dit :

— Puisque rien ne saurait être pire, chaque minute amène un soulagement.

Cette explication à moi-même m’a rassérénée et je me suis intéressée.

J’écoutais, en regardant attentivement les mouvements de la baguette de Colonne.

C’est admirable. Je l’ai fait remarquer à Flossie qui est de mon avis.

On comprend toute l’harmonie à la seule expression de cette petite baguette. Elle vous simplifie, vous facilite, vous indique. Lorsqu’on n’est pas très savant, il suffit de la suivre pour saisir et habilement s’assimiler.

La musique de Schumann est saine, et réconfortante. Les pensées se sublimifient, s’élargissent. On s’y retrouve, en grand.

À un moment, la Dette, la Misère viennent assaillir Faust, qui les chasse par l’effort de son travail, et de sa persévérance, mais le Souci est là, qui s’insinue et s’installe, inévitable.

J’ai dit à Flossie :

— La sentimentalité est vénéneuse et redoutable. C’est incertain et passager, cela déprime. Je préfère l’absolue brutalité. On lutte franchement, elle vous vainc ou on la brise. Il y a plus de loyauté. Le Souci est une sentimentalité.

Elle m’a répondu, railleuse :

— Vraiment, Yvée ? Ta fragilité s’accorde mieux ainsi ? À quels tourments, as-tu donc contraint ta chère âme tendre de sage petite fille ?

J’ai soupiré :

— La vie se charge de ces pénibles choses. Chaque heure a son but marqué, chaque minute détruit, et tout ce qui s’enfonce dans le passé fuit sans retour.

Elle a hoché la tête, elle a dit :

— Tant mieux, tant mieux. Il est préférable de vivre vite, de ne pas s’attarder…

Je me suis dit :

— On n’en est jamais bien sûr…

Je suis retournée chez Gillette. Elle n’était pas là. C’est elle que j’ai demandée, mais en réalité je voulais voir Larcher, lui parler de ma tristesse, de ma douleur, de ma vie… me raconter, me confier un peu…

Je l’ai trouvé pressé, entrepris par ses visites nombreuses et — d’avance — convenues.

Il m’a cependant reçue de suite, dans un petit salon à part, et il m’a dit :

— Yvée, il faut que je vous fasse attendre un peu. C’est mon devoir. Je serai le prisonnier qui se dit : « Le soleil est là, je n’ai pas encore la permission de le regarder, mais l’heure viendra. »

Je lui ai souri et j’ai promis :

— J’attendrai, tant que vous voudrez.

Il allait me quitter, mais il est revenu sur ses pas. Il a ouvert un tiroir et m’a dit, d’un ton qui se faisait détaché :

Voici là-dedans des petites choses qui pourront vous intéresser.

Je me suis recueillie. J’ai, d’abord, un peu réfléchi, sur tout ce que j’avais à lui dire, comment je m’y prendrai pour entamer, avec adresse, une si grave conversation… Puis j’ai ouvert le tiroir. J’en ai sorti deux grands albums.

Le plus volumineux contenait tous les articles — élogieux sans doute — parus sur le docteur, sur ses travaux, sur ses discours, même sur ses déplacements. On n’avait rien oublié : la date, le nom du journal, la signature de l’auteur. Tout cela se classait dans un ordre parfait. Dans le plus petit se trouvaient réunis les cartes, les lettres et les télégrammes de félicitations envoyés à Larcher au sujet de sa réception à l’Académie, de sa nomination à la chaire de professeur, de ses décorations successives ou simultanées. Bien entendu, les noms dignes d’intérêt, les noms glorieux et glorificateurs.

Je les ai parcourus, je voulais bien me rendre compte.

Je suis restée stupéfaite, interdite. Je me suis dit :

— Que ceci me déplaît ! Quelle médiocrité ! Que de puérilité ! Ce grand savant, si grave, si austère, qui semble planer tellement au-dessus des autres, se complaire à de telles petitesses, les supporter, les permettre, les étaler…

Puis j’ai pensé :

— C’est sûrement une idée de cette folle Gillette.

Lorsqu’il est revenu, je l’ai vaguement questionné. Tandis qu’il m’entraînait, j’ai désigné les livres grands ouverts, j’ai plaisanté :

— Quel ordre admirable et éclairé ! Cela — sans doute — doit venir de Gillette ?

Il m’a tout de suite renseignée, d’un air supérieur et superbe :

— Non, Gillette ne possède pas d’esprit de suite. C’est un de mes secrétaires.

Cela m’a déroutée, éloignée, déçue.

Je ne lui ai pas ouvert mon âme, je ne lui ai rien dit de moi.

Je vois que je me suis méprise…

Je lui ai dit, comme un prétexte :

— On ne m’a pas encore trouvé le livre d’Oscar Wilde, le De Profundis. Voulez-vous me prêter le vôtre ?…

Puis :

— Maintenant, il faut que je me sauve. J’ai lu vos articles ; je me suis instruite, en vous attendant. Je vous connais mieux… et je vous remercie. Rien n’aurait pu m’intéresser davantage.

Il semblait satisfait… Sûr à l’avance, il m’implorait :

— Yvée… vous reviendrez ?

Je me suis dit :

— Jamais ! Jamais !…

Cet homme qui a appris tant de choses !… Il y en a qui ne s’enseignent pas… Il me fait un peu pitié… Comme je m’étais trompée !…

J’ai dit à Max :

— Je lis un livre de Wilde, un livre posthume, un recueil de ses lettres écrites en prison… et de ses impressions. Il y a d’admirables pages. Voyez ceci : Après le grand désastre qui l’a précipité, anéanti, lorsqu’il expie au hard labour, et qu’il est humilié, courbé par la fatalité, il sait aussi que ses amis l’ont abandonné, renié, qu’ils se détourneront de lui désormais avec mépris, il exprime simplement le désir — et c’est profondément touchant — qu’on lui prépare des livres, les livres qu’il préfère et qu’il choisit, afin d’être attendu par eux, à son retour. Quelle finesse, quelle résignation ! Quelle belle pensée ! Ne trouvez-vous pas qu’on se sent remué… bouleversé… qu’on lui pardonne et qu’on le plaint ?…

Max a pris le livre, l’a feuilleté… et me l’a rendu en disant :

— Oscar Wilde avait beaucoup de talent.

Puis il m’a demandé brusquement :

— Qui vous a indiqué ce volume ? Certes ! je veux le lire.

J’ai répondu, sans réfléchir :

— Il n’est pas à moi, c’est Larcher qui me l’a prêté.

J’ai vu à son regard que je venais d’avoir tort.

Je me suis demandé :

— De quoi ai-je eu tort ? Est d’avoir lu ce livre ? Est-ce de le tenir de Larcher… ou bien serait-ce d’avoir dit simplement la vérité ?

Max m’a apporté une lettre de sa mère. Elle vit sur une côte de la Bretagne, très retirée. Elle nous réclame. Elle écrit :

« Je suis bien vieille et je voudrais vous voir. Voici Pâques. Tu seras libre. Ne peux-tu te décider ? Vous viendriez tous les deux, et cela me rendrait si heureuse. Je ne connais pas encore ma nouvelle fille. »

C’est vrai, au moment de notre mariage, elle était un peu souffrante — nous avait expliqué Max — et son grand âge lui interdit tout déplacement.

Je lui ai demandé :

— Qu’avez-vous convenu ?

Il m’a dit :

— C’est un peu loin, et je n’ai que quatre jours. Je voulais avoir votre avis.

J’ai dit :

— Il faut y aller… je crois.

Il avait l’air troublé. J’ai ajouté :

— Peut-être préférez-vous y aller seul ?

Il m’a répondu :

— La maison est très primitive, vous n’y auriez pas de confort. Ma mère est bien vieille. Et puis ne craignez-vous pas deux nuits de voyage en quatre jours ?

J’ai dit :

— Je suis plus forte que vous ne le pensez. Ce sont là des choses qui peuvent se supporter… La vieillesse de votre mère est une raison de plus pour partir. Vous pourriez vous repentir d’un refus.

Il m’a curieusement regardée… puis il a fini par dire :

— C’est bien. Nous irons tous les deux…

Nous sommes partis le matin du Vendredi-Saint. Notre train est arrivé en retard au milieu de la nuit.

La petite maison dormait paisible et silencieuse, baignée par les rayons de la lune qui se reflétait dans l’océan, à côté. La mère de Max ne nous attendait plus. Nous l’avons éveillée.

Elle exprimait une joie d’enfant, naïve et étonnée. Elle embrassait, remerciait, nous confondait. Elle s’est mise à chanter d’une manière enfantine :

C’est gentil d’être venus,
Soyez les bienvenus…

J’apercevais son visage long, noir, tendu, sous un bonnet de lingerie, qui m’a fait penser aux images du petit Chaperon Rouge, lorsque le loup a mangé Mère-Grand et qu’il attend, ainsi déguisé, dans le grand lit tout blanc.

Janie nous a conduits dans la chambre de « Monsieur Max » dans notre chambre. Tandis qu’elle s’empressait, voulant tout préparer, je suis restée interdite…

Je n’avais pas pensé à cela.

J’ai ouvert la fenêtre. J’ai fait semblant de contempler la nuit nouvelle et délicieusement murmurante qui nous environnait. Tout mon calme m’abandonnait. Je me suis dit :

— Que va-t-il se passer ? Quelle déconvenue ! Comment faire ?…

Je me suis attardée, en trouble, en inquiétude. Je me suis résolue à ne rien faire, à céder, à subir, à tout laisser aller. C’est ainsi que je pensais :

— Cela va être irrévocable. Tant pis, il arrivera ce qui doit arriver. Je n’ai plus ni décision, ni résistance.

Lorsque je me suis retournée, j’ai vu que Max avait dédoublé le lit, et qu’il se servait de ses plaids pour se préparer une couche, à terre.

