William Wordsworth (Joseph Texte)

William Wordsworth (Joseph Texte)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 311-340).
WILLIAM WORDSWORTH[1]

Il y a, pour un grand poète, trois façons au moins d’être célèbre à l’étranger. La première est d’être à la fois très lu et entièrement compris : c’est un cas rare, — si rare qu’on n’ose s’aventurer à citer des noms. La seconde est d’être célèbre sans être lu : c’est de beaucoup le cas le plus commun ; le poète vit alors sur sa renommée, qui donne de lui une idée parfois conventionnelle, souvent vague, mais enfin, à tout prendre, acceptable ; et il fait la joie des critiques qui, de temps à autre, modifient, rectifient, retouchent adroitement l’image que nous nous faisons de lui, sans pourtant que cette image soit altérée dans ses traits essentiels : telle est, par exemple, en France, la gloire d’un Byron, d’un Leopardi, d’un Heine. Mais il y a une troisième situation, de beaucoup la plus défavorable, à occuper en face de ce qu’on nomme « la postérité », et c’est celle du poète fameux, mais fameux pour des mérites qui ne sont pas les siens, ou qui sont à peine à lui, ou qui ne constituent que la moindre part de son originalité. Ce rôle est ingrat entre tous. Songeons que la gloire se réduit ici presque à un nom, qu’il y a un verdict prononcé, que la révision du procès se heurte à l’indifférence du public, ou, ce qui est pis, à ses préjugés, et si, par surcroît de malheur, le poète n’est pas traduit, ou si, par aventure, il est intraduisible, comment espérer pour lui, je ne dis pas une réhabilitation, — puisqu’il n’en a pas besoin, — mais cette élémentaire justice qui veut qu’on ne parle d’un écrivain que pièces en main et livres sur table ? Et au fait, de quoi se plaindrait-il donc ? S’il était méconnu, passe encore. Mais il est célèbre, mais il est confit dans la gloire. Qu’il y reste !

Je souhaite à William Wordsworth, — une de ces victimes de génie, — de bénéficier en France du remarquable livre que vient de lui consacrer M. Emile Legouis, et de passer tout au moins, de la classe des poètes célèbres et incompris, à celle des poètes fameux et à demi connus, de l’obscurité au crépuscule : car de lui souhaiter tout de suite le grand jour, ce serait peut-être s’aventurer beaucoup. Et cependant les Lakists, dont il est le chef avéré, sont fameux chez nous depuis le romantisme, et ils ont retrouvé, dans ces dernières années, un regain de faveur. Voilà quinze ans qu’Edmond Scherer consacrait à Wordsworth une étude qui fit quelque bruit. En voilà à peu près autant que M. Paul Bourget montrait aux fervens le chemin des lacs du Cumberland et que, glissant sur les eaux de la baie de Pull Wike, il évoquait, dans ce paysage que les Lakists ont aimé, l’Ange du Silence :


Des profondeurs du lac immobile s’élève,
Vague et flottant parmi les pointes des roseaux,
Comme un être tissé de vapeur et de rêve…
— Et l’Ange du Silence apparaît sur les eaux.
Il vient dans la tendresse et la lenteur de l’heure…


D’autres critiques ont suivi M. Paul Bourget : M. Gabriel Sarrazin, M. Angellier, — dans un beau chapitre de son étude sur la vie et les œuvres de Robert Burns, — M. James Darmesteter, dans une étude réimprimée tout récemment parmi d’autres essais de littérature anglaise. Ont-ils gagné à Wordsworth beaucoup de lecteurs chez nous ? J’avoue que j’en doute fort.

Et dès lors une question se pose : D’où vient cette impopularité relative d’un des plus grands poètes de ce siècle ? Est-ce un malencontreux hasard ? Est-ce un malentendu ? Est-ce entre le génie de Wordsworth et notre goût français, un irrémédiable divorce ? À cette question, la belle étude de M. Emile Legouis sur la jeunesse du poète va nous donner une première réponse.


I

Parmi beaucoup de causes qui nous ont empochés de bien comprendre Wordsworth, il y en a une qui frappe d’abord ; et c’est la personnalité même du poète.

Il ne faut pas se le dissimuler : Wordsworth a contre lui d’avoir été un homme heureux et d’avoir passé pour plus heureux encore qu’il ne fut. Rien de plus défavorable à un poète, surtout en France, que d’être, — comme Taine l’a reproché à celui-ci, — « assis dès l’abord dans une condition indépendante et dans une fortune aisée, au sein d’un mariage tranquille, parmi les faveurs du gouvernement et les respects du public. » Notez, comme nous allons le voir, qu’il y a là, en ce qui touche Wordsworth, une grosse inexactitude. Mais enfin c’est la légende, si ce n’est pas l’histoire ; et tout le monde sait qu’il n’y a pas pour un homme de plus grand malheur que de naître poète lauréat. Tout, dit-on, a souri à Wordsworth, et, du collège de Hawkshead à la solitude glorieuse de Rydal Mount, il a, marchant de triomphe en triomphe, vécu dans une apothéose. Cela n’est pas supportable.

Il se dégagera donc de sa poésie je ne sais quel parfum d’incurable optimisme. Ne voyez-vous pas qu’il manque à ce patriarche d’avoir, comme Byron, jeté un peu de mépris à la face du vieux monde, ou de s’être, comme Shelley, noyé, — pour finir une vie orageuse, — dans quelque golfe de la Méditerranée ? Nous aimons, avouons-le, à retrouver dans les vers d’un poète l’écho de ses souffrances, du moins intellectuelles, et de ses malheurs, fussent-ils imaginaires. Or Wordsworth est un « régulier ». Il passe pour n’avoir pas souffert. On ne lui connaît pas de roman, et il ne parait pas qu’il ait aimé d’autre femme que la sienne. Sa vie est unie comme celle d’un bon notaire de campagne. Vivant au XIXe siècle, il n’a même pas connu les tourmens du doute ni les luttes de la pensée. Il n’a pas compris, comme notre Vigny, « la majesté des souffrances humaines. » Il n’a jamais demandé à la mort, comme notre Lamartine,


D’engloutir à jamais dans l’éternel silence
L’éternelle douleur.


Il s’est obstiné à adorer et à bénir. Cette attitude est noble, mais, soutenue pendant soixante ans, elle est d’un sermonnaire, non d’un poète.

Ce qui manque, par suite, à cette physionomie harmonieuse, c’est ce pli d’inquiétude douloureuse qui marque le passage de la vie. Ne serait-ce pas que sa pensée est aussi superficielle qu’elle est majestueuse ? Scherer lui-même, — qui a parlé de lui avec une évidente sympathie, — a insinué que la mollesse d’une existence toute méditative et spéculative a énervé et comme détrempé l’intelligence de Wordsworth : « A peine oserions-nous l’appeler un philosophe, tant l’élément raisonné et de spéculation manque à son esprit. Le mot même de penseur ne lui convient qu’à moitié ; c’est un contemplatif. » Allons jusqu’au bout : c’est presque un épicurien, une manière d’épicurien protestant, et, d’un mot, la vie a gâté le poète.

Mais Scherer est-il dans le vrai ? Et le Wordsworth de la légende est-il le vrai Wordsworth ? Voici que M. Legouis le conteste et qu’avec une force et une élégance d’argumentation très remarquables, il nous présente un Wordsworth « penseur » et un Wordsworth presque malheureux. N’exagérons rien cependant. Il faut s’y résigner : Wordsworth a été, de 1798 à 1850, date de sa mort, un homme heureux. On ne risquerait même rien à soutenir qu’il a été l’un des hommes les plus heureux de notre siècle. Mais, ce qu’on oublie trop, ce bonheur a été laborieusement conquis. C’est l’œuvre, c’est le chef-d’œuvre de Wordsworth que sa vie. Personne n’a mieux réalisé le mot de Milton : « Si tu veux être poète, quêta vie soit un poème. » Et cette vie, qui a fini en hymne triomphal, a commencé, il faut qu’on le sache, par une lutte acharnée contre la destinée ou contre le démon intérieur. Ce que M. Legouis nous révèle, dans une biographie psychologique très curieuse, c’est la « crise » du poète. C’est l’histoire de la genèse de son génie, histoire qu’il a contée lui-même dans un poème posthume trop peu lu, dans le Prélude. C’est Wordsworth avant Wordsworth.

Cette crise est un drame en trois actes, comme il convient : une enfance heureuse, — une violente tourmente intellectuelle et morale, — une guérison définitive.

Wordsworth, fils d’un modeste avoué du comté de Cumberland, s’est toujours reporté avec délices à ses années d’enfance. A vingt ou trente ans de distance, quand il écrit le Prélude, il aime à revoir, dans le lointain de sa vie, la vaste bâtisse carrée d’aspect sévère qu’habitaient ses parens dans la petite ville de Cockermouth. Il aime à évoquer ses baignades dans certain « petit canal du moulin », ou ses gambades « à travers les jaune bouquets de jacobée fleurie. » Surtout il songe avec reconnaissance aux années décisives qu’il a passées dans son vieux collège de Hawkshead, — et ce trait est caractéristique. Rappelons-nous en quels termes Chateaubriand, qui entrait au collège de Dol l’année même où Wordsworth entrait à celui de Hawkshead, en 1778, se plaint de la peine qu’eut « un hibou de son espèce » à vivre dans « une cage » et à « régler sa volée au son d’une cloche. » La même horreur pour le collège se retrouve, comme le note M. Legouis, chez la plupart de nos romantiques. Hugo parle avec colère du cuistre « chauve et noir » qui faillit l’enlever à son cher jardin des Feuillantines pour l’enfermer dans certaine « grande cour pavée entre quatre grands murs. » Quand Vigny devenu homme cherche les origines lointaines de sa mélancolie, il croit les trouver dans « le collège bien triste et bien froid qui lui faisait mal par mille douleurs et mille afflictions. » Même indignation chez un Lamartine, s’échappant de l’institution où on l’avait placé à Lyon, chez un Théophile Gautier, chez un Victor de Laprade. Pour Wordsworth, au contraire, ce temps de collège fut vraiment, — suivant sa belle expression, — « le temps des semailles. » Il faut l’entendre parler de son vieux maître William Taylor, que ses soixante-douze ans n’empêchent pas de goûter « la folle plaisanterie » ; de la bonne femme Anne Tyson, sa maternelle hôtesse ; du vieux mendiant qui revenait à jour fixe frapper à la porte de la maison ; du brave colporteur, son ami, qui lui « chantait de vieilles chansons, nées dans ses collines natales », et dont il buvait avidement « la pure conversation. » — Tous ces personnages ont passé dans ses poèmes ; tous ont apporté à l’œuvre leur quote-part de souvenirs, de récits, d’impressions. Par eux, cette œuvre plonge bien avant dans la terre natale. Par eux, le jeune Wordsworth est entré en contact avec cette âme populaire qu’il a tant aimée.

