XII. Plaidoyer contre Apatourios

Traduction par Rodolphe Dareste.
Plon (Tome 1p. 197-215).

XII

PLAIDOYER CONTRE APATOURIOS


ARGUMENT

Apatourios, négociant de Byzance, avait au Pirée un navire sur lequel il devait quarante mines. Le terme était échu, et ses créanciers le poursuivaient. Pour les satisfaire il s’adresse d’abord à son compatriote Parménon qui s’engage à lui prêter dix mines sur lesquelles il lui en verse trois. Pour parfaire la somme de quarante mines, Apatourios et Parménon ont recours à un tiers qui consent à se porter caution d’Apatourios et lui fait verser trente mines par le banquier Héraclide. Un acte est rédigé par lequel ce tiers est reconnu créancier d’Apatourios pour la somme totale de quarante mines, et prend à sa charge les dix mines de Parménon et les trente mines de la banque. Comme garantie il se fait consentir par Apatourios une vente fiduciaire du navire et de l’équipage.

Sur ces entrefaites Héraclide fait banqueroute, et la banque est mise en liquidation par les cautions, c’est-à-dire par les capitalistes qui la soutenaient de leur crédit. Le tiers, qui est venu en aide à Apatourios et Parménon, comprend que les comptes courants de la banque vont être arrêtés, qu’il ne pourra plus obtenir de délais et qu’il sera obligé de payer à l’échéance. S’il avait eu du temps devant lui, il aurait fait faire au navire un voyage dont les profits auraient couvert la somme empruntée en capital et intérêts. Mais le temps manque, il faut réaliser. D’ailleurs Apatourios essaye de se dérober et de faire sortir furtivement son navire. En conséquence, le créancier prend son parti. Il transmet le gage à la banque qui le décharge de son cautionnement. En même temps il déclare que Parménon est créancier de dix mines sur le navire.

Les liquidateurs de la banque font vendre le navire et l’équipage aux enchères publiques. La vente produit quarante mines, Parménon et la banque rentrent ainsi dans leurs avances. Il n’y a ni perte ni bénéfice pour personne, si ce n’est pour Apatourios qui se trouve ruiné. L’acte qui constatait la convention est anéanti en présence de témoins, l’opération est terminée, et toutes les parties se donnent respectivement quittance et décharge.

Qu’Apatourios ait gardé rancune à ceux qui l’avaient mis en cet état, on le comprend sans peine. Il s’était querellé avec Parménon le jour où il avait tenté de fuir. On en était venu aux mains et des coups avaient été portés. Parménon et Apatourios intentèrent réciproquement l’un contre l’autre une action en dommages-intérêts, pour voies de fait, πληγῶν καὶ βλάβης, dit Libanios. Mais ce n’est pas le terme technique, car il n’y avait pas d’action πληγῶν. D’autre part, il n’y avait qu’une seule action intentée. C’était donc ou l’action αἰκίας (Meier et Schoemann) ou l’action βλάβης (A. Schaefer). Quoi qu’il en soit, dans le cours de la procédure Parménon et Apatourios se décidèrent à faire un compromis et à constituer des arbitres. Malheureusement l’acte de compromis, déposé chez un des arbitres, ne put se retrouver, soit qu’il eût été réellement perdu, soit qu’il eût été supprimé par un concert frauduleux entre le dépositaire et Apatourios. De là une nouvelle contestation entre les parties sur la composition du tribunal arbitral. Suivant Parménon, il y avait un arbitre nommé d’un commun accord, Phocritos, de Byzance, et deux assesseurs nommés par chacune des deux parties. Celui d’Apatourios était l’Athénien Aristoclès, celui de Parménon était précisément l’ami dont il a été question plus haut, celui qui avait fait l’affaire des quarante mines. Mais si l’on en croit Apatourios, il n’y aurait eu qu’un seul arbitre, Aristoclès ; les deux autres n’auraient été nommés qu’à titre de conciliateurs. Enfin chacune des deux parties fournissait, par le compromis même, une caution qui s’engageait à payer le montant d’une condamnation éventuelle. La caution d’Apatourios était précisément son arbitre Aristoclès, ce qui paraît étrange, car l’arbitre se trouvait ainsi avoir un intérêt dans l’affaire qu’il était appelé à juger. Quant à la caution de Parménon, était-ce cet ami qui avait prêté les quarante mines et qu’il avait nommé son arbitre ? Ou bien était-ce un autre Athénien, Archippos de Myrrhinonte ? Telle est précisément la question du procès.