J’ai murmuré :

— Vous avez prévenu mon désir. Je vous remercie. Nous sommes loin de notre vie habituelle, mais votre tact supplée à tout.

Il a paru content de mon approbation. Toutefois il ne sembla pas y attacher d’importance.

Toute la nuit, j’ai pensé, sans oser faire un mouvement :

C’est lui maintenant qui se détourne de moi ! Ma misérable puissance est établie, acceptée, ridicule et stupide. Respecte-t-il ma volonté ou bien une promesse faite à celle — reconquise — qui ne se refuse pas ?

J’avais l’obscur dégoût d’une âme désolée. Je me forçais ainsi :

— Il est capable de tenir une promesse ! C’est encore bien qu’il ne m’ait pas proposé l’odieux partage.

À la fin, comme si je ne pouvais plus me retenir, j’ai — faiblement — toussé.

Il veillait encore, il s’est informé :

— Vous ne dormez donc pas ? Vous devez être mal.

J’ai répondu :

— C’est vous qui êtes le plus mal. Je suis très bien couchée. Je ne dors pas encore, car ceci est tellement inattendu que j’en suis toute dérangée.

J’aurais voulu préciser davantage. Il m’a interrompue :

— Je l’avais deviné. Aussi ai-je tant hésité à vous amener ici.

Ainsi ! Il s’y était préparé à l’avance ! Une colère m’a toute bouleversée. Je lui ai crié un bonsoir ! rempli de rage.

Et quelque chose, en moi, pantelait, lamentable.

On ne retrouve pas les quiétudes anciennes ! On ne rallume pas les ardeurs éteintes ! On ne revit pas deux fois les mêmes joies ! Je le méprise, je sens que je le hais ou que je l’adore… que j’ai besoin de lui ! Qu’il vienne à moi comme il voudra, mais qu’il vienne !… Ma paix… ma paix… qui me redonnera ma paix !…

Je sens qu’il faut que quelqu’un meure…

Il y a des petites vieilles blanches et douces, Il y a des petites vieilles noires et qui s’agitent. Il y a des petites vieilles parfaites. Je les ai toutes vues, pendant mon voyage.

Dès le matin, la mère de Max est venue frapper à notre porte. Elle semblait alerte et fredonnait :

Pan ! Pan ! Qu’est-ce qu’est là ?
C’est Polichinelle ! mam’zelle.
Pan ! Pan ! Qu’est-ce qu’est là ?
C’est Polichinelle que v’là !

Ensemble, nous avons crié :

— Attendez !

Nous voulions rétablir l’ordre de notre chambre. C’était ainsi une sorte de honte qui s’affirmait. Je pensais :

On devrait toujours pouvoir vivre dans une maison de verre, pouvoir supprimer les portes, les serrures, pouvoir crier toutes ses pensées et servir d’exemple…

Lorsque je suis descendue, elle s’est approchée de moi avec effusion. Elle m’a entraînée au jour afin de mieux m’examiner. Elle s’est écriée :

— Ma fille !…

Puis :

— Quelle étrange couleur ! De mon temps on n’aimait pas ces cheveux-là ! L’Impératrice pourtant les a mis à la mode ; on se teignait ainsi par esprit de courtisanerie.

J’ai protesté.

Elle a crié :

— Je sais… je sais… On n’avoue pas ces machines-là, surtout devant son mari. Mais vous êtes très belle.

Je me suis dit :

— Elle est bien vieille !

Elle a soixante-douze ans, sa vieillesse est admirable. Elle n’a aucune infirmité. Ses yeux sont superbes, très noirs et reluisants ; ses cheveux sont noirs et fins, un peu rares ; sa peau, brune, est presque sans rides ; elle a toutes ses dents.

Elle m’a assise auprès d’elle, dans le jardin champêtre qui s’ouvre sur la mer. Elle m’a expliqué :

— Vous allez voir. Nous avons une vue superbe, une véritable vue de carte postale…

Puis, loquace et virevoltante, elle m’a interrogée :

— Et Max ? Et son travail ? Et ses ressources ? Parlez-moi de lui… de vous, de vos relations.

Je me suis mise à raconter. Elle m’a écoutée, attentive, avec de grands soupirs comme si nous effleurions de graves choses tristes et décevantes. Soudain son cou s’est tendu. Elle a dressé l’oreille, elle s’est levée et s’est mise à courir derrière la maison en criant :

— Mes pou-poules ! mes pou-poules ! je vais voir mes pou-poules !…

J’étais abasourdie. Je l’ai vue revenir tenant un bel œuf dans la main. Elle m’a dit avec une grâce charmante et retrouvée, d’un air généreux de reine qui condescend :

— Il est pour vous, cet œuf, ma fille. Prenez-le.

C’était un œuf en plâtre comme on en met dans toutes les basses-cours afin de faire pondre les poules.

Je commençais à comprendre et à m’inquiéter, mais Max qui avait terminé sa toilette, est arrivé vers nous.

Elle s’est jetée à son cou en s’exclamant :

— Mon fils, mon fils, que je suis donc heureuse, que je suis donc heureuse !…

Elle s’est tournée vers moi en expliquant :

— J’aime tant Max ! Il est si bon pour moi !

Je me suis dit :

— Il n’est pas besoin de raison. Elle déménage un peu… Pauvre petite vieille !

Elle nous a priés :

— Promenez-vous, mes enfants. Promenez-vous, je vous laisse.

Puis, Madame Jourdan s’est mise à fredonner :

À mon beau château
La tantirelirelire,
À mon beau château
Ma tantirelirelo.

Max m’a fait faire le tour de la maison. Elle n’a rien de luxueux, ni de recherché, mais elle est riante et ouverte, on pourrait la dénommer : La petite maison qui n’est pas bête.

Tenue avec un ordre parfait, blanche au dehors et au dedans, elle se tourne d’un côté sur la mer, immense et tumultueuse, de l’autre sur l’aspect grand et paisible des champs. C’est un agréable coin de repos. Tout y est simple et ravissant : on passe par des petites portes basses qui se voûtent en forme d’ogives, on y monte un grand escalier de granit aux pierres usées d’empreintes, touchantes évocatrices d’un lointain disparu. Les cheminées de pierre grise aussi sont énormes et ornementées d’anciennes sculptures représentant des écussons. Elle est toute dallée de larges carreaux blancs et noirs, qui ressemblent à un gigantesque jeu de dames. Il y a des poules, deux vaches, une chèvre, des lapins et deux servantes. Et là-dedans, la mère de Max se démène, va et vient de ses poules à ses voisines, morigène ses bonnes ou les invite à jouer aux dominos, chante, rit, court, comme une enfant, presque inconsciemment. Elle mène une vie confortable et uniquement corporelle.

J’ai interrogé Max. Il s’est recueilli et m’a renseigné avec un grand respect :

— Je ne voulais pas vous attrister, je craignais de vous prévenir. Ma mère s’est mariée très tard : elle aimait passionnément mon père qui l’a délaissée. Son esprit a subi de cruelles secousses, il a sombré. On a tout essayé, il n’y a pas de remèdes, elle a des moments remplis de lucidité, mais elle a repris son âme de petite fille avec des mouvements enfantins.

Je n’ai pas insisté.

Une petite pluie fine, qui semblait venir de la mer est tombée. Madame Jourdan chantait avec des gestes vifs, en nous offrant des parapluies :

Il pleut, il pleut, bergère.
Rentre tes blancs moutons…

Je l’ai examinée. Elle a des mains inquiètes, ses membres tressautent, son regard ne se pose jamais. On ne dirait pas qu’elle a eu de la peine, on dirait qu’elle n’a jamais rien contenu. Elle me fait l’effet d’une cloche qui s’agite, et qui rend des sons toute seule, sans cause ni direction. Elle n’est plus à plaindre, mais je ne l’envie guère. Je pense :

— Voilà l’amour ! Comme elle a dû souffrir !

Elle n’en est pas morte mais sa peine l’a traversée… Sa peine s’est envolée avec toute sa raison. Le mal que les hommes nous font est donc ainsi tellement irréparable ? Voilà l’effet de la passion… de la sensualité satisfaite…

J’ai résolu de m’éloigner, encore davantage, de ces terribles sensations qui vous amènent là… qui vous réduisent… Je me suis dit :

— C’est un avertissement. Il en est temps encore…

Aux repas, elle mange très bien, avec discernement. Chaque service inspire une chanson. La machine est merveilleusement accordée. C’est le souffle qui a été atteint, dévié par une douleur trop forte.

Nous sommes allés en voiture jusqu’au bourg de Penzé, en traversant de fort beaux paysages. Nous avons goûté dans une auberge tandis que les chevaux se reposaient.

Le cocher nous a dit d’un air avisé :

— C’est la plus petite, dam ! mais c’est la meilleure.

C’est là que j’ai rencontré la petite vieille parfaite. Elle a soixante-quinze ans.

Elle ressemble à un Latour.

Elle est fraîche, ronde et accorte.

Ses grands yeux noirs vous sourient avec un peu d’étonnement et de crainte, mais ils n’ont pas de défiance. Toute sa sagesse vous accueille ainsi que sa maison avec une belle tenue.

Elle porte la coiffe de son pays, de mousseline blanche et empesée, qui se drape sur ses beaux cheveux blancs.

Elle est nette, elle est solide, elle a eu dix-huit enfants. La nature a superbement travaillé en elle et la conserve.

On lui reconnaît de la majesté, de la force, bien qu’atténuée. Elle ne contient pas de mauvaise pensée. Sa voix est lente et assourdie ; on y sent de la sainte résignation.

Je lui ai beaucoup parlé.