Puis, ce sont les livres, autres amis. La lecture, avait écrit ce Rousseau à qui Wordsworth doit tant, est « le fléau de l’enfance ». Pour lui, elle en fut la bénédiction. Nul conflit, dans cette âme d’adolescent, entre la nature et l’étude, entre « les cerises des bois », comme dira Victor Hugo grand-père, et les œuvres poudreuses des pédans. Il lit, et très librement, les exploits légendaires de Robin Hood, les aventures merveilleuses de Jack le Tueur de Géans, ou l’histoire du chapeau magique de Fortunatus. Il dévore les Mille et une Nuits. Il se grise de tout ce merveilleux. Bien mieux, il contracte dans ces lectures une haine durable contre les pédagogues de métier qui prétendent doser, en vertu de je ne sais quelle pharmacopée morale, la nourriture intellectuelle de l’enfant : « Qu’eût été l’homme, — écrivait-il plus tard à Coleridge, — qu’eût été le poète, qu’aurions-nous été tous les deux, si, à l’époque du choix sans danger, au lieu de vagabonder comme nous le fîmes à travers les vallées riches de leurs produits indigènes, à travers le pays libre de la fantaisie, au lieu de parcourir à notre gré les heureux pâturages, nous avions été suivis, épiés à toutes les heures, tenus en laisse dans nos promenades mélancoliques, attachés au piquet comme la vache d’un pauvre homme ?… »

Mais cet enfant qui lit est aussi un enfant qui joue. Tandis que d’autres rougissent de trop jouer, il rougit, lui, de ne pas jouer assez. En véritable Anglais, il sait qu’il a des devoirs envers la guenille du corps. Il escalade, avec une joie sauvage, les monts environnans pour piller des nids de corbeaux. Il aime à revenir le soir « fiévreux, les membres fatigués et l’esprit en tumulte. » Jouer, c’est déjà pour lui entrer en communion avec la nature. Un soir, revenant à Hawksead au galop de son cheval, il lui semble qu’il sent la présence du paisible Esprit répandu dans l’air du soir, de cet Esprit qui va devenir le genius de sa poésie :


And that still spirit shed from evening air.


D’autres fois, c’est une course en bateau sur le lac d’Esthwaite, au cours de laquelle l’enfant est victime de quelque étrange hallucination, ou une partie de patinage, durant laquelle il jouit éperdument de l’aspect mystérieux des choses environnantes. Comme l’a remarqué encore M. Legouis, il y a aussi dans les Confidences de Lamartine une scène de patinage ; mais les impressions des deux poètes sont bien différentes. L’un songe surtout à la beauté de son propre corps et de ses mouvemens : il jouit avant tout de sentir qu’il triomphe par son adresse de la nature ; c’est un lutteur, un vainqueur que sa victoire enivre. L’autre se plaît au contraire à s’absorber dans cette nature, à se fondre en elle : c’est un solitaire, un contemplatif ; c’est l’enfant qui, revenant un soir sur son lac au son d’une flûte lointaine, laisse échapper ce cri : « Oh ! alors ! l’eau calme et comme morte s’étendit sur mon esprit avec le poids d’un plaisir, et le ciel que je n’avais jamais vu si beau descendit dans mon cœur et me tint comme un rêve. »

L’enfance de Wordsworth, malgré de graves revers de fortune et la perte prématurée de ses parens, a donc été heureuse. Il y a puisé, ce n’est pas trop de le dire, une réserve de joie pour la vie entière, et, quand il a voulu édifier plus tard une philosophie du bonheur, il n’a eu qu’à se reporter aux années bénies où le bonheur débordait spontanément en lui. Comme pour notre contemporain Pierre Loti, dont les souvenirs offrent ici avec les siens plus d’une analogie, — l’enfance a été pour lui le point lumineux de l’existence.

Son apprentissage de la vie commence à l’Université. Sortant de son collège, il n’a nulle vocation. En fait, il n’en aura jamais, au sens vulgaire du mot. Toujours il se refusera, malgré les exhortations de ses tuteurs, à prendre un métier. Mais, comme l’Université mène à la fois au barreau, au professorat, aux ordres sacrés, on l’y envoie, pour lui donner le temps de se décider. Il passe sur ce « perchoir de la vie sédentaire », comme il dit ironiquement, quelques années assez peu fécondes. Cambridge, où il étudiait, était la citadelle de l’anglicanisme : on y fabriquait, suivant la formule authentique, des théologiens patentés, qui, en attendant leur brevet, menaient joyeuse vie. Déjà le délicat poète Gray gémissait de les voir mettre sur leur tête, en plein midi, les femmes qui passaient dans la rue, forcer la porte des magasins, jouer pour de l’argent dans les cafés le dimanche, et, ce qui est plus grave, s’autoriser pour ces frasques de l’exemple de leurs maîtres. Dans ce milieu de joueurs, de jockeys et de chasseurs bottés, on n’étudiait guère. Wordsworth s’y sent bien vite dépaysé. Il comprend « qu’il n’est pas fait pour cette heure, ni pour ce lieu » et que jamais son âme austère n’y trouvera l’emploi de ses « facultés saintes ». Une fois en sa vie, — ce sera la seule peut-être, — il sent comme Byron, et c’est quand il se trouve en présence de ces professeurs, de ces dons imbéciles, « vains — suivant l’expression du poète des Hours of idleness — comme leurs honneurs, lourds comme leur bière, tristes comme leur esprit et ennuyeux comme leur parole. » Incapable de passer sous les fourches caudines des examens, incapable de tourner en l’honneur d’un chancelier quelques vers latins présentables, Wordsworth renonce à toute ambition universitaire. Son meilleur temps alors, ce sont les vacances. Quand il retourne maintenant au pays natal, il apprend à goûter de plus en plus les paysans, à retrouver, sous leur rude écorce, ces vertus simples que la noble université de Newton ne connaît plus que de nom. Et il s’y éprend de la jeune fille qui sera plus tard sa femme.

En 1790, las de cette existence vide d’écolier, il prend une résolution qui fait scandale. Il renonce aux examens, aux concours imminens, et décide d’aller voir les Alpes, et du même coup la France. C’est sa véritable éducation de jeune homme qui commence. C’est la crise qui se prépare. « L’Europe, dit-il, était alors tressaillante de joie ; la France au plus haut des heures dorées, et la nature humaine semblait naître à nouveau. » Wordsworth fait route avec un étudiant gallois. Chacun a 500 francs en poche. Leur débarquement à Calais se fait parmi les fêtes. « Il y avait dans l’air une rumeur vagabonde d’allégresse. D’heure en heure la terre vieillie battait comme le cœur de l’homme ; ce n’étaient que chansons, guirlandes, bannières et faces heureuses. » « La déraison de la joie était alors sublime. » Nos voyageurs traversent la France en triomphateurs : « Nous portions un nom honoré en France, le nom d’Anglais, et ils nous saluèrent hospitalièrement comme leurs précurseurs dans la glorieuse carrière… » La France le ravit. Les Alpes lui agrandissent l’imagination. Il laisse les Suisses « ravis du triomphe de leurs proches voisins ». Quand il revient en Angleterre, il y rapporte le premier germe de la maladie morale qui va le ronger pendant sept ou huit ans.

Et d’abord, Wordsworth, qui s’est fixé à Londres, est pauvre. Malgré les objurgations des siens, il se refuse à prendre un état, plutôt que d’enchaîner sa vie. Il s’établit dans ce vaste Londres, dont le mirage attire le provincial qu’il est. Il y vit de peu, tristement, inquiet de regarder ce monde si nouveau pour lui, qui pique sa curiosité sans toucher son cœur. Puis, et c’est une misère plus grave, le voilà décidément poète : il publie ses premiers vers, son Evening Walk, ses Descriptive Sketches, c’est-à-dire qu’il apprend à connaître l’effort du génie pour réaliser un idéal qu’il n’atteint jamais. Enfin, et surtout, celui qu’on a souvent appelé un quaker poète est en passe de devenir révolutionnaire et rationaliste — à la française.

Un deuxième voyage en France déchaîne le mal. En novembre 1791, il repart, invinciblement attiré par ce pays tendrement aimé. Il y séjourne cette fois plus d’un an, à Paris, à Orléans, à Blois. Il se lie intimement, à Blois, avec le capitaine, depuis général, Michel Beaupuy, un noble cœur, qui lui souffle, en de longues causeries, son enthousiasme révolutionnaire. En présence des volontaires qui partent pour la frontière, le jeune Anglais sent son cœur bondir d’émotion : treize ans plus tard, évoquant ce souvenir dans le Prélude, il écrira encore : « Au moment où j’écris ceci, des larmes me viennent aux yeux… au souvenir des adieux de cette époque, des séparations domestiques, du courage des femmes à l’heure des plus cruels départs, du patriotisme, de l’esprit de sacrifice, et de l’espoir terrestre, mus par une foi semblable à celle des martyrs… Même les défilés d’inconnus, même ces spectacles passagers ont souvent élevé mon cœur et m’ont paru des argumens envoyés du ciel pour prouver que la cause était bonne et pure, que nul ne pouvait se dresser contre elle à moins d’être perdu, abandonné, égoïste, orgueilleux, vil, misérable, volontairement dépravé, à moins d’être le haïsseur têtu de l’équité et de la vertu. » La France et la Révolution l’ont conquis. Elles ne le lâcheront plus.