En effet, Parménon a été obligé de quitter Athènes. Avant de partir il a fait défense à Aristoclès de statuer. sans l’assistance de ses coarbitres, mais Aristoclès a passé outre, et prononcé une sentence par défaut, portant condamnation de Parménon en vingt mines, à titre de dommages-intérêts. Apatourios, armé de cette sentence, intente une action contre l’ami qui a fait l’affaire des quarante mines et qu’il prétend être la caution de Parménon ; celui-ci soutient qu’il n’a contracté aucun engagement de ce genre et oppose à l’action l’exception appelée παραγραφή. La fin de non-recevoir se confond ici avec le fond du procès, car tout se réduit au point de savoir s’il y a ou non convention entre les parties. La convention en effet n’est pas représentée. Apatourios prétend que l’acte a été détruit, et produit un témoin pour prouver que la convention a existé. L’orateur s’efforce de prouver le contraire, et invoque diverses présomptions.

A. Schoefer croit que l’orateur est un étranger, comme Parménon et Apatourios, mais cette conjecture nous parait dénuée de fondement.

Ce plaidoyer est postérieur à l’année 343. En effet, le banquier Héraclide, dont il rappelle la banqueroute, était encore en pleine prospérité en l’année 343, sous l’archontat de Pythodotos (v. le plaidoyer contre Olympiodore). Il est certain d’ailleurs qu’au moment où le procès s’est engagé, les relations commerciales entre Athènes et Byzance étaient très actives. Cette circonstance détermine A. Schoefer à indiquer comme époque probable du plaidoyer le commencement du règne d’Alexandre.

L’auteur est-il bien Démosthène ? A. Schæfer en doute, mais cette question est pour nous sans intérêt. Ce qui n’est pas douteux, c’est que le plaidoyer a été réellement prononcé, et qu’il est bien du temps de Démosthène.

PLAIDOYER

Juges, la loi porte que les commerçants et les capitaines de navire auront des actions devant les thesmothètes s’il leur est fait quelque tort sur la place, à raison d’expéditions faites d’Athènes ou sur Athènes. Ceux qui font ainsi tort aux autres sont mis en prison jusqu’à parfait payement des condamnations prononcées contre eux. Il ne faut pas qu’on puisse impunément faire tort à un commerçant, quel qu’il soit. Mais lorsqu’une personne est appelée en justice à raison de conventions qui n’existent pas (01), la loi lui permet de recourir à une exception (02) ; elle a voulu couper court aux mauvais procès, et réserver le droit d’agir à ceux-là seuls qui ont réellement à se plaindre, capitaines de navires et commerçants. Aussi voit-on souvent les défendeurs, dans les affaires commerciales, opposer l’exception résultant de cette loi, se présenter devant vous, et convaincre leurs adversaires de plaider sans griefs, en vrais sycophantes, sous prétexte d’affaires de commerce. Vous connaîtrez tout à l’heure, par la suite de mon discours, l’homme qui s’est joint à celui-ci pour m’attaquer, et qui est l’âme de toute cette affaire. En attendant, en présence de la demande d’Apatourios, fondée sur un mensonge et formée contrairement aux lois quand toutes les obligations contractées entre nous se trouvent éteintes, qu’il y en a quittance et décharge, sans qu’il y ait eu depuis, entre lui et moi, aucun nouveau contrat, ni maritime ni autre, j’ai opposé l’exception, et j’invoque les lois que voici.