Elle a perdu son mari et six de ses enfants : voilà ses peines, ses regrets. Elle a des filles millionnaires, bien mariées à des notaires et à de grands cultivateurs. L’une d’elles — et c’est cela qui a été sa plus grande souffrance — s’est faite religieuse dans un ordre mouvant ; et on l’a envoyée, bien loin, dans le sud de l’Afrique. Ce fut un départ cruel, sans espérance. Elle ne doit pas revenir. Sa mère mourra sans la revoir. La petite vieille parfaite me disait cela plaintivement, mais avec soumission ; elle me disait cela, assise dans l’embrasure d’une jolie fenêtre de campagne, ouverte sur un coin de jardin, avec des branches de poiriers fleuris qui l’encadraient joyeusement, ainsi qu’une promesse habituelle et gaie. Les lettres qu’elle en reçoit la consolent un peu, elle connaît le courrier et elle compte les jours. Elle la sait heureuse, privilégiée, mais elle ne peut s’y habituer. Quand elle en parle, ses yeux se remplissent de larmes. C’est une révolte de la bête qui remonte de ses entrailles.

Elle a reporté toute sa rancune sur le chemin de fer qui lui a fait bien du mal, dit-elle, et de toutes les façons. N’a-t-il pas emmené sa fille et ruiné son commerce ? Car elle a connu les époques, où il n’y avait pas de chemin de fer, cette petite vieille si parfaite. C’était chez elle que l’on descendait, toujours, alors. Certes, le progrès lui a fait du tort, mais elle ne formule pas de plaintes.

Elle a le grand bonheur de posséder un évêque parmi ses fils. Elle en est fière, mais elle en parle modestement, comme si elle s’excusait. Elle semble animée de toutes les vertus, de toutes les possibles douceurs.

C’est une élue, une sainte. Son contact me raffermissait, je me suis dit :

— Quel touchant modèle, quelle saine existence ! Que je l’envie !… Oui… c’est ainsi que j’aurais voulu ma destinée.

Le lendemain nous a amené la petite vieille blanche et suave, vêtue de soie éteinte, avec une coiffure de pensées violettes et de dentelles jaunies, au parfum desséché de praline, qui inspire le respect.

C’est une tante à Max, la sœur de sa mère, tante Laure. Elle ne s’est jamais mariée. Elle chuchote doucement. Sa bouche est fine, plissée, désarmée de ses dents, sans résistance ; ses gestes ont l’air pieux, ils acceptent et ils implorent de la tendresse et de la protection. Elle parle peu, mais s’intéresse. Elle choisit sa place dans un fauteuil, auprès de la cheminée sans feu, par habitude, l’hiver étant devenu sa saison. Elle se pose et s’écroule, lasse infiniment. Elle est couverte de rides qui ont l’air de la sanctifier, et ses cheveux absents sont remplacés par une perruque blanche. Elle s’est ainsi — à tout — soumise simplement. Son existence, toute d’égoïsme, l’a usée.

Elle a une canne pour s’appuyer, et des lunettes dont les branches sortent de son sac. Elle s’enquiert et interroge. Elle aime à écouter, cela la repose ; chaque parole qu’elle prononce semble lui retirer une précieuse force. Elle ne doit pas avoir conservé de souvenirs qui hantent. Elle profite, sans effort, de ce qui lui reste à vivre. Ses jours s’écoulent. On sent qu’elle aimerait bien s’en aller, en dormant, paisiblement, au milieu de la nuit, afin de donner moins de tracas, moins de peine. Son approche est tiède et douce ainsi que le velours de son manteau. Comme lui, elle attriste.

Elle regarde sa sœur ainsi qu’une enfant bruyante à laquelle on doit accorder toute son indulgence, et que l’on doit aussi gâter. Ses mains, doucement agitées, fouillent dans le sac, et en retirent des bonbons qu’elle lui remet en souriant. Madame Jourdan l’embrasse. Pour embrasser, elle se hausse sur la pointe du pied, afin de plus facilement vous atteindre, car elle est petite et cassée, puis, elle appuie ses lèvres plusieurs fois, très vite, avec un bruit léger et répété, comme lorsqu’on veut appeler, à soi, un oiseau ou bien encore un petit chien. En un quart d’heure elle a croqué le sac, de toutes ses dents, et elle s’exclame :

— Que c’est bon, les bonbons ! La gourmandise est mon péché mignon.

Puis elle se met à chanter malicieusement, comme si elle avouait :

J’ai trempé mes doigts dans la crème
Qui refroidissait dans un plat.
C’est mal, mais tu sais si je l’aime…

Tante Laure la regarde avec bienveillance. Elle a l’air de dire avec bonté :

— Nous étions deux petites filles. Mathilde est mon aînée de deux ans, mais elle n’a pas grandi ; moi, je semble plus faible qu’elle, mais seule j’ai acquis de l’expérience et conservé de la responsabilité. Je dois lui être pitoyable, j’en ai pris l’habitude.

Elle préfère son thé tiède avec cinq morceaux de sucre, elle y verse beaucoup de crème. Elle choisit seulement la mie qu’elle trempe longuement.

Ses mains tremblotantes reposent sur ses genoux, et l’on dirait un bruit léger de papier de soie. Elle se glisse, sa tête roule un peu de côté, ses yeux se ferment, ce qui fait rire sa sœur. Alors on entend :

Do-do ! L’enfant do
L’enfant dormira tantôt !

Tout à coup, tante Laure sursaute. Il est déjà cinq heures ! C’est le moment de retourner chez elle. Il fera froid dehors, elle frémit à l’avance. Elle s’approche vers nous et se penche :

— Adieu ! adieu, ma sœur. Adieu, Max. Adieu, ma nièce. Je suis contente de vous avoir tous vus…

Elle dit adieu comme si elle ne devait plus revenir, car elle n’est pas bien sûre de vivre encore demain : elle est préparée à la mort, par toute sa longue vie semblable, accoutumée, qui l’a courbée et résignée… C’est ainsi qu’elle s’en va… lentement, lentement, en remuant doucement la tête. Puis… sans s’être retournée… elle s’efface et disparaît…

Et je me dis :

— Pauvres deux vieilles petites sœurs, si dissemblables mais, de même, pénibles et attendrissantes ! On ne recherche plus vos caresses, et si on vous écoute, ce n’est que par charité. Les joies, les peines ne marquent plus rien en vous. Vous avez déjà commencé à mourir…

Alors, je me demande :

— Comment sera Flossie lorsqu’elle aura soixante-dix ans ?… Et moi ? Comment serai-je ?…

J’ai frissonné : Je ne voudrais pas devenir trop vieille…

Toutes nos soirées ont été les mêmes : équivoques et inconfortables.

L’abîme se creuse, chaque jour, entre nous, plus profond, qui nous éloigne, tandis que le devoir nous lie.

Il y a eu une belle tempête, une magnifique et formidable tempête.

Le vent soufflait, terrible, tel un chant qui monte, monte et couvre toutes les autres voix. Sa violence inouïe enveloppait la petite maison, l’ébranlait comme un redoutable courroux, s’engouffrant dans les cheminées, secouant les portes. C’était pendant la nuit. En l’écoutant, on se baignait dans sa propre tiédeur.

Par moments, il sifflait longuement, s’insinuait, semblait suivre la gamme, puis il éclatait ainsi qu’un coup de tonnerre foudroyant, décisif.

Ensuite, il se faisait gémissant, lamentable, et la mer l’accompagnait de toute sa furie. On aurait dit les voix plaintives des naufragés demandant du secours… des voix d’âmes lointaines implorantes, et qui avertissaient. Avec cela, des bruits de volets battants, frappés contre le mur, de portes heurtées, de toitures défaites.

C’était le monstrueux sabbat. Une fièvre vous gagnait, étrange, à la fois de terreur et de bien-être. Mon imagination ardait, décomposant l’orage, l’analysant à travers une sorte de délire.

Je me voyais emportée par les éléments et jetée dans l’espace, tourbillonnant sans trêve, avec la petite maison, puis déposée au-dessus d’un clocher suraigu qui me piquait. et me gardait là, fixée au bout de sa flèche, dominant une ville aux toits inondés, ruisselants, parmi des zigzags de foudre et tout ce déchaînement Des animaux de nuit s’approchaient, malfaisants et lugubres. Je me suis soulevée, haletante. J’étais en sueur, j’ai appelé :

— Max… Max…

Il ne m’a pas répondu…

Il était paisiblement endormi !…

Je me suis dit :

— Est-ce possible ?

Puis je l’ai envié :

— Quelle tranquillité !… Est-il donc vrai que rien ne se débatte en lui ?…

Alors je suis retombée, anéantie, brisée, découragée…

Le jour suivant, la matinée était splendide, réconfortante. Le soleil irradiait l’espace purifié. Le ciel avait été balayé, il se reflétait bleu dans la mer admirable. On respirait de l’apaisement. Je me suis promenée dans le jardin avec Madame Jourdan, qui paraissait plus agitée qu’à l’ordinaire. Elle ne cessait de causer. En passant devant un parterre touffu de violettes sombres et embaumantes, elle m’a chanté :

Dans ce joli parterre,
Tout en nous promenant,
Voici comment, ma chère,
Nous aurons un enfant.

Elle y mettait de la malice et de l’indiscrétion. Elle s’est arrêtée et m’a demandé :

— N’avez-vous pas au moins d’espérances ?

J’ai vaguement répondu :

— Je les ai toutes conservées…

Je me sentais de l’allégresse et de l’entrain. Ainsi que le ciel, mon cœur s’était amélioré.

Alors, elle m’a montré d’un doigt indicateur la mer, dont l’horizon peu à peu se couvrait de voiles légères et gonflées que la brise entraînait, et elle a fredonné :

Maman, les petits bateaux
Qui vont sur l’eau
Ont-ils des jambes ?