Notons qu’il ne s’agit pas ici seulement d’une conviction politique, mais bien d’une révolution décisive et complète dans sa façon de voir les hommes et les choses. Jusque-là, c’est lui qui nous l’apprend, « l’homme était resté dans son cœur subordonné à la nature. Celle-ci était sa passion et son ravissement de tous les instans. L’homme n’était pour lui qu’un plaisir accidentel. Son heure n’était pas venue. » Maintenant il a vu de près, et même de trop près, les passions humaines. Il est entré en contact avec l’histoire. Il a connu un homme de notre XVIIIe siècle, un « philosophe » et un révolutionnaire, Michel Beaupuy. Il a recueilli à Paris les échos de la lutte de Robespierre et de Louvet, et, par une nuit d’octobre 1792, seul dans une chambre [2] d’hôtel, dans ce Paris encore tout sanglant des massacres de Septembre, il s’est senti « sans plus de défense que dans une forêt où errent des tigres. » Mais surtout il a frémi de voir l’écorce du vieux monde se soulever, comme par la force mystérieuse de quelque éruption volcanique : plus tard il rendra cette inoubliable impression en beaux vers, que M. Legouis a heureusement traduits :


Oh ! quelle vision de bonheur inouïe
Stimula les craintifs, exalta les hardis !
Ceux dont l’enfance avait forgé des paradis,
Dont l’intrépide enfance et l’audace féconde
Avaient lancé d’un bout à l’autre bout du monde
L’essaim subtil et prompt des rêves enchantés ;
Et ceux-là même, épris de tranquilles beautés,
Qui sur les mouvemens de grâce et d’harmonie
Avaient réglé le cours de leur calme génie,
Tous trouvaient sous leurs pieds, libres de s’en saisir,
Une argile plastique au gré de leur désir.
L’heure sonnait pour eux de modeler leur songe…


Ces impressions violentes et grandioses font du timide et gauche étudiant de Cambridge un lutteur de la pensée, — et le voici qui, de retour en Angleterre, prêche sa foi nouvelle. A l’évêque Watson, qui a, dans un sermon, attaqué la France, il reproche, dans une lettre enflammée, d’avoir « décoché une flèche contre la liberté et la philosophie, qui sont les yeux de la race humaine. » Il se nourrit de Rousseau. Il est plein aussi, à partir de 1793, de William Godwin, c’est-à-dire de Rousseau corrigé par d’Holbach et Helvétius, avec une dose de Hume et de Hartley. Le jacobinisme en politique, le rationalisme en philosophie, ces convictions neuves l’exaltent et l’exaspèrent.

Et bientôt elles sont mises à une rude épreuve. En 1793, la guerre éclate avec la France. Ce cœur ardent est saisi d’une angoisse inconnue : « Ma nature morale n’avait pas subi d’ébranlement jusque-là. Mes sentimens n’avaient pas jusqu’alors éprouvé de brusque secousse qui pût s’appeler une révolution. Tout le reste était progrès dans le même sentier où j’avais voyagé d’un pas tour à tour lent et rapide. Mais cette fois je fus brusquement précipité dans une région nouvelle. » Prendre parti pour la patrie, c’est renier l’humanité, c’est renoncer toute sa foi… Malgré la violence du déchirement, l’humanité triomphe de la patrie : « Je me réjouis ; oui, — pénible aveu ! — j’exultai, dans le triomphe de mon âme, quand des milliers d’Anglais furent vaincus, laissés sans gloire sur le champ de bataille… j’éprouvais une douleur, — non, ne disons pas une douleur, c’était tout autre chose, — un conflit de sensations sans nom, dont celui-là seul peut juger qui aime autant que moi la vue d’un clocher de village, quand, au milieu des fidèles tous agenouillés devant leur Père céleste, le prêtre offrait des actions de grâces pour les victoires de nos compatriotes. Seul peut-être de tous ces simples fidèles, je restais assis en silence, comme un hôte que nul n’a invité, que nul ne reconnaît. Ajouterai-je que je savourais d’avance le jour de la vengeance à venir ? »

Si l’on songe à la tendre austérité de cette âme, si l’on se rappelle quel amour du sol natal l’avait soutenue jusque-là, par combien de liens ce génie, si vraiment anglais, se rattachait à la conscience collective de l’Angleterre, on mesurera la gravité de la crise. Elle éclate à plein dans cet étrange drame des Borderers, que l’ironie godwinienne lui inspire : histoire d’un assassin philosophe qui tue par conviction raisonnée, et qui, par son crime, rompt brusquement avec la foi traditionnelle de l’humanité : « quand il revint de ses méditations à examiner les opinions et les coutumes du monde, il lui sembla qu’il était un être entré seul dans une région de l’avenir dont l’élément était la liberté. » Ce qu’il a appris, c’est que « toute forme possible d’action peut mener au bien », ou encore que « les choses travaillent pour des fins que les esclaves du monde ne soupçonnent jamais. » Le spectacle de la justice révolutionnaire a bouleversé à ce point ce cœur si pur qu’il en arrive à une manière de nihilisme provisoire. Voici que le bien lui-même lui semble une chimère ; voici que les fins de l’humanité deviennent mystérieuses à ses yeux. Godwin, disciple radical de nos encyclopédistes, n’a-t-il pas placé le souverain bien dans l’intelligence, dans la seule intelligence ? N’a-t-il pas subordonné tout progrès moral à une vaste enquête préalable sur « la nature de l’homme, ses traits généraux et ses variétés ? » N’a-t-il pas admis que « la vertu ne peut pas exister à un degré éminent si elle n’est pas accompagnée d’une vue étendue des causes et de leurs conséquences ? » Dès lors, cette nature, jusque-là adorée, cette âme populaire si respectée, cet instinct des faibles et des simples si exalté par Wordsworth, tout cela n’est qu’illusion. Il s’arrache pourtant cette illusion du cœur, — mais au prix de quel sacrifice ! « Abattu et désorienté, je ne frayai pas avec les railleurs, je ne cherchai pas à prendre une gaie et frivole revanche en riant de tout sans distinction ; je ne pris pas non plus paisiblement mon parti de voir mon intelligence en ruines ; je ne pouvais supporter une telle indolence ; j’aimais trop, dans ce printemps de ma vie, l’effort de la pensée et la vérité qui en est la précieuse récompense. » Trait caractéristique : même dans la tristesse ; il ne s’abandonne pas, comme un René, à un désespoir complaisant. Il lutte, il essaye de se reprendre à quelque vérité, sans y réussir quand fort à propos, en janvier 1795, il lui arrive deux événemens heureux, qui vont le mettre sur le chemin de la guérison : il trouve, grâce à un legs modeste, l’indépendance ; et il se réunit à sa sœur.

Dorothée Wordsworth a été l’une des deux Providences du poète : l’autre a été Coleridge. Vive, ardente, un peu masculine d’allures, d’esprit remarquablement ouvert, elle dégageait dans toute sa personne, au dire de Thomas de Quincey, « une subtile flamme d’intelligence passionnée. » Elle fut pour son frère, qu’elle ne devait plus quitter, mieux qu’une compagne dévouée : elle fut une conseillère, une façon de muse domestique, d’ange du foyer. Son premier mérite fut de décider que ce frère serait un grand poète, — et il le devint.

Elle commence par le réconcilier avec la Nature. A Racedown, où ils s’installent d’abord, puis à Alfoxden, elle le rapproche de cette source d’apaisement. Elle lui rapprend, — ce qu’il a oublié dans le commerce des hommes, — à ouvrir les yeux : « L’univers visible, dit-il, était tombé sous la domination d’un goût moins spirituel ; je l’examinais au microscope comme le monde moral. » Grave erreur, que de se poser en critique et en juge : « Même quand j’en jouissais, j’en jouissais mal, approuvant ici et désapprouvant là ; appliquant les règles de l’art d’imitation à des choses qui sont au-dessus de l’art… insensible au caractère de l’heure et de la saison, au pouvoir moral, aux affections et à l’esprit des lieux. » Maintenant il s’applique, comme à une tâche sainte, à « endormir ses facultés intérieures ». Il renonce aux vaines curiosités. Il mène avec Dorothée une vie toute pastorale, se nourrissant de laitage et de verdure, et faisant à pied jusqu’à seize lieues par jour. C’est une véritable cure morale, poursuivie avec méthode et esprit de suite, à l’anglaise. « Sa vie baigne dans la nature », dit très bien M. Legouis : ce bain merveilleux a toujours purifié Wordsworth de toutes les souillures. Mais à combien d’autres eût-il réussi de même ?

Nous avons un curieux journal, tenu par Dorothée, de cette existence presque végétative, qui a produit la sève nourricière de la poésie de Wordsworth ! Cela est tout en impressions, en notations précises de phénomènes naturels. — Impressions du 3 février 1798 : « Allée sur les collines. La mer d’abord obscurcie par une vapeur ; cette vapeur glissa ensuite en une seule masse peu haute le long du rivage de la mer ; les îles et une pointe de terre distinctement aperçues au-delà de cette vapeur. Le lointain du paysage (qui était pourpre dans la terne clarté de l’air), surplombé de nuages épars qui voguaient au-dessus… » — Impressions du 17 février : « Les branches de houx inclinées sous le poids de leur blanc fardeau, mais laissant voir encore leurs baies d’un rouge brillant et leurs feuilles d’un vert lustré. Les branches nues des chênes épaissies par la neige. » — Impressions du 2 avril : « Rafale… Les houx dans l’épaisseur du bois non ébranlés par la rafale ; seulement, quand elle redoublait de force, secoués par les gouttes de pluie qui tombaient des chênes au-dessus d’eux. » — Cela fait songer à quelques pages d’Eugénie de Guérin ou de son frère Maurice, qui, au surplus, fut un des rares imitateurs français de Wordsworth. Mais je le demande : deux êtres humains ont-ils jamais vécu plus près l’un de l’autre, et plus près aussi de ce troisième être, avec lequel ils aiment à converser longuement, le grand être de la Nature ? Vie singulièrement vide et monotone, en apparence ; singulièrement féconde, en fait, puisque tout Wordsworth est sorti de là. Près de sa sœur, il redevenait humble de cœur : « Sans toi, ma sœur, lui disait-il, mon âme trop indifférente à la grâce douce serait resté trop confiante en sa force individuelle. »