LOIS.

Je dis donc que l’action intentée contre moi par Apatourios est contraire à ces lois et qu’il plaide sans griefs, et je vous donnerai de cela plusieurs preuves. Ma première occupation, juges, a été le commerce maritime, et j’ai payé de ma personne assez longtemps. Il n’y a pas encore sept ans que j’ai cessé de naviguer, et, possédant quelque bien, je tâche de le faire valoir en prêtant à la grosse. Comme j’ai voyagé en beaucoup d’endroits et que je passe aujourd’hui tout mon temps à voir ce qui se fait sur notre place, je connais presque tous les gens de mer, mais je suis surtout lié avec ceux de Byzance, pour avoir demeuré dans cette ville. Telle était donc ma position lorsquε arrivèrent ici, il y aura bientôt trois ans, Apatourios que voici, et son concitoyen Parménon, natif de Byzance, mais exilé. Tous deux m’abordèrent au port marchand, et me parlèrent d’argent. Apatourios se trouvait devoir quarante mines sur son navire. Ses créanciers le pressaient, exigeaient leur payement et saisissaient le navire, car le terme était échu. Dans cet embarras, il obtint de Parménon la promesse de dix mines et me pria de lui fournir le reste, soit trente mines, accusant ses créanciers de convoiter son navire et de le discréditer sur la place, afin de s’approprier le navire après l’avoir mis lui-même dans l’impuissance de payer. Je n’avais pas à ce moment d’argent disponible, mais étant en relations avec le banquier Héraclide, je l’engageai à me prêter la somme, en me portant caution. Les trente mines étaient versées lorsque survint une mésintelligence entre Apatourios et Parménon. Ce dernier avait promis dix mines, il en avait déjà fourni trois, et cet acompte même le mettait dans la nécessité de donner le reste. Il n’en refusa pas moins de passer l’acte en son nom, à raison de cette querelle, et me pria d’agir de manière à sauvegarder ses intérêts. Je reçus donc de Parménon les sept mines dont il s’agit ; je me fis subroger (03) par Apatourios dans la créance des trois mines que Parménon avait déjà versées et je me fis consentir une vente du navire et des esclaves, à pacte de rachat, jusqu’au remboursement des dix mines qu’il avait reçues par mes mains, et des trente mines pour lesquelles je l’avais cautionné envers le banquier (04). En preuve de ce que j’avance, écoutez les témoignages.

TÉMOIGNAGES.

Par ce moyen Apatourios put satisfaire ses créanciers. Mais peu de temps après Héraclide fit banqueroute (05), et se tint d’abord caché. Aussitôt Apatourios entreprend d’expédier les esclaves (06) hors d’Athènes et de faire sortir le navire du port (07). Ce fut là le commencement de notre querelle. Parménon s’étant aperçu de ce qui se passait retient les esclaves, et s’oppose à la sortie du navire, puis il m’envoie chercher et me raconte l’affaire. A ce récit je compris bien que l’auteur d’une pareille tentative était un homme sans foi, et j’avisai au moyen de me dégager du cautionnement fourni par moi à la banque, sans cependant faire perdre à cet étranger les sommes qu’il avait prêtées par mon intermédiaire à Apatourios. Je constituai donc des gardiens au navire, je racontai l’affaire aux cautions de la banque (08), et je leur transmis le gage, en leur disant qu’il était dû sur le navire dix mines à l’étranger (09). Je pris ensuite l’engagement de leur remettre au besoin les esclaves, afin que si les fonds venaient à manquer, le prix des esclaves servit à compléter la somme (10). C’est ainsi qu’ayant trouvé Apatourios en flagrant délit de fraude, je pris mes précautions pour moi et pour l’étranger. Mais Apatourios, comme si les torts eussent été de mon côté et non du sien, m’adressa des reproches et me demanda si ce n’était pas assez pour moi de m’être dégagé du cautionnement envers la banque, pourquoi j’avais en outre affecté le navire et les esclaves au payement de la créance de Parménon, pourquoi enfin je prenais contre lui l’intérêt d’un homme exilé de son pays. Je répondis que Parménon avait mis en moi sa confiance, et que j’y manquerais d’autant moins que les mauvais procédés d’Apatourios tombaient sur un homme exilé et malheureux. Ayant ainsi tout réglé, non sans m’être fait d’Apatourios un ennemi juré, j’obtins avec peine la rentrée des fonds, la vente du. navire ayant produit quarante mines, justement le montant du capital avancé. Trente mines furent payées à la banque, dix à Parménon ; l’acte écrit qui réglait les conditions du prêt fut supprimé en présence de témoins, et en même temps nous nous donnâmes réciproquement quittance et décharge de toutes nos obligations, en sorte qu’il n’a plus rien à réclamer contre moi, ni moi contre lui. En preuve de ce que j’avance, écoutez les témoignages.