Puis elle a suivi son idée, elle s’est mise à me raconter toute la naissance de Max, avec détails sur son accouchement pénible, sur ses souffrances : il avait sept tours de cordon ; elle avait essayé de le nourrir, mais ses seins se gerçaient, un bout s’était presque détaché. C’était horrible et inconvenant, je ne pouvais m’empêcher de rougir. J’avais beau détourner la conversation, elle l’agrémentait d’un proverbe ou d’un refrain, et y revenait avec acharnement. Je la trouvais irritante et obscène. J’ai voulu la fuir, je l’ai laissée. Elle m’a poursuivie de ses petits pas sots et pressés, qui bruissaient fort sur le gravier, sans direction, sans intention, inconscients, mais agiles et qui se précipitaient, en me criant, de sa voix perçante, véhémente, comme animée d’une colère perpétuelle :

Si c’est une fille,
Nous l’appellerons Camille.
Si c’est un gas,
On l’nommera Nicolas.
Voilà !
Voilà !

Impatientée, je me suis bouché les oreilles… et j’ai retrouvé Max. Nous avons fait nos préparatifs de départ, puis nous avons visité les environs.

La petite ville de Roscoff s’avance dans la mer, ainsi que Venise, avec une majesté ancienne et détachée. Ses murailles hautes et grises la protègent contre les dangers des déchaînements. Elle a l’air fortifiée, séparée, hors de toutes les atteintes. Elle possède un joli clocher, une belle église xvie siècle et de vieilles maisons fort curieuses de la même époque. C’est l’antique berceau des pirates qui s’est conservé ainsi ardent, farouche et désolé. On n’y voit presque pas d’arbres, car ils ne peuvent résister aux tempêtes.

J’y ai remarqué des choses affreuses :

Un homme parcourait le village à bicyclette, il était coiffé d’une casquette où se lisaient ces mots : Petit Journal. Il allait à toute vitesse et s’arrêtait brusquement, sautait à terre et distribuait ses journaux, avec dextérité, en faisant passer vivement la monnaie dans sa poche : Il n’avait pas de mains ! Je ne m’en suis pas rendu compte, tout de suite… Puis, j’ai remarqué les manches un peu vides et spéciales d’où sortaient deux lattes de bois…

À l’entrée de la rue principale, il y a un cul-de-jatte installé sur une large brouette peinte en rouge, avec un chiffre blanc qui se détache et singe l’automobile. C’est ainsi qu’il implore la charité des passants. Pauvre homme ! Il sait qu’il faut faire rire et amuser quand même !…

J’ai aperçu, plus loin, un petit bossu, tordu et grimaçant, qui se baissait avec difficulté pour ramasser et choisir parmi les détritus ! Il avait une face élargie, glabre et sans expression, son nez s’écrasait, ses joues se couvraient de croûtes malsaines.

j’ai pensé :

— Ce sont des coups, des blessures. On doit le maltraiter, sans doute, lui jeter des insultes et des pierres…

Lorsqu’il est passé près de la voiture brillante du cul-de-jatte, son regard s’est animé, il s’est redressé avec une sorte de fierté et sa démarche s’est faite moins pénible.

Je me suis dit :

— Voilà le seul moment de sa vie où il se sent supérieur à un autre être vivant… Misérable qui songe avec orgueil : Du moins, moi je ne mendie pas et je puis me transporter tout seul.

Cela sentait le sort et la malédiction.

J’ai compris ce pays sauvage, et ses fantastiques légendes, j’ai compris, en même temps, que chacun, même le plus déshérité, possède son petit coin de fenêtre ouvert sur le bleu du ciel…

J’en ai été douloureusement impressionnée…

Lorsque nous sommes partis, la mère de Max lui a baisé la main, avec un air absent, en lui murmurant distraitement des mots de reconnaissance. Quand la voiture s’est éloignée, nous l’avons entendue, qui criait à tue-tête — pour que sa voix nous suive — en agitant son mouchoir :

Bon voyage, Monsieur Dumollet.
À Saint-Malo débarquez sans naufrage…

Puis, un instant après, ce cri strident nous est parvenu !

— Mes pou-poules ! Je veux voir mes pou-poules !

Je me suis trouvée heureuse dans le train, allongée commodément sur mon étroite couchette ; Max au-dessus de moi avait fermé les rideaux de la lampe. Une toute petite lueur transparaissait, fine et bleue. Je me suis attendrie sur lui, sur son enfance. Il avait déjà dix ans lorsque la raison de sa mère s’est ainsi chavirée. Il se souvient d’elle, avant le terrible malheur. Elle était remarquablement belle et très douce. Elle l’aimait infiniment. Cela a changé tout d’un coup…

Mon Dieu, il vaut presque mieux ne pas avoir pu conserver de tels souvenirs, les regrets sont moindres dans les cœurs trop jeunes ; ils s’atténuent… ils ne persistent pas.

J’ai pensé à ma mère morte lorsque j’avais deux ans, je me suis trouvée moins à plaindre, plus vite habituée…

J’ai murmuré :

— Pauvre Max !…

Un grand soupir m’a répondu.

Je me suis dit :

— Tout cela faisait un vide. Je le connais mieux maintenant. Il ne s’était pas bien livré : sa mère est vivante, et cependant sa mère n’est plus là… Il est marié, et il n’a pas sa femme. La vie est dure, pour lui, vraiment impitoyable.

Je ne lui en veux plus des pauvres joies qu’il cherche… Je vais faire tous mes efforts pour les lui compléter…

À notre retour, nous avons trouvé amassé un courrier volumineux : une carte cornée de Larcher, une invitation pressante de Gillette pour un dîner.

J’ai reçu une lettre qui contenait ces mots écrits d’une manière contournée, fabriquée :

« Vous commencez bien vite, ma petite. Au lieu de débaucher les hommes mariés, vous feriez mieux de vous occuper de votre ménage, et de surveiller votre époux qui vous trompe à cœur-que-veux-tu »…

Cette lettre n’était pas signée.

Cela m’a révoltée. Je me suis dit :

— Quelle infamie !

Puis après, j’ai cherché :

— De qui peut-elle bien venir ?

Ensuite, j’en ai eu de la peine. Je me suis dit :

— Tout s’accentue. Mes chagrins se divulguent et avec eux mes tristes intimités… Pourtant je n’ai débauché personne, et mes intentions sont pures. Mon mari m’accompagne partout. Aux yeux du monde, l’honneur doit être sauf.

J’ai voulu l’avis de Flossie, je lui ait dit :

— Regarde ce que j’ai reçu…

Et je lui ai tendu ouverte l’horrible lettre anonyme. Elle y a posé son regard, puis elle l’a dédaigneusement rejetée.

Elle m’a dit :

— Cela n’a aucune importance. Il ne faut pas te désoler, mais t’aguerrir. Tu fais partie du monde et de ses agissements. On te remarque et l’on t’envie, tu dois en sentir les conséquences…

J’ai demandé :

— N’as-tu rien qui t’indique ?…

Elle a paru se consulter, puis elle m’a dit :

— Ne pensons pas à cela. À quoi bon ! Ce sont de vilaines actions.

J’ai insisté :

— Si… si… Dis-moi toute ta pensée…

Elle m’a regardée en face, et jusqu’au fond de l’âme ; puis à son tour, elle m’a demandé :

— Yvée, n’as-tu rien à te reprocher ?

— J’ai répondu, hautaine, un peu froissée :

— Je veux bien te répondre, mais ton soupçon m’offense. Non, Flossie, je ne me reproche rien, du moins rien de précis. Il se peut que mes pensées, parfois s’égarent, et j’ai des droits… péniblement acquis.

Elle m’a dit, apaisée :

— Pauvre petite ! Rien de moi ne devrait te blesser… Tu n’es pas à ta place… Et cela ne fait que commencer. Il te faudra beaucoup de forces… Évidemment, il s’agit de Larcher.

J’ai sursauté, disant :

— Je l’avais oublié. C’est tellement épidermal et déjà si loin de moi.

Elle a fait tristement :

— Le monde n’oublie pas. Tu ne composes pas assez ta façade. La sincérité de ton regard trahit ta pensée. Vois Gillette, rien n’étonne de Gillette ! c’est une impure. On ne veut rien découvrir en elle ; elle s’offre carrément. Alors on ferme les yeux, on se détourne, tandis que toi, intacte et pure, tu seras disséquée et livrée à toute la malveillance. Tu appartiens à une société qui méchamment t’épie, qui gratuitement t’insulte. Que cela ne t’atteigne pas. Suis ton chemin, avec noblesse, la tête haute, en toi fière et méprisante, au-dessus de l’outrage, au lieu de lui faire un pied de nez comme Gillette, avec une adroite gaminerie qui se moque et défie, puisque ton caractère ne le peut.

Je cherchais :

— Qui a pu écrire cela ?… Serait-ce Gillette ?

Flossie m’a dit :

— Elle en est incapable. C’est une nature droite et sincère, mais son exubérance peut, parfois, être mal comprise… On se répète que tu rends visite à son mari, et que lorsque Gillette a besoin de le « taper » pour une grosse dette, elle y réussit de suite si tu es là.

J’ai dit avec stupeur :

— Il y a du vrai. C’est arrivé une fois. Elle m’avait priée de lui rendre ce service… Cela vient d’elle… elle aura dû le répéter en riant…

Flossie a repris :

— Et puis, Larcher ne t’a pas attendue… Cela vient, peut-être, d’une ancienne maîtresse évincée ou jalouse. Lui-même, devant moi, s’est parfois montré trop admiratif, emballé, indiscret. Larcher est toujours certainement maladroit… Je ne m’étais pas préparée à cette nouvelle idée. Je voyais Larcher austère, chaste et immuable, fermé dans son devoir, et dans son dévouement.