Du même coup, le disciple aigri de Godwin reprend goût à l’humanité. Il s’avise qu’il était devenu « le bigot d’une nouvelle idolâtrie. » Il comprend qu’il a eu tort de se détourner des hommes d’aujourd’hui pour espérer tout des hommes de l’avenir. Nul abîme ne sépare l’humanité d’aujourd’hui de celle de demain. Pareil à un moine ignorant, le poète a travaillé à cette œuvre mauvaise « d’isoler son cœur de toutes les sources de sa force première. » Il est temps de revenir à un idéal plus simple, plus humble, ou plutôt il est temps de revenir à la réalité. La nature est « la qualité visible, la forme et l’image de la vraie raison. » Or, la nature ne connaît « ni espoirs impatiens ou fallacieux, ni excessives ardeurs. » Ce qu’elle enseigne, c’est ce qu’ignore Godwin, le respect de la vertu des humbles, des pauvres d’esprit, des « Milton muets et sans gloire », même des enfans. Devant une réponse d’un enfant de trois ans, voici Wordsworth qui s’écrie, tout ému : « O cher, cher en faut ! Mon cœur soupirerait rarement après un savoir meilleur, si je pouvais seulement l’enseigner la centième partie de ce que j’apprends de toi ! »

Le danger de la société exclusive de sa sœur, c’était, pour Wordsworth, un abandon trop complaisant des droits de la pensée. Samuel Taylor Coleridge, cet homme « merveilleux », comme il dit, vint fort à propos lui donner les élémens de ce qui lui manquait encore : une philosophie.

Coleridge agit sur Wordsworth par l’ascendant d’une nature diamétralement opposée à la sienne[3]. Cet Anglais du Midi est aussi expansif, aussi enthousiaste, aussi mobile et faible, que Wordsworth, homme du Nord, est raide, âpre, concentré, tenace. Celui-ci a grandi en pleine liberté, l’autre, plante maladive, a poussé mélancoliquement entre les quatre murs d’un collège de Londres. L’un est plein de Godwin et de Rousseau. L’autre, dès l’âge de dix-sept ans, se dit néo-platonicien et parle « avec des intonations douces et profondes » des mystères de Jamblique et de Plotin. L’un a toujours agi par principes, en vertu d’une fin déterminée ; l’autre s’est laissé mener, depuis ses vingt ans, d’un régiment de dragons au phalanstère « panti-socratique » de Stowey.

Coleridge n’a jamais été, même par crise, un rationaliste. De bonne heure, il s’est complu avec les théosophes Jacob Bœhme, George Fox, Swedenborg. De bonne heure, il s’est convaincu « que tous les produits de la pure réflexion sont frappés de mort. » Nul esprit moins scientifique. La puissance mystérieuse qu’il adore, c’est celle qu’il nomme la Fantaisie, « qui, la première, dit-il, tire de la sensualité l’esprit ténébreux et lui donne des jouissances nouvelles ». Et comme, aux yeux de Coleridge, la Fantaisie est absolument bonne, il s’est mis, dès avant la trentième année, à faire usage de l’opium. Singulier maître, mais assurément bien séduisant ! Car son fumeux esprit agit puissamment sur l’esprit austère de Wordsworth. Tout dernièrement encore, le recueil de pensées inédites de Coleridge, publié sous le titre d’Anima poetæ, nous en apportait des preuves nouvelles. On l’y voit gourmander son « cher William » pour avoir trop « contemplé la surface des choses en vue de jouir de leur beauté et de sympathiser avec leur vie réelle ou imaginaire. » Sans doute, il le voudrait plus détaché de l’observation, plus libre, plus hardi dans son essor vers le royaume de Fantaisie. M. Legouis nous a très bien montré comment Wordsworth resta réfractaire à cette tentative. Mais il subit profondément l’influence qui se dégageait de la personne de Coleridge. Bientôt il s’installe avec sa sœur et avec lui à Alfoxden : « Nous étions trois corps et une seule âme, » dit Coleridge. Près d’eux, les membres de cette étrange société « panti-socratique », Burnett, Lloyd, Lamh, Thelwall, Thomas Poole. Dans ce cercle de croyans, on rêve d’une vie toute pastorale ; on s’y répand en invectives contre le labeur excessif et malsain des grandes villes ; surtout, on y apprend la joie : « Tous les interstices de nos cœurs, a écrit l’un des initiés, étaient remplis de bonheur. Il n’y avait donc pas place pour le chagrin, exorcisé maintenant et envolé hors de notre portée… » On y pratique, en un mot, cette thérapeutique morale qui avait déjà réussi à Wordsworth une première fois.

La cure fut radicale. Quand il quitte Alfoxden, en 1798, Wordsworth est guéri. Assurément il n’a pas rejeté toutes ses convictions révolutionnaires et rationalistes. Même, quand la France du Directoire commettra ce crime d’envahir la Suisse, nation sœur, au milieu de l’universelle indignation de tout le groupe de ses amis Wordsworth réservera son jugement. Mais du moins il a mis fin à la lutte entre la Révolution et la Nature. Il s’est refait une identité morale. Il s’est tracé, pour la vie, un programme dont il ne s’écartera plus. Il s’est replongé dans la Nature et elle lui a murmuré : Joie.


II

On le voit, Wordsworth n’a pas été du premier jour en possession de son idéal moral. Du moins, la crise si elle a été violente a été courte. À force de volonté, de méthode, on dirait presque d’hygiène, il a enrayé le mal. Il a reconquis la paix, et pour toujours. Combien de nos romantiques ont dirigé ainsi leur propre vie ? Et, pour tout dire, à combien d’entre eux aurions-nous su gré d’être de si excellens médecins de leurs propres maux ? Celui qui « se frappait le cœur » pour y « trouver le génie », se le figure-t-on paisiblement ancré, la tourmente une fois finie, dans une conviction raisonnée ?

Et, de même que l’idéal moral de Wordsworth s’est formé de bonne heure en lui, de même son idéal poétique, dès 1798, est définitivement arrêté dans son esprit. Cet idéal tient dans ces deux mots : réalisme, optimisme ; et aucun de ces deux mots ne représente exactement pour lui ce quïl représenterait pour un poète français.

Wordsworth est « réaliste », c’est-à-dire qu’il a, suivant l’expression de M. Legouis, « l’imagination la plus loyale peut-être qui soit », — loyale jusqu’au scrupule. Certes il a, lui aussi, dans ses premiers vers, sacrifié à la Muse enrubannée du XVIIIe siècle ; il a fait du Delille, comme d’autres ont fait du Darwin. Il a, dans ses descriptions, associé au hasard des objets qu’il ne connaissait pas, « comme font, dit-il dédaigneusement, ceux qui sont élevés dans les villes. » Mais, à vingt-huit ans, le voilà guéri de ce travers. Voyez plutôt comme il nous conte l’éveil de sa vocation de poète. Il avait alors quatorze ans. Allant un jour de Hawkshead à Ambleside, il aperçut un chêne « qui enlaçait ses branches et ses feuilles assombries », en se détachant sur la splendeur du soleil couchant. « Ce fut un moment important de mon histoire poétique ; c’est alors que je pris conscience de l’infinie variété des aspects naturels qui avait été négligée par les poètes de tous les siècles et de tous les pays, autant que je les connaissais. Et je pris la résolution de suppléer à cette lacune. » Dès lors il a senti s’imposer à lui, avec la force de l’évidence, la loi suprême de toute poésie : la parfaite docilité envers la nature. Dès lors, il a conçu l’imagination comme il la définira plus tard, comme la faculté d’entrer en communion avec l’univers visible, voile transparent de l’invisible.

Emerson donne quelque part comme un des traits caractéristiques de l’esprit anglais le « matérialisme mental, » c’est-à-dire l’impossibilité de penser ou de raisonner sans s’appuyer sur un fait précis ou sur une image. Personne, que je sache, ne représente plus pleinement ce caractère de la race que Wordsworth. Comparez-le, à cet égard, à notre Lamartine, celui de nos romantiques qui lui ressemble le plus. L’image, chez le poète français, est tour à tour majestueuse, élégante, spirituelle : elle s’enveloppe de grâce, de mollesse, de langueur attendrie ; elle est toujours d’un poète, et, je me hâte de le dire, d’un plus grand poète que celui-ci. Mais est-elle toujours d’un observateur ? Lamartine aurait-il pu écrire, comme Wordsworth à propos d’un de ses poèmes : « Il n’y a pas une image que je n’aie observée, et encore aujourd’hui, dans ma soixante-treizième année, je me rappelle le lieu et le moment où la plupart me sont venues ? » Pesez ces mots. Lamartine a-t-il jamais présenté un tel développement du « matérialisme mental ? » C’est qu’en effet, pour le poète anglais, l’image n’est que la traduction plus nette du réel. Suivant une comparaison de Coleridge, le génie ne déforme pas plus les objets que l’eau de la mer ne déforme un galet, qu’elle mouille et fait luire au soleil. L’image est l’expression modeste et sans fard de la vérité. Ne confondons pas l’imagination et la fantaisie. La fantaisie c’est tout ce que la poésie renferme de mensonge. C’est « la faculté d’exciter le plaisir et la surprise par de brusques changemens de situation et par des images accumulées. « Wordsworth la méprise à ce point qu’il reléguera sous le titre de Poèmes de fantaisie tous ceux auxquels il n’attache aucune importance. Au contraire, l’imagination « tire des effets impressionnans d’élémens simples. » Elle procède comme la science, par l’observation patiente et tenace. Elle accumule les petits faits, et elle s’intéresse à tous. Un sujet, en poésie, ce n’est rien, ou plutôt, toute réalité indifféremment est un sujet.