TÉMOIGNAGES.

Depuis ce moment je n’ai fait avec Apatourios aucune affaire, ni grande ni petite. Mais Parménon lui intenta un procès. Apatourios, disait-il, m’a porté des coups lorsque je m’opposais à la sortie des esclaves, et m’a empêché de faire le voyage de Sicile. Dans le cours de l’instance, Parménon déféra le serment à son adversaire sur certains chefs de la demande ; Apatourios accepta le serment déféré et souscrivit même une clause pénale pour le cas où il ne le prêterait pas. En preuve de ce que j’avance, lis le témoignage.

TÉMOIGNAGE.

Après avoir ainsi accepté le serment déféré, il comprit que les faits étaient trop connus, et qu’un parjure ne tromperait personne. Il ne se présenta donc pas pour la prestation de serment, et pensant peut-être que plaider dispense de prêter serinent, il assigna Parménon. Sur cette double instance, tous deux, cédant au conseil des assistants, en viennent à un arbitrage, et font par écrit un compromis, aux termes duquel ils constituent un arbitre commun, Phocritos, leur concitoyen, et chacun d’eux lui adjoint un assesseur. Apatourios désigne à cet effet Aristoclès d’Oeon (11) ; c’est moi que choisit Parménon. Une clause du compromis porte que si nous sommes tous trois du même avis, la décision sera définitive, et qu’à défaut d’accord il suffira de deux voix sur trois pour que la sentence soit obligatoire. L’acte dressé, ils se fournirent caution l’un à l’autre. La caution d’Apatourios fut Aristoclès, celle de Parménon Archippos de Myrrhinonte (12). Le compromis fut d’abord déposé chez Phocritos, puis Phocritos ayant désiré que le dépôt fût porté ailleurs, on remit l’acte à Aristoclès, et en preuve de ce que j’avance écoutez les témoignages.

TÉMOIGNAGES.

Ainsi le dépôt du contrat chez Aristoclès, et le fait même du compromis qui nous désignait pour arbitres, Phocritos, Aristoclès et moi, vous sont attestés par des témoins oculaires. Maintenant, juges, écoutez, je vous prie, ce qui s’est passé ensuite. Vous verrez par ce récit même qu’Apatourios me fait un méchant procès. Voyant donc que nous étions du même avis, Phocritos et moi, et que nous allions rendre notre sentence contre lui, il voulut se dégager du compromis, et s’entendit avec le dépositaire de l’acte pour le faire disparaître. Puis il vint soutenir qu’il ne connaissait d’autre arbitre qu’Aristoclès, et que Phocritos et moi n’avions de pouvoir que pour concilier les parties. Indigné de ce langage, Parménon somme Aristoclès de produire l’acte ; il déclare que si une main criminelle a touché à l’écriture, il ne lui sera pas difficile de faire la preuve du fait. C’est son esclave qui a tout écrit. Aristoclès promit de produire l’acte, mais jusqu’à ce jour il n’a encore rien montré. Au jour marqué il se présenta au rendez-vous, dans le temple d’Héphæstos ; et prétendit que l’esclave qui le servait avait perdu cette pièce pendant son sommeil. Le meneur de toute cette intrigue était Éryxias, le médecin du Pirée, ami d’Aristoclès. C’est lui qui par inimitié a suscita ce procès contre moi. Écoutez les témoins qui ont entendu Aristoclès prétexter la perte dont il s’agit.