Tristement déçue, j’ai murmuré :

— Tous les hommes… alors !…

Flossie m’a affirmé :

— Tous… et c’est folie que de croire en leur cœur…

J’ai pleuré dans ses bras…

— Que je suis malheureuse ! Que je suis malheureuse ! J’ai eu pitié d’un homme, une pitié exaltée, sincère, je me suis inclinée vers son âme incertaine et mauvaise. C’est ainsi que j’ai perdu toutes mes forces… que je me suis ouverte… précipitée… perdue, atteinte par l’inévitable contagion.

Elle m’a dit :

— Je ne te demande rien, mais je te devine et je te plains.

Hélas ! je suis indéchiffrable… Elle doit sûrement se tromper… Tous mes tourments dépassent tellement ce que l’on peut s’imaginer !…

Comment me laverai-je de cette boue qui me salit ?

Ainsi qu’une voix autrefois entendue, ces mots de désespoir résonnent en mon âme :

« Anywhere… out of the world[2] ! »

Mon Dieu… c’est donc à cela que vous me destiniez… Je n’irai plus jamais seule chez les Larcher.

Je me suis ranimée et la vie m’a reprise. J’ai beaucoup réfléchi. J’aime mieux ma peine et je m’y accoutume. Depuis qu’on l’insulte, elle m’est devenue chère et précieuse, elle m’élève et se diminue. C’est elle qui me porte. Je me parais sympathique à moi-même. Cela calme et sanctifie ma souffrance.

On monte ainsi une pente, avec effort. Puis, lorsqu’on est en haut, on se détourne et l’on est étonné :

— Ce n’est que cela !

Cela vous semble peu de chose ! On domine toutes les bassesses et les amoindrissements. Je me répète ces fragments de Shelley :

« D’abord meurent nos plaisirs, et puis nos espérances et ensuite nos effrois… »

Je pense aussi davantage à Reggie… Je me dis :

— S’il se doutait de tout, de tout ce qui m’arrive ?… Puis : S’il revenait, comme il me trouverait changée ! Est-ce qu’il me préférerait ainsi ? Comme Albe a dû grandir ! Et Lize, et son cœur, que devient-il ? De quelle façon pensent-ils à moi ? S’inquiètent-ils ?

Je vais aller ouvrir leur maison, je ne l’ai pas encore fait depuis leur départ ; j’ai laissé ce soin aux domestiques, je craignais trop d’inutiles émotions.

Maintenant, il me semble que je pourrai les supporter… La douleur prépare et fortifie…

Nous avons refusé l’invitation des Larcher. Max ne pouvant m’y accompagner, je n’ai pas voulu avoir à m’y montrer sans lui. Max en a paru étonné. Il ne s’expliquait pas. Je ne l’ai pas mis au courant. Tout cela est un peu lâche.

Madeleine qui a mis au monde une petite fille, il y a environ quatre mois, est enceinte de son deuxième enfant. Elle est venue m’en avertir, ce matin. Elle avait l’air radieux. Elle avait oublié toute l’atrocité des moments de douleur. Je l’ai félicitée. Cela l’a enhardie. Elle faisait des projets, elle m’a proposé :

— Comme ce serait bien si Madame suivait mon exemple ! Je pourrais les nourrir tous les deux à la fois !

Toute ma pudeur s’est offensée. J’ai rougi, je lui ai crié :

— Madeleine ! Voulez-vous bien vous taire !

Elle a cru que je voulais plaisanter, et elle s’est mise doucement à rire, en s’en allant.

Elle avait l’air de dire :

— Il faudra pourtant bien que vous passiez par là, un jour ou l’autre, Madame ma maîtresse, ainsi que votre servante… puisque, comme elle, vous êtes mariée…

Shelley dit encore :

« La Mort a mis son empreinte et son sceau sur tout ce que nous sommes, sur tout ce que nous sentons, sur tout ce que nous connaissons et redoutons », puis, plus loin :

« Toutes les choses que nous aimons et qui nous sont aussi chères que nous-mêmes doivent se dissoudre et périr. Tel est notre cruel destin. »

Je pense : La Mort frappe sans cesse, la Mort règne… la Mort détruit, la Mort délivre…

On a remis une dépêche à Max en ma présence. Par discrétion, j’ai tourné la tête en disant :

— Ouvrez-la, je vous prie.

Il s’est approché de moi, livide.

Je lui ai doucement demandé :

— Est-ce que vous souffrez ? Serait-ce une mauvaise nouvelle ? Serait-ce de votre mère ?

Comme il me contemplait sans répondre, je me suis inquiétée… Ses yeux m’ont semblé égarés. J’ai vu qu’il retenait — avec peine — des larmes, je lui ai dit :

— Est-ce encore plus grave que cela ?

Il s’est, à la fin, décidé :

— C’est un télégramme de Reggie.

Ce nom m’a apaisée. Je lui ai reproché :

— Ah ! Vous m’avez effrayée…

Puis, j’ai dit :

— Voulez-vous me le donner ?

Il se taisait et ne bougeait pas, le regard fixe… Alors, j’ai compris qu’il y avait une catastrophe, quelque chose en moi a crié :

— Lize !

Il m’a murmuré d’une voix toute changée.

— Lize est morte ! Nous ne la reverrons plus !

Je me suis abattue dans ses bras en sanglotant…

Lize est morte.

Elle est morte en arrivant à Bombay ; une fièvre l’a emportée.

Je me répète sans trêve :

— Lize est morte ! Lize est morte ! C’est elle qui est morte !…

Et j’entends la voix de Max me dire :

— Nous ne la reverrons plus !…

Je me demande :

— Est-ce que cela est possible ?…

Je m’en suis allée vers leur maison, ainsi que vers une tombe. Tout en m’y dirigeant, je me disais :

— Lize est donc morte… mais elle n’est pas davantage séparée de nous tous que le jour, où elle s’est ainsi indignement révélée. C’est ce jour-là qu’il fallait la pleurer. Lize est morte ! Mes nerfs l’ont regrettée dans une rage irréfléchie ; c’était ma nature qui se révoltait contre l’irrémédiable, contre l’absolu. Mais que me dit mon cœur ?…

Mon cœur s’est allégé, mon cœur est pénétré de douceur, de pardon, il baigne dans de la tendresse, il ne se souvient plus des amertumes.

La mort de Lize la délivre, nous délivre. Si, maintenant, je verse des larmes, c’est que cela m’unit au chagrin de mon frère.

Lize s’est élancée, pure et droite, libre de ses faiblesses vers les espaces infinis, au-dessus des erreurs, des démences… Lize est à envier : n’a-t-elle pas regretté, expié, cherché à réparer ? Tout est là. Elle ne pouvait pas mieux mourir. C’était l’heure désignée, juste et belle entre toutes. Elle est morte et cela la rapproche de nous.

J’ai revu ses portraits sur la cheminée de Reggie, je les ai longuement regardés, j’ai murmuré :

— Chères petites images de Lize… de Lize morte au loin, vous devenez de pieux souvenirs. Vous m’enseignez l’existence, l’amour et le pardon, vous me changez tout mon cœur.

Alors je les ai religieusement embrassées… J’ai dit :

— Chaque jour, je vous apporterai des fleurs !

Il m’a semblé que je sentais l’âme de Lize autour de moi, qui se répandait avec tendresse dans le silence des grandes salles, et qui me protégeait.

Je me suis agenouillée et c’est ainsi que je l’ai invoquée :

— Lize chérie, Lize parfaite maintenant que toutes les choses te sont distinctes, que tu es au-dessus de la vie, affranchie de toutes les humaines misères, il faut mystérieusement t’incliner vers nous, il faut nous secourir ! Pardonne-moi mes violences, mes rancunes, mes duretés, qui doivent te sembler si petites. Ce n’est pas ta mort que je regrette, car c’est seulement, à travers elle que je te retrouve, avec ta complète beauté… Je pleure sur nos cœurs, et sur nos aveuglements, je pleure sur les folies, et sur les injustices qui ont tout bouleversé. Nous ne te verrons plus, et cependant, tu n’auras, jamais, été si près de nous.

J’ai trouvé son dé, et une de ses cartes de visite ; je les ai emportés. Je veux les conserver pour moi, ainsi que de très chers indices, comme les plus précieux trésors.

J’ai composé un certain ordre, afin que Reggie n’ait pas à souffrir, trop violemment, dès son retour, pour qu’il découvre seulement, peu à peu, ce qui pourrait raviver sa douleur, que je m’imagine violente et cruelle.

J’ai placé Albe devant Lize. J’ai pensé :

— Albe résumera les beautés de sa mère et celles de Reggie. Elle aura toutes nos expériences. Elle est un souvenir vivant qui rappellera et adoucira. C’est bien que Reggie l’ait auprès de lui en ce moment.

Je suis rentrée chez moi toute transformée, avec une grande paix, qui me rendait heureuse et presque souriante, qui m’inondait d’une incomparable et bienfaisante douceur.

J’ai dit à Max tranquillement, comme j’aurais pu le lui dire avant le terrible événement, et si nous les avions attendus tous les trois :

— Tout est bien préparé là-bas pour leur retour…

Il me semble que je prépare un grand bonheur et que c’est Lize qui m’aide…

Max reste à la maison près de moi. Il se voue.

J’ai voulu lui faciliter des prétextes, l’obliger. Je lui ai dit :

— Max, il ne faut pas craindre de sortir, de me laisser. La solitude ne me fait pas de mal, en ce moment ; au contraire, je ne l’ai jamais mieux appréciée. Vous devriez descendre, dans Paris, plus souvent, vivre parfois au restaurant, vous mêler au mouvement qui distrait.

Il m’a répondu :

— Mais non, Yvée, je n’en sens nul besoin, je vous assure.

Puis il m’a singulièrement regardée avec insistance.