Et ne croyez pas, au moins, que la tâche du poète en soit bornée ou amoindrie. Le monde est un réservoir infini d’images inconnues. Nous ne connaissons ni les êtres qui nous entourent ni notre propre être. Un poète qui voudrait évoquer les seules images accumulées en lui pendant son enfance trouverait dans cette tâche l’emploi d’une vie entière : « Celui qui se penche pardessus le bord d’une barque lente, sur le sein d’une eau tranquille, se plaisant aux découvertes que fait son œil au fond des eaux, voit mille choses belles, — des herbes, des poissons, des fleurs, des grottes, des galets, des racines d’arbres, — et en imagine plus encore. Mais il est souvent perplexe et ne peut pas toujours séparer l’ombre de la substance, distinguer les rocs et le ciel, les monts et les nuages, reflétés dans les profondeurs du flot clair, des choses qui habitent là et y ont leur vraie demeure… c’est ainsi, c’est avec la même incertitude que je me suis plu longtemps à me pencher sur la surface du temps écoulé. »

Voilà donc une première fonction de la poésie. Elle est œuvre d’observation. Elle confine à la science. Elle a pour mission d’amener au grand jour toutes les sensations obscures éparses et donnantes au fond de nous. Elle est une tentative de constituer une psychologie poétique de l’homme. « J’ai dit, écrit-il en 1800 dans la préface des Ballades lyriques, que chacun de ces poèmes a un objet : c’est d’élucider la façon dont nos sentimens et nos idées s’associent dans un état d’excitation. Mais, pour en parler en termes moins généraux, c’est de suivre le flux et le reflux de l’esprit quand il est agité par les grands et simples sentimens de notre nature. » Tel de ces poèmes a pour but d’étudier « la perplexité et l’obscurité qui dans l’enfance accompagnent notre notion de la mort » ; tel autre « la passion maternelle à travers beaucoup de ses replis les plus subtils ; » chacun a pour objet un fait mental déterminé. Chacun, est, dans l’idée du poète, une étude d’un « cas ». — Mais vous êtes dupe des mots, ô poète : ce que vous traduisez dans vos vers, ce ne sont pas des faits, ce sont des sensations, ce sont des apparences. — D’accord, mais ces apparences sont des faits de l’âme, dont l’indéniable existence se manifeste par l’influence qu’ils exercent sur notre vie morale. Et d’ailleurs « l’office propre de la poésie (laquelle néanmoins, si elle est sincère, est aussi permanente que la science pure), son emploi approprié, son privilège et son devoir c’est de traiter les choses non comme elles sont, mais comme elles apparaissent. » Et, si vous lui objectez que ces apparences sont des mensonges, il vous demandera si en fait ces apparences ne sont pas l’image même de la réalité, si ces fantômes ne sont pas des ombres de vérités, si les premiers hommes, qui associaient constamment dans leur esprit le phénomène et la force qui le produit, n’étaient pas plus près du but que le savant d’aujourd’hui. — D’un mot, Wordsworth vous parlera comme Coleridge.

La poésie, œuvre d’observation patiente et tenace ! Nous voilà loin de nos romantiques. Eux aussi pourtant, avec la même candeur que Wordsworth, ils ont découvert l’homme et ils ont inventé la nature : on sait que ces découvertes-là se font périodiquement, deux ou trois fois par siècle. Mais ce qu’ils ont découvert, c’est un autre monde et c’est une autre nature. Notez que la plupart d’entre eux sont des citadins, gens de lettres, journalistes, gens de théâtre. On les voit dans les salons, dans les académies, dans les coulisses ; ils forment un parti fortement organisé, ayant ses revues, ses journaux, et les soirs de premières ses « Spartiates », comme disait Hugo, prêts à se faire tuer aux Thermopyles de l’art. Chacune de leurs œuvres, — roman, drame ou poème, — est conçue en pleine bataille, et pour la bataille. Chacune de leurs conceptions, images grandioses, mais grossies, de la réalité, trahit le désir de forcer l’attention d’un public impatient et inquiet. Et, de vivre ainsi en pleine mêlée, c’est pour un poète, même lyrique, une bonne manière de varier et d’étendre le champ de sa poésie. Mais elle eût fort étonné cet anachorète de Wordsworth qui, du haut de sa montagne, a, soixante ans durant, couvert d’innombrables carnets de pieuses et calmes impressions. Coleridge disait de lui qu’il s’était « isolé des hommes au point de se faire du mal. » Le mot est très juste, mais il faut ajouter que Wordsworth n’a jamais voulu se rendre compte du mal qu’il se faisait. Il a goûté jusqu’à l’ivresse cette solitude en dehors de laquelle il ne désirait rien :


The self sufficient power of solitude.


Il a voué son génie sévère à créer une poésie aussi nue, aussi dépouillée que possible. Il a célébré, suivant le mot ironique de Taine, « des événemens plats dans un style plat, et par principe. » Il a renoncé tant qu’il a pu à « l’art ». Il a chassé de son vocabulaire les termes d’école, les beaux vocables, le « mot » enfin, dont Hugo disait que « le Mot c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu. » Il a voulu dire simplement des choses simples. Et de même, aucun effort pour piquer la curiosité par le choix d’un sujet ou par l’invention d’un incident. Ni merveilleux, ni fiction, ni fable, aucun de ces hochets dont une tradition séculaire permet l’usage aux poètes. C’est le poète de la Terre, et s’il lui arrive de la quitter, il s’écrie, dans un transport d’enthousiasme, en la retrouvant : « Ces astres et tout ce qu’ils renferment, qu’est-ce auprès de ce grain minuscule, de ce cher petit point qui est nôtre ? Donc, revenons sur la Terre, sur la chère Terre verte… La voici, l’incomparable Terre ! »

« L’incomparable Terre », et, dans cette terre, l’Angleterre, et, dans cette Angleterre, un coin du Cumberland et du Westmoreland, cet horizon lui suffit. Là, dans ce microcosme, s’agitent des personnages minuscules. C’est, comme le dit joliment M. Legouis, le « protoplasma de la poésie au lieu de la poésie elle-même. » L’étrange poète ! Chantera-t-il les malheurs de René ou ceux de Chatterton, ou ceux d’Olympio ? Refera-t-il une virginité à Marion Delorme, à Lucrèce Borgia, à la Thisbé ? Dira-t-il les rancœurs de Rolla ou la grandeur cachée de Triboulet ? Vous le connaissez mal. Ce contemporain de Chateaubriand vous dira comment ce mauvais sujet d’André Jones s’est approprié un gros sou jeté par un cavalier à un mendiant ; ou encore il vous contera comment cette pauvre Alice Fell a perdu son manteau en loques, qui s’est trouvé pris dans la roue d’une voiture. Notez que ce n’est pas là du « burlesque » ; ce n’est pas non plus du « grotesque », suivant la formule de nos romantiques ; c’est du « plat », tout simplement, ce qui est bien différent. En vérité, pour assister avec cette joie enfantine aux ébats des moindres êtres de la création, il faut relever d’une maladie aiguë ; il y faut la disposition d’âme du convalescent qui, sortant pour la première fois dans son jardin, jouit du moindre frémissement du vent dans les feuilles.

Mais, au fait, ne sommes-nous pas tous des malades, et ne pouvons-nous pas devenir, à condition de le vouloir, des convalescens ? Wordsworth le pense. Sa poésie est un hymne aux plaisirs élémentaires de l’humanité, à la chaleur réconfortante et pénétrante de la nature. Ce n’est pas lui qui dirait avec Vigny :


Ne me laisse jamais seul avec la Nature,
Car je la connais trop pour n’en avoir pas peur.


Ce que la Nature nous verse, par le canal des sens, glorieux instrumens de notre régénération, c’est le calme, c’est la sérénité, c’est le pardon. Il ne s’agit pas ici, comme l’ont cru des lecteurs superficiels, de nous confondre et de nous abîmer dans son infinité : cela, c’est du Shelley. Encore moins s’agit-il de lui prêter nos propres sentimens, de tomber dans ce que Ruskin appelle pathetic fallacy : cela, c’est du Gray, du Lamartine, du Musset, du Byron. Assurément, il a semblé parfois à Wordsworth que sa personnalité se confondait avec celle de la nature : tout enfant, allant un jour en classe, « il a dû tâter fortement un mur ou un arbre pour sortir de cet abîme d’idéalisme et rentrer dans la réalité. » Mais cet état est exceptionnel chez lui. La conception qu’il se fait du monde ne suppose ni l’absorption du poète dans la nature, ni celle de la nature dans le poète. Ce qu’il veut, ce sont, comme l’a dit excellemment M. Angellier, « des heures de divine réceptivité. » C’est la soumission de l’écolier à son maître. C’est une extase où l’âme s’embellit et s’ennoblit à force de se pénétrer de la noblesse et de la beauté du monde.

Il ne faut pas demander à une conception poétique la rigueur d’un système. Mais il ne faut pas contester non plus à un poète le droit d’aller jusqu’au bout d’une idée, fût-ce une idée de poète. C’est ainsi que Taine, après avoir amèrement reproché à Wordsworth de « faire pulluler dans tous les coins les chardons métaphysiques », lui a proposé ironiquement, puisque aussi bien tout sujet porte en lui son enseignement, de chanter « une brosse à dents usée, qui cependant continue son service. » Ce sarcasme a paru cruel aux dévots du poète de l’Excursion ; et ils sont dans leur droit. Certes, Wordsworth ne craint pas « les chardons métaphysiques » ; certes, il est, en fait d’attendrissement, capable de tout. Mais quoi ! il ne faut pourtant pas être plus sévère envers un poète qu’envers un philosophe, et, la plaisanterie que vous décochez à Wordsworth, pourquoi l’épargnez-vous à Spinosa ou à Hegel ? Oui, il nous paraît, à nous compatriotes d’Alfred de Musset ou de Prosper Mérimée, que Wordsworth s’est guéri un peu trop complètement de son rationalisme. Oui, son mysticisme naturaliste nous effarouche par momens. Mais comment méconnaître la grandeur de ce culte de la nature, préceptrice et bienfaitrice du genre humain ?

Le plus singulier, ce sont les conséquences que Wordsworth en a tirées : la méfiance envers ce qu’on nomme le progrès ; le dédain de ce qu’on appelle la science.