TÉMOIGNAGE.

Dans ces circonstances, le compromis ne pouvait plus avoir de suite, puisque le contrat avait disparu, et que la qualité des arbitres était contestée. On essaya de passer un nouvel acte, mais il fut impossible de s’entendre. Apatourios voulait Aristoclès, Parménon insistait pour les trois personnes désignées au premier compromis. Il n’y eut donc pas de nouvel acte, et l’ancien ayant disparu, l’auteur de cette disparition poussa l’impudence au point de déclarer qu’il allait rendre à lui seul la sentence arbitrale. Aussitôt Parménon appela des témoins et fit défense à Aristoclès de rendre contre lui aucune sentence, contrairement au compromis, sans l’assistance de ses coarbitres. Écoutez les témoins en présence desquels cette défense a été faite.

TÉMOIGNAGE.

A ce moment, juges, Parménon éprouva un grand malheur. Étant exilé de Byzance, il s’était établi à Ophrynion (13). Lors du tremblement de terre de la Chersonèse, sa maison s’écroula et sa femme et ses enfants périrent. A la nouvelle de ce malheur il prit la mer et partit aussitôt. Mais Aristoclès à qui Parménon avait fait défense, par-devant témoins, de rendre sa sentence en l’absence des coarbitres, dès qu’il vit Parménon éloigné d’Athènes par ce triste événement, rendit contre lui une sentence par défaut. Ainsi, Phocritos et moi, nommés arbitres par le même acte, nous nous sommes abstenus de siéger, du moment où la qualité d’arbitres nous était contestée par Apatourios. Pour Aristoclès, non seulement sa qualité était contestée, mais une défense formelle lui avait été faite ; pourtant il a passé outre et rendu la sentence. Pas un d’entre vous, pas un seul des autres Athéniens, ne se permettrait d’en faire autant.

Au surplus, pour toutes ces manœuvres concertées entre Apatourios et l’arbitre afin d’arriver à la suppression du compromis, et à la prononciation de la sentence arbitrale, c’est à la partie lésée, si elle vit, à se faire rendre justice. Mais puisque Apatourios pousse l’impudence au point de m’intenter une action, à moi, sous prétexte que je me suis obligé au payement des condamnations qui pourraient être prononcées contre Parménon, puisqu’il ose soutenir que j’ai donné mon cautionnement sur l’acte même de compromis, je détruirai ces allégations comme il convient de le faire ; je produirai d’abord des témoins déclarant que ce n’est pas moi qui ai cautionné Parménon, que c’est Archippos de Myrrhinonte ; j’entreprendrai ensuite, juges, de compléter ma défense par des présomptions. Et d’abord je trouve dans les dates mêmes un témoignage qui prouve la fausseté du fait articulé contre moi. Le compromis entre Apatourios et Parménon remonte à près de trois ans, ainsi que la sentence d’Aristoclès. Or, les actions des commerçants doivent être jugées dans le mois de boédromion jusqu’à munychion (14), afin qu’ils puissent se faire payer ce qui leur est dû avant de prendre la mer. Si donc j’étais réellement la caution de Parménon, pourquoi Apatourios, après la sentence prononcée, n’en a-t-il pas immédiatement poursuivi l’exécution contre moi ? Et il ne peut pas dire que j’étais son ami, qu’il craignait de me faire de la peine. En effet, j’avais exigé de lui, à son grand déplaisir, le payement des mille drachmes de Parménon ; et lorsqu’il faisait sortir son navire du port, dans l’intention de prendre. la fuite, en fraude des droits de la banque, c’est moi qui l’en avais empêché. Si donc j’avais cautionné Parménon, il n’eût pas attendu trois ans ; c’est à l’instant même qu’il eût exigé de moi le montant du cautionnement. Mais, dira-t-on encore, il était à son aise ; il n’avait pas besoin de se presser pour m’attaquer ; et, à ce moment, d’ailleurs, il avait autre chose à faire, étant eu partance. Eh bien, non ! A bout de ressources, il s’était dessaisi de tout ce qu’il possédait, et il avait vendu son navire (15). Et en vérité, s’il y avait quelque circonstance qui l’empêchât d’agir immédiatement contre moi, pourquoi, depuis plus d’un an qu’il est de retour, n’a-t-il pas osé, je ne dis pas m’intenter une action, mais m’adresser une réclamation quelconque ? Et cependant je veux qu’il ait eu une sentence contre Parménon, et que j’aie été caution ; que devait-il faire alors ? M’aborder en présence de témoins, et me réclamer la somme cautionnée, et cela dès l’année dernière, sinon il y a deux ans. Ou j’aurais payé, et il emportait son argent, ou je n’aurais pas payé, et alors il intentait son action. C’est en effet l’usage dans les affaires de ce genre. On fait toujours sommation avant de plaider ; or il ne se trouvera pas un témoin pour dire que ni l’année dernière, ni l’année précédente, il ait vu Apatourios m’appeler en justice, on même seulement m’adresser la parole à propos de ce qui fait aujourd’hui l’objet du procès. Pour prouver qu’il était ici l’année dernière, au moment où se donnent les actions, lis le témoignage.