J’ai voulu appuyer :

— Je vous en prie, cela vous sera meilleur et plus salutaire qu’une vie aussi restreinte et renfermée.

Il a voulu m’expliquer :

— J’en profite pour travailler davantage. Il est bon de se recueillir.

J’ai avancé :

— Il faut aussi songer à votre santé.

Alors, il m’a dit froidement :

— Ne persistez pas. Je vous obéirai, c’est bien.

Il m’a entendue, je crois qu’il ne m’a pas comprise. Je ne voudrais pas l’avoir contrarié et je sens que je l’ai fait…

Cependant, mes pensées sont calmes maintenant.

Flossie est venue près de moi, à toute heure, et tous les jours. Elle m’a été très secourable. Son amitié s’est manifestée douce et habituelle. Elle m’a dit, une fois :

— Yvée, pardonne-moi d’évoquer ton chagrin, mais c’est qu’étrangement tu m’impressionnes. Je te vois en noir, et tu ne me représentes pas le deuil ni la peine. On ne te sent pas atteinte, tes traits sont détendus, pacifiés, on dirait que tu t’épanouis plus librement, que plus librement tu respires. Est-ce le contraste du reflet de la masse ardente qui te recouvre ? Ta beauté ressort et éclate. On sent, en toi, de la satisfaction. Tu es telle une esclave qui serait délivrée, ou comme une exilée qui s’en revient. On ne pense pas à te plaindre, on voudrait te sourire ou te féliciter. Tu répands une grâce charmante.

J’ai murmuré :

— Pourtant mon émotion a été forte, et me pénètre profondément. N’y a-t-il pas des douleurs belles à contempler ?

Elle a repris :

— Tu en es une preuve. On dirait que la mort de Lize t’a sauvée. Avant, tu semblais opprimée, courbée. Maintenant, tu te dresses, vivante. Tu n’es presque plus assez tremblante. Tout à l’heure, tu m’as proposé : Préfères-tu du thé, du sirop ou des cakes, comme tu aurais pu me dire : Désires-tu embrasser mon front, ou bien : veux-tu mes yeux ou mes lèvres ? Ainsi qu’une belle rose ouverte, et qui embaume, tu sembles mieux t’épanouir, tu respires l’heureuse volupté, tes effluves s’expriment dorés, chauds et enivrants.

J’ai pensé :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Cela n’est pas bien ! Cela n’est pas admis ! Faut-il — par convenance — dissimuler ?…

Je sens que Flossie a raison… C’est ainsi que je suis devenue…

Je lui ai dit :

— Tais-toi, tais-toi… Mon cœur est sensible et affectueux. Tu ne sauras jamais à quel point j’ai regretté ma sœur !…

Puis j’ai ajouté :

— C’est, pourtant, vrai que je me sens jeune et joyeuse et, si je semble gaie, ce n’est pas de ma faute, c’est quelqu’un — en moi — qui sourit !

Gillette est aussi venue me voir.

Elle s’avançait avec une expression voulue, sa voix s’apitoyait, elle se servait de termes en usage, mais, après un moment, elle s’est écriée :

— Comme le noir vous va bien ! Yvée, vous êtes mille fois plus belle !

Puis elle a eu l’air de s’excuser. Cela m’a fait plaisir. J’ai pensé :

— C’est le miracle ! Il éclate, tout cela le confirme…

Alors, je me suis tournée en moi-même vers Lize que je sentais ; je lui ai dit :

— Merci, ma sœur…

Flossie m’a dit encore :

— Tu deviens incroyablement belle ! Fais-toi très pâle ; accentue davantage la rougeur de tes lèvres ; agrandis, cerne, et noircis bien tes yeux.

Je lui ai obéi. C’est malgré moi. Je veux plaire, séduire. J’aime que l’on me trouve jolie, j’aime, à le constater, moi-même. Je me dépouille de mes incertitudes, de mes craintes. Je m’affranchis. J’ai toutes les audaces. Je ne suis plus une enfant imprécise et timide qui s’exagère sa faiblesse, je suis la Femme qui a connu beaucoup de choses, qui a souffert, qui aime, qui veut qu’on l’aime et qui use de toutes ses armes, qui n’est que désirs… et espoirs… qui attend et qui prie…

Max — lui-même — m’a dit hier : — Yvée, vous êtes toute changée.

Cela m’a fait sourire. C’est moi qui lui ai demandé :

— Me préférez-vous ainsi ?

Il est resté sans me répondre, un moment interdit, puis il m’a embrassé le poignet en disant :

— Que vos mains sont petites et frêles !

Je les ai ouvertes, je les ai examinées. Je me suis dit :

— Elles pourraient contenir tant de joies…

C’est notre avenir qui arrive avec la tendresse chaude du printemps qui se montre. Je ne me souviens que de la douceur des saisons, et j’en prévois de plus merveilleuses encore… Je les désire, je les appelle. Je ne me sens pas couverte de vêtements de deuil, et il me semble que j’ai tout retrouvé.

J’ai essayé de penser autrement, je ne peux pas.

Lorsque Max sort, je le vois partir et je me dis :

— Tout à l’heure il va revenir…

Quand la journée se termine, je pense joyeusement :

— C’est un jour qui vient de s’écouler…

Au soleil, je me sens forte et pénétrée, je voudrais m’écrier :

— C’est toute la vie qui apparaît ainsi, belle et réconfortante !

Les êtres qui me croisent ne me semblent plus étrangers, ni indifférents, mais je les trouve sympathiques, je songe à leurs désirs, à leur cœur, et c’est ainsi que je leur souris.

Mon sourire n’est pas, comme celui de Flossie, susceptible de toutes les nuances ; mon sourire est joyeux, léger, paisible ; il veut qu’on lui réponde et il appelle, à lui, tous les autres sourires… je le sens bien… C’est un sourire silencieux et incompréhensible, très humain, qui étonne et séduit, puis qui — aimablement — se communique.

Je trouve que Max prend les choses de l’existence, avec beaucoup trop de gravité et cela me peine pour lui.

Ce soir, il m’a dit :

— C’est dans dix jours, maintenant, que Reggie va être auprès de nous.

J’ai senti, confusément, que cela l’effrayait un peu, qu’il redoutait un changement dans notre manière de vivre, et qu’il s’y préparait. J’ai cru comprendre que cela lui faisait du mal. J’ai pensé à mon frère, à Albe, à Lize morte, je me suis écriée malgré moi :

— Oh ! Je ne voudrais pas mourir !

C’était une pensée furtive qui m’échappait.

De quel accent ironique et railleur il m’a dit :

— Il est certain que les vivants, même les plus déshérités ont une incontestable supériorité sur l’inertie de ceux qui ne sont plus.

Sa voix s’est affaiblie, elle est devenue lasse et découragée…

La mort termine toutes les peines… toutes les joies aussi. J’ai dit avec vivacité :

— Cela est vrai !… La vie apporte tout…

Il s’est tout à fait étonné, puis il a soupiré :

— Vous n’êtes plus la même, Yvée…

Puis il s’est mis à me juger… Il me désapprouve, je l’ai compris à son regard, à son silence…

Et je me suis défendue en moi-même. Je vis simplement, mais délicieusement. L’approche du bonheur certain m’oblige à l’allégresse… Est-ce ma faute ? Est-ce donc mal de savoir la douce philosophie qui vous résigne à votre variable Destin ?…

Ce matin, je m’étais appuyée au rebord de la fenêtre, je regardais le jardin s’éveiller.

Il s’animait, peu à peu, de toute sa naissante vie, je le respirais avec délices. Je pensais :

— Le cœur frais du jardin bat ainsi que le mien. Il a franchi toutes les utiles tristesses, et son âme s’est renouvelée, elle se répandra en de plus belles fleurs, en de plus doux parfums. Tous ses espoirs s’exaucent. Ainsi que moi, il se montre frais et jeune et joli ; il entre comme une impalpable fumée d’encens. Il s’ouvre dans du soleil. Que de belles heures doivent venir !

Je suis restée longtemps immobile et ravie. Max s’est approché de moi, il a pris mes mains dans les siennes, il m’a dit :

— Yvée, vos mains sont chaudes, ne restez pas ainsi. Ce n’est pas bon de songer tout le temps.

Son ton m’a surprise. Je lui ai répondu :

— Comme vous vous trompez ! Je ne fais plus de rêve, je vis. Je suis ainsi que le jardin qui renaît de ses peines sous un souffle nouveau…

Alors, il m’a doucement interrogée :

— Yvée, vous ne regrettez pas Lize ?

Je lui ai répondu — et je m’appuyais contre lui :

— Je l’ai atrocement regrettée, lorsque sa faute l’a séparée de nous. C’est ce jour-là qu’elle fut frappée, qu’elle nous a vraiment été enlevée. Oui, c’est ce même jour que Reggie a perdu sa femme, que j’ai perdu ma sœur. Je ne puis pas pleurer autant sa délivrance, si belle, qui a tout effacé. Pour bien mourir, il faut avoir une raison, une excuse, que rien ne reste en suspens — ne comprenez-vous pas ? — Sans cela, c’est un horrible malheur. Lize a reçu cette suprême grâce de bien mourir, à temps. Si elle avait vécu, son regard, ses accents, ses mouvements, son cœur se seraient souvenus des coupables instants, et nous les auraient — sans doute — cruellement rappelés. Elle ne pouvait plus être heureuse ni donner de vraies joies. Elle aurait été un danger… Pourquoi m’obstinerais-je à m’affliger ?… Mon deuil est un hommage. Je le sens plus léger que mes anciens regrets.

Alors, j’ai pensé au retour de Reggie, je lui ai demandé :

— Et mon frère ? Croyez-vous qu’il me trouvera très changée ?