Le progrès : cela se conçoit assez. Le progrès n’apparaît pas dans la nature. Elle n’improvise rien. Elle est impassible. Elle ne fait ni ne défait rien en une nuit. Ayant les siècles en perspective, elle ne connaît ni la hâte ni la fièvre d’aboutir. Inspirons-nous donc de sa magnifique stabilité. Mais la science ? Est-ce que la science n’est pas justement l’interprétation de la nature ? Est-ce qu’elle ne donne pas la main à la poésie ? Est-ce qu’elle ne travaille pas à la même œuvre ?… Wordsworth, ici, recule devant une conséquence légitime de son principe. Votre science, dit-il, ou ce que vous appelez de ce nom, supprime la vie, sous couleur de la mieux connaître : « Elle défigure les belles formes des choses et tue pour disséquer. » Elle substitue « un univers de mort à celui qui se meut, animé de lumière et de vie, réel, divin et vrai. » Elle voit « tous les objets dans une disjonction sans vie et sans âme. » Voilà qui est grave. Et, d’autre part, est-ce que toute science ne doit pas aboutir à l’adoration du mystère ? Est-ce que nous n’avons pas vu les enfans, les idiots, les animaux même en savoir parfois plus long que les métaphysiciens patentés ? Tranchons le mot : est-ce que ce ne serait pas un bouleversement de l’ordre naturel que l’intelligence fût un acheminement à la moralité ? Je sais bien que Wordsworth a parlé en beaux termes de la géométrie, qu’il a voulu s’initier à la chimie, qu’il est parti pour l’Allemagne à la seule fin d’étudier l’histoire naturelle. Comme tout esprit supérieur, il a senti la force du mouvement qui emportait son siècle vers la science. Mais, au fond, il l’a regretté. Autour de lui, ce n’étaient que mystiques, que rêveurs, que « dégrisés de raisonnement », comme dit spirituellement M. Legouis. Et Coleridge, le plus « dégrisé » de tous, lui parlait avec effroi des « solitudes sablonneuses de l’incrédulité absolue ». En fait, il ne peut y avoir ici de compromis : on croit à la raison, ou on n’y croit pas.

Pour y croire, Wordsworth a toujours vu les choses de trop près ou de trop loin : de trop près, quand il s’usait les yeux à décrire le vol d’un moucheron ou le bruissement d’une feuille morte ; de trop loin, quand, tout plein de ses amples et harmonieuses visions, il chantait, dans cette « cathédrale gothique » qui est son œuvre, un hymne à l’universelle Beauté et à l’éternelle Harmonie. Il a écrit quelque part de Milton qu’il avait « l’âme solennelle comme un temple ». Telle aussi l’âme de Wordsworth, planant fort au-dessus des misères de la vie quotidienne, naturellement avide d’éternité et d’immutabilité, parfaitement incapable de ne pas s’humilier devant le mystère des choses. Ce n’est pas lui qui aurait dit avec Lamartine : « La poésie sera de la raison chantée : voilà sa destinée pour longtemps. » Une pareille destinée lui semblerait trop médiocre. Wordsworth, poète crépusculaire, fait de la lumière avec de l’ombre : il lui arrive d’écrire, et cela est bien caractéristique, que « les souvenirs pénombreux » de l’enfance « demeurent la lumière source de tout notre jour. » Pour trouver une ferme assise à la vie morale de l’homme, il lui faut invoquer de toute nécessité « quelque chose de profondément infus, dont l’habitation est la lumière des soleils couchans.., mouvement et souffle qui donnent l’impulsion à tous les êtres pensans, à tous les objets de toute pensée, et qui roulent à travers toutes choses. » Goethe demandait qu’on laissât s’exercer librement sur l’âme de l’enfant l’influence salutaire du mystère et de l’invisible. Ce que Gœthe demande pour l’enfant, Wordsworth le réclame pour l’homme. L’intellectualisme de Godwin, qui l’a enivré un instant, ne lui a laissé maintenant que dégoûts et que mépris. Voici que les sens eux-mêmes ne lui semblent plus dignes de confiance qu’à la condition de n’être pas faussés par le raisonnement. Toute erreur de l’homme, nous dit-il, vient de ce qu’au lieu de sentir, de voir, et d’entendre, il se laisse aller à raisonner sur ce qu’il entend, sent ou voit. Le privilège du poète, c’est bien de voir comme voient les êtres « déraisonnables », « comme s’il était le premier né de la terre et que nul n’avait vécu avant lui. »

On lui vante l’activité de la raison. On lui reproche de négliger les livres, « ces flambeaux légués à des êtres qui sans eux seraient délaissés et aveugles. » Il répond : « L’œil ne peut s’empêcher de voir, nous ne pouvons interdire à l’oreille d’entendre ; notre corps est sensible, en quelque lieu qu’il soit, que nous le voulions ou non. De même, je crois qu’il est des puissances qui spontanément impressionnent notre esprit, que cet esprit qui est nôtre, nous pouvons le nourrir dans une sage passivité. » Voilà, pour Wordsworth, la connaissance normale. Et voici l’extase, qui est une connaissance plus complète. Supposez que « la lumière des sens s’éteigne, mais avec un éclair qui a réveillé le monde invisible. » Ce sera alors « l’état d’âme béni dans lequel le fardeau du mystère, le poids lourd et accablant de tout ce monde inintelligible s’allège. » Assurément un pareil état est rare, et dure peu : « Trop, bien trop étroits sont ces murs de chair… » Du moins devons-nous tendre à nous rapprocher le plus possible de cette connaissance idéale et supérieure.

D’ailleurs, pour Wordsworth, l’extase n’est pas un état morbide. Ce poète robuste n’est pas, comme Coleridge ou comme Thomas de Quincey, un buveur d’opium. Il a une vigoureuse et saine nature, et son aspect est celui d’un paysan du Nord. Lui qui a parlé si magnifiquement des sens, il a ignoré les griseries du palais ou de l’odorat ; il n’a pas laissé, comme Shelley, son âme « se dissoudre » dans le parfum des roses. Il n’a guère eu que des passions intellectuelles. On n’en est que plus frappé de l’entendre parler avec cette dévotion de cette ivresse singulière où l’âme s’absorbe tout entière dans une jouissance, sensuelle après tout, de l’univers physique. L’enfant qui met à son oreille un coquillage marin, croit y entendre le bruit de la mer : « pareil à ce coquillage est l’univers même pour l’oreille de la foi. » — Oui, mais pareil à l’enfant est sans doute le poète, et il lui arrive de prendre le bruit qu’il entend dans le coquillage pour le murmure de l’Océan.

On ne raisonne pas avec qui ne croit pas à la raison. Wordsworth est, au fond, un mystique et c’est, de plus, un apôtre. Tous ceux qui l’ont approché ont eu la même impression que Leigh Hunt : « Ses yeux ressemblent à des feux à demi flambans et à demi couvans, avec je ne sais quelle acre fixité dans le regard… On pourrait s’imaginer Ezéchiel et Isaïe avec ces yeux-là. » Ces yeux de prophète, c’est tout l’homme. Il a cru d’une foi invincible en sa mission. Il ne lui est jamais arrivé d’écrire dédaigneusement, comme Lamartine, dans une préface célèbre : « La poésie, c’est le chant intérieur. Que penseriez-vous d’un homme qui chanterait du matin au soir ? » Les vers, « cela marque le pas et donne la cadence aux mouvemens du cœur et de la vie. Voilà tout. » Une pareille ambition est bien trop modeste pour un Wordsworth. Ce dont il a soif, c’est d’un apostolat acharné. Ce qu’il veut, c’est « élargir la sphère de la sensibilité humaine pour la jouissance, l’honneur et le bénéfice de la nature humaine. » Il obéit à l’impulsion qui lui commande de chanter, comme on obéit à un devoir sacré : « Je sens qu’une clarté intérieure m’est accordée, qui ne doit pas mourir, qui ne doit pas cesser d’être… J’ai quelque chose au dedans de moi qui n’est encore partagé par personne, pas même par le plus proche de moi et le plus cher ; je le voudrais communiquer, je le voudrais répandre au loin. » Et ce qu’il a prêché aux hommes, c’est ce qu’il a senti se dégager peu à peu de sa propre vie : la joie.

M. Legouis a excellemment montré que cette idée de la joie, comme principe de la morale, Wordsworth a eu le mérite d’y arriver malgré une jeunesse, à tout prendre, assez douloureuse. Est-ce donc un privilégié de la vie que cet enfant, orphelin de bonne heure, dépouillé de son patrimoine, tenu à l’écart par les siens, condamné à une existence humiliante, perdant, dans une crise douloureuse, ses plus chères convictions, et, avec cela, maladif et de nature hypocondriaque ? Non, l’optimisme de Wordsworth n’est pas la complaisance béate d’un satisfait. Ce n’est pas la philosophie de commande d’un poète officiel. Ce n’est pas, comme on l’a écrit légèrement, la manifestation naïve d’un anglicanisme docile. La foi du poète est bien sienne. Il a su être heureux malgré les événemens, malgré son tempérament naturellement sombre. S’il a cru que « la sagesse spontanée s’exhale de la santé, » et que « la vérité s’exhale de la joie », ce n’a pas été sans lutte ni sans défaillance. Au milieu des plus rudes épreuves imposées à ses convictions politiques, par exemple au moment de l’invasion de la Suisse par la France, en 1798, il a cru fermement en l’avenir, et la Terreur même ne l’a pas détourné de sa confiance inébranlable en la bonté de la vie. Par-là, il est resté l’homme du XVIIIe siècle, de ce siècle qui a tout espéré de l’excellence de notre nature. Seulement, tandis que les hommes du XVIIIe siècle attendaient le progrès du libre jeu des institutions humaines issues de la raison, Wordsworth comptait uniquement sur ce que Coleridge appelait « l’harmonieuse et puissante voix de l’âme » et « la douce voix de la joie. » Idée aventureuse et paradoxale, défi audacieux aux souffrances aiguës du siècle, mais dont les conséquences ne l’ont jamais fait reculer.