TÉMOIGNAGE.

Prends maintenant la loi qui fixe à une année la durée des cautionnements, et je ne me prévaux pas de cette loi pour ne pas payer ce que je dois ayant cautionné, mais, pour prouver que je n’ai pas cautionné, j’invoque le témoignage de cette loi et de mon adversaire lui-même. Car il eût exercé contre moi dans le temps prescrit par la loi l’action résultant du cautionnement.

LOI.

Voici encore une présomption de mensonge contre Apatourios : si j’avais cautionné Parménon envers lui, je n’aurais pas été assez aveugle pour me faire un ennemi d’Apatourios dans l’intérêt de Parménon. Après avoir tout fait pour que Parménon ne perdit pas ses avances faites à Apatourios par mon entremise, je n’aurais pas oublié que Parménon me laissait engagé dans les liens du cautionnement à l’égard d’Apatourios. Comment aurais-je pu espérer qu’Apatourios s’abstiendrait de me poursuivre, moi qui l’avais contraint de s’exécuter envers Parménon ? Après avoir exigé de lui en toute rigueur la somme pour laquelle je l’avais cautionné envers la banque, quels ménagements pouvais-je encore attendre de sa part ?

Réfléchissez encore à ceci, juges : jamais je n’aurais nié le cautionnement si je l’avais réellement donné. Cet aveu me rendrait bien plus fort quand je demande que l’on recoure aux termes de l’acte constitutif du compromis. Les témoins vous ont dit que le compromis désignait trois arbitres. Du moment que la sentence n’a pas été rendue par tous les trois, pourquoi irais-je nier le cautionnement ? Tant que la sentence n’est pas rendue conformément à la convention, il n’y a pas d’action contre moi à raison de mon, cautionnement. Vous voyez donc bien, juges, que si j’avais donné mon cautionnement, je ne négligerais pas ce moyen de défense qui s’offre de lui-même, pour aller nier le fait.