Il a secoué la tête sans me répondre et il s’est éloigné. J’ai pensé :

— Il ne me comprend pas. Il hésite, il craint de se tromper sur moi, de se méprendre et de me méconnaître. Il ne peut donc pas se dire : elle a rencontré le Bien et le Mal, c’est cela qui la rend ainsi grave et joyeuse, à la fois vive et lente, avertie mais confiante, triste puis consolée, immobile et, cependant, en marche vers l’Avenir, craintive, mais essayant ses forces…

Il est revenu près de moi, il a voulu être sévère et me blesser. Il m’a dit, méchamment :

— Yvée, je vous savais orgueilleuse, mais je ne vous croyais pas si froidement vindicative.

Ces mots ne m’ont pas fait de mal. Je sens une protection au-dessus de ma vie. Je respire, en moi, une passion vivace qui me transporte. Je suis fraîche… et je brûle…

J’ai proposé à Max :

— Voulez-vous que je vous accompagne dans Paris ?

Et je l’ai conduit chez Antoine où il avait à faire, puis je suis remontée rue Royale chez Lewis pour choisir un chapeau. Après, j’ai voulu marcher un peu, j’ai traversé la rue, j’ai pris le faubourg Saint-Honoré. J’ai aperçu Larcher qui s’en venait précisément au-devant de moi, imprégné de tous ses soucis, avec la même façade grave et préoccupée. Je l’ai arrêté, je lui ai dit :

— Bonjour !

Il n’a pu déguiser sa surprise :

— Vous ! Yvée !

J’ai eu envie de rire. J’ai dit machinalement :

— Je vois que vous ne pensiez pas à moi !

Alors, il s’est remis, il s’est demandé où il pourrait me conduire, il m’a dit ;

— Voulez-vous venir avec moi au musée, dans la salle des Tanagra ?

Cela m’a intéressée. Je me suis dit :

— Ce sera amusant de lui voir démêler la grande expression de leurs attitudes et de leurs mouvements…

Et j’ai accepté, curieuse autant de son analyse que de ces purs chefs-d’œuvres.

Tout en marchant, je suivais ma pensée, car je venais d’évoquer ce groupe de deux femmes, debout, se dirigeant l’une à côté de l’autre.

L’une se drape sévèrement ; son allure renferme de l’expérience et de la gravité ; on sent qu’elle a acquis la science de la vie et la discerne, c’est tout cela qui l’enveloppe.

La seconde donne une impression de jeunesse et de gaieté, insouciante : elle s’appuie légèrement sur l’autre qui la dirige. C’est un gracieux symbole, une touchante allégorie de l’Amitié.

Ainsi je me suis représenté Flossie me guidant, Flossie impénétrable. Toutes ses paroles coulent de son âme préparée, mais elle ne se livre jamais elle-même.

J’ai revu Flossie, et j’ai dit à Larcher qui m’assemblait avec un effort visible toute une suavité flatteuse de sentiments :

— Ne trouvez-vous pas que Flossie vit comme vêtue d’un élégant mystère, que son sourire la dissimule ? Elle s’occupe des autres d’une façon étrange et charitable, mais elle ne se découvre pas.

Il m’a répondu, impulsif dans sa contrariété d’être ramené vers un autre sujet que le sien : Je le crois très violent. Flossie est une nature à part, d’une élégante perversité. Si toutes les femmes lui ressemblaient, le monde finirait gracieusement, mais vite.

Cela m’a semblé imprécis et grossièrement exprimé. Je n’ai pas essayé de comprendre, j’ai seulement pensé :

— Serait-ce là un si grand mal ?

Ensuite, je me suis aperçue que Larcher, en effet, est au fond très grossier et pesant, qu’il manque totalement de subtilité, de légèreté d’esprit. Je me suis décidée :

— Certainement, c’est Gillette qu’il faut plaindre le plus. Larcher a le toucher d’un éléphant, il écrase… S’il est frappé par la beauté d’une ligne qui se courbe, il ne songe pas à se demander, ni à s’expliquer vers qui, et pourquoi elle se courbe, ce qui fait toute l’âme des choses.

Il continue à me déplaire extrêmement, sans avoir l’air de s’en douter.

Après, il a voulu me conduire en fiacre jusqu’à la Porte-Maillot. Je n’ai pas osé refuser, craignant de le blesser trop directement. À cause de Gillette, je tiens à ménager nos relations.

Dans la voiture, il m’a murmuré platement :

— Yvée, nous voilà seuls, loin de tout. Laissez-moi vous dire, à quel point, je vous aime…

Et il a essayé de me prendre dans ses bras.

Son contact m’a semblé odieux et oppressant, stupide aussi et déplacé.

Je me suis redressée, hautaine en m’éloignant, et mon regard le menaçait comme une lame ouverte. Je lui ai dit :

— À quoi donc songez-vous, et qui vous a permis ? Je crois que vous perdez la tête pour oublier ainsi que j’ai de la dignité, une famille et des devoirs, si vous méconnaissez les vôtres à ce point !…

Il a voulu insister davantage. Il tenait à profiter du moment, c’est ainsi qu’il m’a suppliée :

— Yvée… vous m’avez laissé espérer… Je ne dois pas vous être indifférent…

Il me priait, mais toute son expression disait :

— Je vous veux et je vous aurai. Je sais bien que vous êtes coquette, comme toutes les autres femmes, mais ainsi qu’elles, je sais que je vous réduirai, que vous céderez à mon désir… à la brutalité de mon caprice. C’est pour cela que je veux bien condescendre à de frivoles convenances.

Et il se rapprochait, essayant de me renverser.

Je me suis exaspérée, je l’ai repoussé avec force, je lui ai crié :

— Comprenez-vous ainsi les folies d’un bal ou d’un dîner, ou encore d’une émotion littéraire ? Vous vous êtes absolument mépris. Si je me suis approchée de vous, c’est que je vous croyais l’âme élevée, au-dessus de tous les vulgaires amoindrissements. Je me suis trompée, voilà tout. Vous me faisiez un effet paternel… c’est cela. Vous m’aimez ! vous m’aimez ! Si on aime, monsieur, on se sacrifie, on obéit, on vénère…

Il n’a pu en supporter davantage, il ne sait en rien se contenir. Il m’a jeté d’un ton sec :

— C’est bien, je cesse, je vais vous laisser ici.

Et il est descendu de voiture.

Alors, en apparence, il a voulu redevenir homme du monde. Il s’est incliné sur ma main et m’a murmuré :

— Yvée, vous êtes une incroyable coquette, futile, dure et inhumaine… Je ne conserverai de vous qu’un souvenir cruel. Je dis adieu à la femme — décevante — de mon rêve, je vais retourner à mes études qui sont ardues, mais qui absorbent, et dont la science infiniment se multiplie.

J’ai failli lui rire au nez… J’ai pensé :

— Il va reprendre sa façade habituelle de gravité. Ainsi qu’un vêtement de bal masqué qui le déguise et le glorifie… Il s’indique enfantin et puéril, tels ces pauvres petits acteurs qui se croient en effet monarques ou prélats lorsqu’ils en tiennent le rôle et en portent le costume…

Ceci se passait en face du Grand-Palais. À la Porte-Maillot, j’ai renvoyé mon fiacre et je suis revenue, à pied, à la maison. J’avais besoin de remuer de l’air autour de moi, d’évaporer mon impression, de calmer l’exaspération irritée de mes nerfs.

Ce fut une effroyable scène.

Max était rentré avant moi. Nerveux et trépidant ; il arpentait le salon avec rage, et son visage était tellement altéré que je me suis inquiétée.

Il s’est précipité vers moi, furieux, et il m’a tenu les poignets serrés, à les briser, en me soufflant avec l’effort pénible d’une gorge étranglée :

— D’où venez-vous ? D’où venez-vous ? Me direz-vous d’où vous venez ?…

Mécontente et atteinte, je me suis écriée :

— Vous me faites mal ! Qu’y-a-t-il ? Qu’avez-vous ? Oh ! vous me faites très mal, vous me broyez…

Son étreinte s’est relâchée, en me repoussant avec une telle violence que je me suis frappée contre la porte ouverte.

Je l’ai cru ivre ou fou, animé d’une mauvaise fièvre. J’ai vu qu’il avait des regards cruels, et qu’il était possédé par une colère de fauve. Je n’y étais plus… J’ai voulu sortir, le fuir… mais il m’a poursuivie, il m’a rejetée dans le salon, et s’est placé devant moi, me barrant le passage, en criant, terrible, d’un ton de haine inexprimable :

— Yvée, vous ne sortirez pas ! Il est temps que tout ceci prenne fin, d’une manière ou d’une autre. J’ai le droit de vous interroger, et j’en use. Répondez-moi ! D’où venez-vous ?…

J’étais effarée et battante… douloureusement surprise. Cette façon d’agir m’a causé du déplaisir et de la peine. Puis, j’ai pensé qu’il souffrait certainement de quelque chose de plus fort que lui-même, et je l’ai plaint. J’ai voulu exagérer ma douceur, afin de le calmer, et j’ai murmuré très vite et très bas :

— Eh bien ! voilà. Après vous avoir quitté, je suis allée chez Lewis, rue Royale, et en sortant de là, j’ai rencontré Larcher. En sa compagnie, j’ai fait le tour de la salle des Tanagra, et je suis revenue ici. Ceci n’explique pas votre attitude et vos brutalités ! À mon tour, je puis, je crois, vous demander : qu’avez-vous ?

Il m’a regardée avec mépris et m’a cinglée de ces mots qu’il scandait fortement :

— Vous négligez de dire que votre amant vous a conduite, en fiacre fermé, jusqu’au milieu des Champs-Élysées, qu’il vous a tenue dans ses bras tant qu’il a voulu, et comme il a voulu, qu’il vous a ensuite galamment baisé la main à la portière, en convenant sans doute du prochain rendez-vous. Alors, il a redescendu la chaussée d’un pas léger, avec une arrogance superbe et provocante, en allumant paisiblement son cigare… que ma gifle lui a, d’ailleurs, vite enlevé !