La première de ces conséquences, c’est que la poésie, ayant pour objet de produire de « la joie », est « une reconnaissance de la beauté de l’univers. » Le signe qu’une œuvre d’art est bonne, c’est qu’elle rend heureux. Oui, ce contemporain de René et d’Obermann, d’Adolphe et de Jacopo Ortis a osé, suivant la jolie expression de son biographe, « enrôler toute la nature au service de l’optimisme. » En face d’un siècle qui a fait des miracles d’ingéniosité pour imposer aux hommes le dogme de la désespérance, il n’a pas rougi de se dire effrontément heureux. Il n’a pas craint d’avouer que « c’est par le pouvoir profond de la joie que nous voyons jusque dans la vie des choses. » Et ce n’est pas pour avoir fermé les yeux à la réalité qu’il a compris ce pouvoir souverain de la joie. Non ! C’est du jour où il a regardé la réalité en face qu’il a senti que le bonheur est la loi intime de l’être. Sa doctrine n’est pas une aventure de sa pensée. C’est une conviction laborieusement conquise, au prix de mille efforts, par le contemporain d’une des époques de l’histoire qui ont engendré le plus de tristesses.

Wordsworth sentait bien cette contradiction apparente entre sa doctrine et son temps. Mais il écrivait fièrement à lady Beaumont : « Ne vous mettez pas en peine de la réception actuelle de mes poèmes. Qu’est cela auprès de la destinée que je prévois pour eux ?… J’ai confiance qu’ils accompliront fidèlement leur office, longtemps après que nous (c’est-à-dire, tout ce qui est mortel en nous), nous serons tombés en poussière dans notre tombeau. » Et il ne se trompait pas. Vingt ans après qu’il traçait ces lignes, un jeune philosophe, rongé par l’abus de l’analyse, retrouvait dans la lecture de Wordsworth « la joie du cœur », et « une révélation des sources éternelles du bonheur, quand les plus grands maux de la vie auront été supprimés. » — N’est-ce pas la revanche de Wordsworth d’avoir agi si puissamment sur John Stuart Mill ?


III

Quelle pouvait être, quelle a été en France la fortune d’une pareille poésie ? M. Legouis, étudiant Wordsworth pour lui-même, n’avait pas à se le demander. Nous qui avons cherché surtout à déterminer en quoi il diffère de nos poètes, nous nous posons la question, pour compléter notre enquête.

À première vue, plusieurs circonstances semblent concourir à son succès. Est-ce que cette Révolution, qui a été le point sur lequel a tourné toute la vie morale de Wordsworth, n’est pas notre Révolution ? Est-ce que l’écrivain qui a le plus profondément agi sur lui n’est pas ce Rousseau dont l’influence se retrouve, latente ou manifeste, à toutes les pages de son œuvre ? Est-ce que l’optimisme résolu du poète anglais n’est pas issu des prédications de nos philosophes ? Est-ce que, d’une façon générale, ce n’est pas un levain venu de France qui a fait germer une grande part de l’œuvre des Lakists ? — Et, d’autre part ; si l’on s’en tient au point de vue littéraire, est-ce qu’en relisant certaines pages de la préface des Lyrical Ballads, premier manifeste du romantisme anglais, on ne croit pas relire certaines préfaces de Lamartine ou de Victor Hugo ou d’Alfred de Vigny ?

Oui, au premier abord, que d’idées communes ! Mais, pour peu qu’on aille au fond des choses, que de différences ! Nulle part mieux qu’ici ne se vérifie cette loi du monde des esprits qui veut que la même idée, germant à la fois dans un cerveau français et dans un cerveau anglais, prenne deux formes distinctes. Assurément, si on s’en tient aux mois, plusieurs des articles du programme poétique de Wordsworth lui sont communs avec nos romantiques français. Eux aussi, ils ont prêché le « réalisme », et, s’ils n’y mettaient pas le mot, ils y mettaient, la chose. Eux aussi, ils ont cru à la mission sociale du poète et ils ont proclamé par la plume d’un Vigny que « lorsque le don de fortifier les faibles commencera de tarir dans le Poète, alors aussi tarira sa vie ; car, s’il n’est plus bon à tous, il n’est plus bon au monde. » Et, comme l’écrivait le malade du Docteur noir, Wordsworth n’aurait-il pas écrit, lui aussi : « Je crois fermement à une vocation ineffable qui m’est donnée, et j’y crois à cause de la pitié sans bornes que m’inspirent les hommes, mes compagnons en misère, et aussi à cause du désir que je me sens de leur tendre la main, de les élever sans cesse par des paroles de commisération et d’amour ? » Et pourtant, quel accueil nos poètes ont-ils fait à Wordsworth ? Voyons plutôt.

Et d’abord ils ne l’ont pas traduit : chose étrange, dans un temps où l’on traduisait tout. Pourtant, Wordsworth était célèbre en France, et, dès 1835, on pouvait lire ici même : « Wordsworth est aujourd’hui en pleine possession du trône poétique de l’Angleterre. Ce n’est pas encore un roi populaire chez tout son peuple, mais c’est un roi solidement établi et qui n’a même pas contre lui de prétendans. » Quelques-uns le citaient dévotement, comme un précurseur et un maître. Même, en 1825, Amédée Pichot, infatigable adaptateur d’œuvres anglaises, rendit visite aux lakists dans leur solitude et, dans son curieux Voyage historique et littéraire en Angleterre et en Écosse, se loua de leur « patriarcale hospitalité. » Avant M. Paul Bourget, il erra sur les bords du Windermere, et comprit ce que ces poètes devaient à cette nature qu’ils chantaient : « Ils n’admirent la nature, écrivait-il, que parce qu’ils l’aiment. Dans ses solitudes muettes, sur le sein de ses lacs, dans le demi-jour de ses forêts, il leur semble que leur âme se fond avec lame universelle : ils sentent une influence inévitable et ineffable qui les exalte, les ravit et les purifie. » Il traduisait ou analysait Geneviève et le Vieux Marin de Coleridge ; Jeanne d’Arc et Madoc de Southey ; l’Excursion et la Pauvre Suzanne de Wordsworth. Il reproduisait des autographes de ces maîtres. Il écrivait au sujet de la poésie de Wordsworth : « Elle demande le recueillement et le sentiment religieux qu’il est nécessaire d’éprouver pour apprécier tout ce qu’a de sublime le silence d’une forêt, ou plutôt la solitude un peu monotone d’une immense cathédrale gothique éclairée du demi-jour mystérieux de ses vitraux. »

De la philosophie prêchée par Wordsworth, Amédée Pichot ne dit rien de précis, et pour cause. Mais il goûte son réalisme : « Pour moi, je l’avoue, j’ai quelquefois trouvé un monde entier de sensations nouvelles dans ces sujets indignes… Il est dans les plus petits phénomènes de la création de mystérieuses harmonies fécondes en grands résultats. » Pas plus qu’Amédée Pichot, nos romantiques n’ont jamais pris au sérieux, ils n’ont même jamais cherché à comprendre, la philosophie du poète ; ils ont résolument ignoré sa doctrine, et, ce faisant, ils ont ignoré l’essentiel de son œuvre. Outre que son optimisme, s’ils l’avaient examiné d’un peu près, leur eût semblé paradoxal, ils n’ont jamais philosophé avec la conviction d’un Wordsworth. Soyons sincères : si l’on excepte cet admirable Vigny, il leur a manqué, pour remplir une mission sociale, d’avoir un peu plus d’idées. Ils sont beaucoup moins philosophes que Wordsworth. En revanche — et c’est leur supériorité ils sont plus vraiment poètes.

C’est la poésie modeste et familière du grand Lakist qui lui a valu en France une sympathie assez vive dans un petit groupe. Wordsworth a eu en France sa chapelle, et le prêtre de ce culte peu répandu, ç’a été Sainte-Beuve.

Sainte-Beuve avait-il beaucoup lu ces Lakists dont il se proclame volontiers le disciple ? Il est permis d’en douter quand on lit certaine lettre adressée en 1863 à William Reymond, auteur d’un livre sur Corneille, Shakspeare et Gœthe : « Tout en professant et même en affichant l’imitation des poètes anglais et des lakistes, je vous étonnerais si je vous disais combien je les ai devinés comme parens et frères aînés, bien plutôt que je ne les ai connus d’abord et étudiés de près. C’était pour moi comme une conversation que j’aurais suivie en nie promenant dans un jardin, de l’autre côté de la haie ou de la charmille : il ne m’en arrivait que quelques mots qui me suffisaient et qui, dans leur incomplet, prêtaient d’autant mieux au rêve. » Cela, c’est la confidence du critique vieilli et assagi. Mais le poète des Consolations ne parlait pas de ce ton. Il vantait bien haut cette poésie intime et familière qui se rapprochait tant de son propre idéal. Dans une pièce qui date d’octobre 1829, il place Wordsworth au rang de ses auteurs favoris, de ceux qu’il relit


Aux momens de langueur où l’âme évanouie
Ne peut rien d’elle-même et sommeille et s’ennuie…


Ceux qu’il prend alors, pour secouer cette torpeur, c’est Pétrarque, c’est Milton, c’est Dante,


C’est Wordsworth peu connu, qui des lacs solitaires
Sait tous les bleus reflets, les bruits et les mystères,
Et qui, depuis trente ans, vivant au même lieu,
En contemplation devant le même Dieu,
A travers les soupirs de la mousse et de l’onde,
Distingue, au soir, des chants venus d’un meilleur monde.


Le Wordsworth qu’il vante en ces termes à Antony Deschamps, c’est le Wordsworth descriptif, élégiaque et lamartinien. Et c’est celui-là aussi qu’il imite, « se frayant, comme le remarque Théophile Gautier, de petits sentiers à mi-côte, bordés d’humbles fleurettes », rendant un culte discret à une Muse mélancolique :


Assise au bord d’une eau qui réfléchit les cieux,
Elle aime la tristesse et ses élans pieux ;
Elle aime les parfums d’une âme qui s’exhale,
La marguerite éclose, et le sentier fuyant,
Et quand novembre étend sa brume matinale,
Une fumée au loin qui monte en tournoyant !


Certes, c’est là du Wordsworth. Mais est-ce tout Wordsworth ? Est-ce même le meilleur de Wordsworth ? Il serait téméraire de le prétendre.