Les témoins vous ont encore dit que depuis la disparition du compromis par le fait d’Apatourios et de ses amis, Apatourios et Parménon ont cherché à en faire un autre, le premier ne pouvant plus produire aucun effet. Si donc ils ont tenté de faire un nouveau compromis au sujet de la sentence à rendre, et pour remplacer l’original égaré, comment un arbitrage ou un cautionnement auraient-ils pu avoir lieu tant que le nouveau compromis n’était pas écrit ? C’est précisément faute de s’entendre sur ce point qu’on ne put rédiger un nouvel acte, l’un ne voulant qu’un arbitre et l’autre en exigeant trois. Quand le compromis primitif a disparu, par lequel j’aurais donné mon cautionnement, au dire d’Apatourios, et quand il n’en a pas été dressé d’autre, comment est-on fondé à me faire un procès, à moi contre qui on n’a aucun acte à produire ?

Les témoins vous ont dit enfin que Parménon a fait défense à Aristoclès de rendre sa sentence contre lui sans l’assistance de ses coarbitres. Or, c’est la même personne qui a fait disparaître l’acte réglant les conditions de l’arbitrage et qui affirme avoir rendu la sentence arbitrale sans l’assistance des coarbitres, au mépris d’une défense formelle. Dès lors, comment pourriez-vous, sur la parole de cet homme, me condamner justement ? Et en effet, juges, considérez bien ceci : Supposez qu’Apatourios, ici présent, exigeant les vingt mines, et se prévalant de la sentence d’Aristoclès, ait dirigé son action non contre moi, mais contre Parménon ; supposez que Parménon, comparaissant en personne, vous dise pour sa défense et vous prouve par témoins, d’abord qu’Aristoclès n’a pas été constitué arbitre unique, mais qu’il a été désigné trois arbitres ; en second lieu que lui, Parménon, a fait défense à ce même Aristoclès de rendre aucune sentence contre lui sans l’assistance des coarbitres ; qu’enfin, au moment où sa femme et ses enfants venaient de périr par le tremblement de terre, et où ce malheur l’avait rappelé dans son pays, l’auteur de la disparition du contrat a profité de cette absence pour rendre contre lui une sentence arbitrale par défaut, est-il un seul d’entre vous qui, sur cette défense de Parménon, puisse déclarer valable une sentence arbitrale si contraire aux lois ? Il y a plus : supposons qu’on ne soit plus en contestation sur tous les points, que le contrat se retrouve, qu’Aristoclès soit reconnu comme arbitre unique, que Parménon n’ait pas fait défense à ce dernier de rendre sa sentence contre lui, que seulement, avant le règlement de l’arbitrage, cet homme ait été frappé du malheur dont je parle, quel est I’adversaire, quel est l’arbitre assez cruel pour ne pas remettre l’affaire jusqu’au retour de cet homme ? Et s’il est vrai que Parménon, amené à s’expliquer devant vous, soit en état de vous montrer qu’il a raison de tout point, comment pourriez-vous me condamner, moi qui n’ai contracté avec Apatourios que voici aucune obligation d’aucune sorte ?

Ainsi donc mon exception est régulière, la réclamation d’Apatourios n’est fondée que sur un mensonge, et il a intenté son action contrairement aux lois, c’est du moins ce que je crois vous avoir démontré par bien des raisons. Apatourios, et c’est là le point capital, n’essayera même pas de soutenir qu’il existe un contrat entre nous. S’il vient dire, contrairement à la vérité, que je figure comme caution au contrat qu’il a fait avec Parménon, demandez-lui ce contrat. Demandez-lui en même temps pourquoi tous ceux qui s’engagent réciproquement par un contrat déposent l’acte, revêtu de leurs sceaux, entre les mains d’une personne de confiance, si ce n’est précisément pour se.ménager, en cas de contestation, le moyen de remonter aux termes mêmes de l’acte, et de faire ainsi l’évidence sur le point contesté. Si, après avoir fait disparaître la pièce décisive, on cherche à vous tromper par des artifices de langage, comment peut-on inspirer confiance ? Mais sans doute un témoin - c’est le moyen le plus à la portée des méchants plaideurs et des sycophantes - viendra déposer en sa faveur contre moi. ]e lui demanderai alors où il trouve la preuve que le témoin dit vrai, et s’il répond que la preuve est dans l’acte, je ne veux plus qu’on tarde davantage ; ordonnez que la pièce soit apportée à l’instant par le dépositaire. Dira-t-il qu’elle est égarée ? Mais alors comment son faux témoin pourra-t-il me convaincre ? Car enfin, si la pièce avait été déposée entre mes mains, Apatourios pourrait m’accuser d’avoir fait disparaître le contrat à cause du cautionnement. Mais le dépôt ayant été fait chez Aristoclès, pourquoi Apatourios, si l’acte s’est égaré sans que lui-même y soit pour rien, n’intente-t-il pas une action contre la personne qui a reçu l’acte en dépôt et qui ne le représente pas ? Pourquoi m’appelle-t-il en justice, produisant comme témoin contre moi celui-là même qui a fait disparaître l’acte, et auquel il devrait s’en prendre s’il est vrai qu’il ne se soit pas entendu avec lui pour faire le coup ?