J’ai revu Larcher et toute sa médiocrité. Je me suis dit :

— Le cigare le complète… Jamais gifle n’a été mieux méritée, ni plus à point…

Puis j’ai répondu :

— Vous êtes un maladroit et un malheureux. Vous me parlez d’un air si convaincu et tellement outrageant que je ne vous expliquerai rien. Il est vrai que notre existence ne comporte que des apparences. Aujourd’hui, je l’avoue, elles sont contre moi, mais j’ai tout mon passé qui me défend…

Ma froideur le calmait et ces mots ont su le toucher. Il s’est exclamé avec moins de véhémence :

— Yvée, Yvée, vous ne sortirez pas d’ici, sans que je sache la vérité. Vous me la devez entière, complète, vous me la devez toute…

Il est devenu suppliant, accablé, et comme je me taisais, il a repris d’une voix changée :

— Yvée, je ne veux que vous croire, c’est mon désir, c’est mon espoir. Vous ne m’avez pas habitué aux mensonges. Yvée, ayez pitié de ma faiblesse, et de ma jalousie…

Je me suis apitoyée, et je me suis approchée de lui. Je lui ai tout raconté avec netteté, sans détours, sans la moindre omission, je me sentais pour lui le cœur compatissant, et en même temps je l’admirais un peu, je me disais :

Comme il souffre ardemment, violemment ! pour moi… par moi ! Tout cela crie qu’il m’aime ! Il m’aime ! Il m’aime ! Mon orgueil — était-ce mon orgueil ? — se redressait, mon cœur se gonflait aussi. Je me sentais aimée, voulue, désirée, surveillée, disputée… Quelque chose en moi s’étalait comme un triomphe. J’avais envie de me jeter dans ses bras. Sa colère tombait. Peu à peu, il s’est détendu, radouci, et il m’a demandé pardon. Il m’a dit :

— Je suis un être odieux… Yvée… Il ne faut pas conserver, de moi, ce dernier souvenir d’injustice et de violence…

Puis il a précisé :

— Je pars, je vous quitte. Je vous laisse à votre famille, à votre frère, à votre belle vie qui se reconstruit, qui va doucement reprendre et s’orienter vers de nouvelles félicités. Que ferais-je au milieu de vous, étranger et coupable, condamné et repoussé ! Je n’ai pas su vous attirer à moi, vous conquérir… J’ai essayé tant que j’ai eu de forces. Je n’ai pas la moindre faiblesse à me reprocher envers vous, depuis notre mariage, mais je désespère, et je m’en vais. J’ai obtenu un poste de correspondant en Chine — toujours pour le Français. Il y a quelque temps, je m’étais mis sur les rangs. J’ai appris ma nomination aujourd’hui. C’est en revenant très vite pour vous annoncer cette nouvelle qui devait vous plaire et vous débarrasser, que je vous ai aperçue dans le fiacre avec Larcher, montant les Champs-Élysées. Je vais me battre avec cet homme qui mérite une leçon, et vous n’entendrez plus parler de moi. Je sais que, dans notre milieu, on cause beaucoup de vous et de lui ; notre duel n’empirera rien. Le divorce, dans la suite, devra être prononcé contre moi… J’ai déjà tout préparé, le défaut, l’incompatibilité, etc…

Je suis demeurée interdite… atterrée… Mes mains se sont ouvertes et mon esprit s’est fixé sur une grande douleur. J’ai péniblement prononcé :

— Ainsi, vous partez… vous fuyez… mais on ne peut se fuir soi-même…

Et ma tête tournait dans un pénible vertige, mes regards se brouillaient, tout le salon se confondait, imprécis et nouveau. Je ne reconnaissais plus Max, je me sentais précipitée, assommée, en morceaux. Je me suis levée afin de voir si j’étais encore vivante, si je pouvais encore me soutenir, et je suis partie, vite, pour lui cacher ma stupeur, mes regrets… et mes larmes qui jaillissaient…

Je me lève pour la première fois depuis trois jours.

Ma détresse, ma douleur, ma cruelle déception s’étaient un instant détournées, endormies…

J’ai été malade. Je ne savais plus ce que je disais. Je ne pouvais plus penser. Je répétais :

— Que de tourments ! Que de tourments ! Quand donc viendra la fin ? Ils se succèdent et se compliquent ! Il n’y a pas de bonheur possible ni de paix. Je ne serai plus jamais joyeuse, c’est fini. Max part, tous mes espoirs sont murés, anéantis impitoyablement.

Le duel a eu lieu — sans résultat — banal et obligé. Je ne m’en suis pas inquiétée. Je me disais :

— Qu’il parte à jamais ou qu’il meure… Rien n’est pire !

Puis je soupirais :

— Il n’aura jamais connu mon amour pour lui !…

Je revoyais Lize implacable, méchante, qui se vengeait de ma douceur et de mon sacrifice. Elle me raillait, mauvaise et ricanante :

— Tous tes efforts sont inutiles et déjoués. On ne sépare pas deux amants qui s’aiment et qui se veulent. Tu ne connais pas le désir impérieux qui ne sait pas se résigner, mais qui résiste à toutes les forces contraires, et qui surmonte tous les obstacles…

Je sais bien que Reggie me revient, qu’il sera bientôt là, rendu à ma tendresse, qu’il est mon frère aimé passionnément, qu’il m’aime, que sa présence atténuera mes douleurs, adoucira mes peines, m’amènera peut-être d’autres joies, mais je pleure sur ma destinée. Quel est mon sort ? Max s’en va, Max n’aura rien été pour moi que du désastre et que du mal… Et c’est cependant vers lui que je me tourne, c’est lui que tout mon être désire, c’est lui que je veux suivre…

J’entends cela en moi, ainsi qu’une voix lamentable et imposante, mais je ne puis pas trop penser. Je suis lasse et endolorie. Je n’ai pas de clarté. Je ne puis pas me diriger : j’accepte, je me courbe. Je suis comme une enfant à travers un danger et qu’on ne guide pas… Je m’abandonne…

C’est au matin qu’il va partir. C’est tout le reste de mon bonheur qu’il emporte, c’est ma vie qu’il détruit, c’est mon âme qu’il déchire, c’est aussi mon amour…

J’aurais dû me préparer… le suivre. J’aurais dû lui expliquer mon cœur. J’aurais dû me donner.

Il est trop tard, l’heure est passée, l’heure est inexorable. Il a déjà commencé à partir… Il m’a dit adieu ce soir… Je me suis contenue, contenue… Il dort maintenant, près de moi, dans la chambre voisine. C’est demain qu’il s’en va… C’est demain… Lorsque je me réveillerai, il ne sera plus là. Je dis : lorsque je me réveillerai, mais je sais bien que je ne pourrai pas dormir, je sais bien que je ne veux pas m’endormir, que je n’y pense pas.

Mon Dieu ! Il est là… il respire… il s’endort… Il est déjà loin de moi, mais pourtant il est encore là, étendu, de l’autre côté du mur…

Je me répète :

— C’est ainsi qu’un mur nous a séparés… un mur contre lequel tout s’est brisé, ses efforts, sa volonté, mon amour, puis — douloureusement — mon cœur… Le malheur nous entoure, nous opprime, tout le malheur est là, entre nous… ainsi qu’un malfaiteur qui entre dans la nuit et tue… et viole et pille… Le malheur a été inévitable… Est-il inévitable ? Il n’y a plus de cris… il n’y a plus de gestes… N’y a-t-il vraiment plus ni cris, ni gestes ?…

J’ai la fièvre… je brûle… je suis tordue… je ne puis me soumettre… mon être se révolte, et je pleure. Je pleure silencieusement…

Je ne l’ai pas laissé partir. Je me suis levée, je me suis toute baignée, dans la fraîcheur d’une eau réparatrice. J’ai versé sur moi des parfums, j’ai attendu… J’avais besoin de m’affermir… je suis allée dans la serre, je me suis lentement glissée parmi les fleurs, je suis descendue au jardin et j’en ai fait le tour… Je ne m’appartenais plus… C’était en moi une autre qui pensait :

L’air de cette nuit est frais et pur… Moi, je suis pure et fraîche aussi, c’est ainsi que je vais m’offrir à Max… Mon Dieu… faites que cela lui plaise et le retienne !

J’ai retrouvé tout mon courage, J’ai assemblé toute ma décision. Forte dans ma faiblesse, presque nue dans ma chevelure dénouée, je suis entrée dans la chambre de Max, je me suis approchée de son lit, je lui ai demandé ;

— Dormez-vous ?

Sans attendre sa réponse, impatiente de vivre ou de mourir, je me suis renversée dans ses bras, étendue tout au long de son corps, abîmée en sa douce tiédeur, mon cœur contre son cœur. J’ai pensé délicieusement :

— Voilà ma place, je le sens, tout mon être fond et se défait.

Puis j’ai joint mes mains autour de son cher visage, j’ai posé mes lèvres contre ses lèvres, j’ai murmuré :

— Mon Max, mon Max, je vous aime, je suis à vous, prenez-moi et restez avec moi…

Alors, il m’a serrée contre sa poitrine, et son étreinte me ranimait en me brisant. Je me suis abandonnée, extasiée, défaillante de toute ma chair amoureuse et offerte. Je l’ai vaguement entendu me répondre :

— Yvée, mon Yvée… ma femme, ma chérie…

Notre heure était venue, vibrante et magnifique…

J’ai répété heureuse, ivre :

— Ta femme… ta femme qui t’aime… mon Max !

FIN


  1. Ô ! triomphe de l’intellect sur l’instinct. N. C. B.
  2. N’importe où… hors du monde ! (Edgard Poë).