Cependant l’opinion de Sainte-Beuve a eu chez nous force de loi. Il l’a prêchée au petit cénacle de « Wordsworthiens » qu’il a réussi à créer autour de lui. Il a formé quelques confrères en lakisme. C’est un lakist convaincu que cet abbé Roussel, vicaire dans une petite paroisse des Vosges, qui lui envoie un jour, comme il dit, « des fruits du petit jardin que vous avez créé dans ce maigre terrain de nos montagnes, qui ne sont pas, il s’en faut, celles du Westmoreland. » Et le bon abbé ajoute : « Que je serais heureux si mon panier avait gardé un peu de sa saveur primitive, si mes vers vous rappelaient Wordsworth autrement que par le titre ! » Par malheur, ce sont de pauvres traductions que celle de l’excellent abbé, et j’ai peur que son Wordsworth ne ressemble un peu trop à l’auteur d’Estelle et Némorin. Plus dignes de suivre Sainte-Beuve dans sa tentative étaient Maurice de Guérin et son ami le poète Hippolyte de la Morvonnais. Tous deux avaient été initiés, semble-t-il, par lui. Tous deux s’étaient convertis sans effort, et comme par un naturel instinct, à cette poésie si pleine d’âme. Je ne sais si Wordsworth a jamais été plus goûté parmi nous que dans le petit cénacle poétique du Val de l’Arguenon. C’est bien un lakist que Maurice de Guérin dans plus d’une page de ses œuvres, tant par le sentiment vif d’une nature familière que par l’intensité de l’émotion morale ; et quant à l’auteur, aujourd’hui bien oublié, de la Thébaïde des Grèves, il avait projeté, semble-t-il, quelque publication sur celui que son maître appelait « ce grand et pacifique esprit, ce patriarche de la Muse intime ». Il alla même voir le dieu dans sa solitude de Rydal Mount. Il se promit de le faire connaître en France, aux dépens de ce Byron tant goûté, qu’il trouvait « trop emphatique, trop solennel, pas assez près de la nature. » Il faut l’entendre parler avec l’émotion du disciple de son « Wordsworth tant aimé, »


Celui dont la mystique et profonde harmonie
Sonne pour les élus des poétiques dons
Et soulève mon âme en ses grands abandons.


Il lui prédit une gloire impérissable :


Cet homme est honoré des puissances secrètes.
Lui mort, à ses beaux lacs, romantiques retraites,
Des pèlerins viendront, penseurs religieux.


Et ils y sont venus en effet, mais rarement de France. En plein romantisme, le poète des lacs n’a eu chez nous que des admirateurs un peu trop respectueux, et qui le vénéraient de loin. Il n’a même pas trouvé de traducteur : une traduction, annoncée par Fontancy pour la Bibliothèque anglo-française, n’a jamais paru, que je sache ; et ce n’est peut-être pas une compensation suffisante pour Wordswortlh que, bien avant M. Jean Aicard, Mme Amable Tastu ait mis en vers français la jolie pièce : We are Seven.

Ainsi l’influence du lakisme sur l’école romantique française, influence que certains critiques ont admise un peu vite, se réduit à très peu de chose, et, ce qui a le plus nui aux lakists, ç’a été justement ce que Philarète Chasles signalait comme leur « qualité intime et souveraine », — la foi. Le romantisme a été partout en Europe un mouvement à la fois moral et artistique ; mais il a été surtout une question d’art pour un Chateaubriand, pour un Hugo, même pour un Lamartine, tandis que pour un Wordsworth il a été avant tout, — je ne dis pas exclusivement, — un réveil moral. Et c’est ce que sentait bien le grand sceptique, l’ironique Byron quand, voulant tuer dans l’œuf cette philosophie de poète, il assénait à l’innocente ce coup de massue :


He who understands it would be able
To add a story to the Tower of Babel.


L’anathème de Don Juan a pesé sur le religieux optimisme de Wordsworth, et la France a cru Byron sur parole. Elle a réduit l’auteur du Prélude au rang modeste de poète du foyer et de l’enfance. Elle a superbement ignoré le penseur, ou elle l’a renvoyé à la Tour de Babel. Un Théophile Gautier a pu écrire, sans sourciller :


Je n’ai jamais rien lu de Wordsworth, le poète
Dont parle lord Byron d’un ton si plein de fiel,
Qu’un seul vers : le voici, car je l’ai dans la tête,
Clochers silencieux montrant du doigt le ciel.


C’est le vers connu :


Spires whose silent finger points to heaven


Et encore, ce vers « frais et pieux, » Gautier l’avait-il trouvé dans un roman libertin :


C’était comme une fleur des champs, comme une plume
De colombe, tombée au cœur d’un bourbier noir.


Quelques-uns se plaisaient à comparer les lakists aux ombres de l’Érèbe : « L’Angleterre, écrivait Pierre Leroux dans la Revue encyclopédique de 1831, a entendu autour de ses lacs bourdonner comme des ombres plaintives un essaim de poètes abîmés dans une mystique contemplation. « D’autres, comme Vigny, associaient dans une même phrase les « douces couleurs laquistes (sic) » aux douces couleurs virgiliennes », ou mettaient, comme Victor Hugo dans l’Ane, « Wordsworth, l’esprit des lacs », à côté de « Young, le pleureur des Nuits », le lac baignant le cimetière. D’autres enfin, les critiques qui passaient pour informés et dont l’opinion comptait, un Villemain par exemple, définissaient dédaigneusement les lakists « des métaphysiciens, raisonneurs sans invention, mélancoliques sans passion, » qui, victimes d’une vie étroite et peu agitée, « n’avaient produit que des singularités sans puissance sur l’imagination des autres hommes, » et, ayant à citer Wordsworth, ils estropiaient hardiment son nom.

De pareilles hérésies, en fait de jugemens, ne s’expliquent que par la complète ignorance.

Cette ignorance est-elle excusable ? Non sans doute, puisqu’il y a peu de poètes plus profonds que Wordsworth, comme il y en a peu de plus originaux que Coleridge. Mais est-elle explicable ? Il ne faut pas hésiter à répondre par l’affirmative.

L’originalité — et, disons-le, la supériorité — de nos romantiques français a été de donner à leurs idées et à des aspirations dont beaucoup venaient du dehors une forme « européenne ». Une fois de plus, suivant une vieille, mais juste métaphore, le génie français a été le creuset où s’est fondu le métal destiné au monde pensant. Une fois de plus, tandis que d’autres l’emportaient peut-être par la nouveauté ou la profondeur des idées, nous l’avons emporté par le culte de la forme et par le souci de l’art. Je sais bien que, ce culte de l’art, il serait très injuste de le refuser à Wordsworth, et M. Legouis a pu légitimement louer son poète « d’avoir enserré la beauté en des vers adéquats ou même en des poèmes tout entiers parfaits. » Mais encore faut-il bien admettre, au risque d’effaroucher quelques « wordsworthiens », que ce mérite est l’exception chez leur poète, tandis qu’il est la règle chez les nôtres. Et n’est-ce pas d’ailleurs M. John Morley lui-même qui, se demandant, il y a quelques années, pourquoi Wordsworth ne s’est pas classé parmi les poètes de l’humanité, concluait que c’est sans doute pour avoir manqué de « cette beauté claire de la forme », de cette « force de concentration » qui caractérisent les très grands artistes ? Venant d’un critique anglais de cette autorité, l’aveu est précieux. Oui, l’œuvre de Wordsworth, admirablement riche, ample et profonde, manque trop souvent de cette perfection de la forme qui a fait — pour ne citer qu’un de ses compatriotes — la fortune de Byron. Peut-être bien, à tout prendre, l’auteur de Don Juan est-il moins vraiment poète que celui de l’Excursion, et il ne manquera pas actuellement de critiques pour lui préférer ou Wordsworth, ou Shelley, ou même Keats. Il n’en est pas moins vrai que Byron — « l’homme le plus séduisant de l’Angleterre » comme l’appelait Mme de Staël — a été traduit, imité, plagié par toute l’Europe, peut-être parce que ce grand voyageur avait semé à tous les coins du monde ce que son génie pouvait avoir de trop purement anglais, mais certainement aussi parce que, voulant parler à l’Europe, il avait parlé la langue de l’Europe. Au contraire, la doctrine de Wordsworth, comme la forme même de son œuvre, garde décidément un caractère trop « ésotérique ». De la hardiesse ou de la nouveauté de la tentative, il est impossible de douter en France, après le beau livre de M. Legouis. Wordsworth a voulu être, il a été souvent un grand artiste. Il a voulu être plus encore, et il a réussi à être un penseur. Mais son réalisme poétique est, comme on l’a vu, d’une nature si particulière qu’on y retrouve à chaque pas la marque indélébile de l’esprit national. Mais son optimisme ardent, outre que c’est une conception quelque peu artificielle, éclose dans la solitude, trop loin de la vie, qui est la pierre de touche des doctrines morales, s’oppose manifestement au courant des idées continentales de son temps.

S’ensuit-il que cette noble et harmonieuse poésie ait obtenu chez nous la part d’influence à laquelle elle a droit de prétendre ? Il s’en faut de beaucoup. Mais nous vivons en un temps où une intelligence plus large des œuvres étrangères permet d’espérer plus d’un accroissement de notre territoire littéraire, plus d’une heureuse annexion intellectuelle, et Victor Hugo exprimait l’idéal de nos romantiques, qui doit rester le nôtre, quand il écrivait en 1843 : « Il y a aujourd’hui une nationalité européenne, comme il y avait du temps d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, une nationalité grecque. Le groupe entier de la civilisation, quel qu’il fût et quel qu’il soit, a toujours été la grande patrie du poète. Pour Eschyle, c’était la Grèce ; pour Virgile, c’était le monde romain ; pour nous, c’est l’Europe ». Il serait curieux que l’Europe du XXe siècle accordât à William Wordsworth une admiration qu’il n’a pas toujours su demander à celle du XIXe.


JOSEPH TEXTE.

  1. Emile Legouis, la Jeunesse de William Wordsworth (1770-1798) ; Masson, 1896. — Le même, Quelques poèmes de William Wordsworth, traduits en vers ; L. Cerf, 1896.
  2. Voir le Général Michel Beaupuy, par Georges Bussière et Emile Legouis (Paris, 1891).
  3. M. Ernest Hartley Coleridge a publié en 1895 deux volumes de lettres et un petit volume de notes intimes de Coleridge (Letters of Samuel Taylor Coleridge, Londres, 2 vol. in-8, Anima poetæ, 1 vol. in-8). On y trouvera quelques indications intéressantes sur Wordsworth.