J’ai défendu ma cause dans la mesure de mes forces, c’est à vous maintenant de faire droit, selon les lois.

(01). Voemel supprime ici la négation, mais à tort. L’exception opposée par l’orateur est précisément fondée sur l’absence de contrat.

(02). Le terme d’exception est plus général que celui de παραγραφή. Mais ce dernier n’a pas d’équivalent dans notre langue.

(03). En d’autres termes : « Je convins avec Apatourios qu’il devrait à moi, et non à Parménon, les trois mines déjà versées par Parménon. » C’est une novation par substitution d’un créancier à un autre. La plupart des interprètes entendent autrement ἀνθομολογησάμενος. Selon eux, le sens serait : « Je fis avec Apatourios une convention produisant des obligations réciproques. » Mais la particule ἀντί exprime l’idée de substitution et non celle de réciprocité. C’est ainsi que nous trouvons dans Démosthène ἀντεγγράφειν avec le sens de transcribere a persona in personam.

(04). C’est un contrat pignoratif. Nous reviendrons sur ce sujet à propos du discours contre Panténète.

(05). Ἀνασκευάζειν τὴν τραπέζαν équivaut précisément à faire banqueroute.

(06). Ces esclaves étaient sans doute l’équipage du navire d’Apatourios.

(07). Le navire sur lequel des fonds avaient été prêtés ne pouvait pas sortir du port sans le consentement du préteur. D’ordinaire celui-ci montait à bord et partait avec le navire ou y mettait un représentant.

(08). Les banquiers employaient non seulement leurs capitaux personnels, mais encore des capitaux fournis par des tiers. Pour obtenir ces capitaux, ils fournissaient des cautions (Hermann, t. III, 48,. note 4 ; Büchsenschütz, Besitz und Erwerb im griechischen Alterthum, p. 502). Peut-être ces cautions avaient-elles une part dans les bénéfices. En cas de banqueroute, c’étaient les cautions qui prenaient la suite des affaires et se chargeaient de la liquidation.

(09). C’était précisément une question de savoir si l’orateur qui avait seul traité avec Apatourios pouvait, au moment où il se trouvait désintéressé, transférer à Parménon une portion du gage alors que Parménon n’était pas créancier gagiste.

(10). L’orateur garde les esclaves, sans doute pour les faire travailler et en tirer parti, mais il s’engage à les représenter aux cautions de la banque pour qu’ils soient vendus si besoin est.

(11). Il y avait deux dèmes appelés Aeon : l’un appartenait à la tribu Léontide, l’autre à la tribu Hippothoontide.

(12). Myrrhinonte, dème de la tribu Pandionide.

(13). Ophrynion, petite ville située sur la côte d’Asie, dans la Troade.

(14). Boédromion était le dernier mois de l’été, et munychion le premier mois du printemps. Dans l’intervalle, c’est-à-dire pendant l’automne et l’hiver, la mer était fermée, et les tribunaux siégeaient pour juger les affaires commerciales.

(15). La vente, quoique forcée, est toujours réputée faite par le propriétaire.