Le philosophe Stéphane Sax s’abandonnait un soir à ses méditations favorites sur l’un des plus beaux rivages de l’Océan.

Dans cet instant, la nature était sublime de grandeur et de grâce ; elle semblait provoquer coquettement l’admiration passionnée du penseur.

A ses pieds se jouaient les vagues dont le murmure caressant et doux s’harmonisait avec le chant éloigné des pécheurs et la clarté blonde et pale du crépuscule. Des nuages d’un gris tendre glissaient légèrement sur le front pensif de la déesse des nuits tandis que des milliers d’étoiles semblaient se mirer avec curiosité dans le sein paisible des flots.

L’imagination poétique et grave de Stéphane n’était jamais plus richement impressionnée que devant le spectacle des grandes scènes naturelles. Sa pensée embrassait alors le passé et l’avenir. Comme le pèlerin des déserts, il parcourait parfois les plaines nues des âges stériles pour remonter à la source pure de la vérité.

Ce soir-là, il fut arraché plus tôt que de coutume à ses rêveries par un cri d’angoisse qui vint retentir à ses côtés dans les flancs sonores de la falaise.

Contrairement à la plupart de ses pareils, Stéphane était brave ; homme d’action et penseur tout à la fois, il avait souvent fait ses preuves au fort des émotions populaires que son inaltérable amour de l’ordre avait toujours réussi à calmer.

Il se leva plein de dévouement et de résolution et se mit à courir vers le lieu d’où était parti le cri qu’il avait entendu. Des plaintes plus faibles continuaient à retentir au milieu du calme imposant de la soirée. Bientôt, à la clarté de la lune, il distingua un corps que les vagues emportaient loin du rivage.

C’était celui d’une femme. Ses longs vêtements flottants la faisaient voguer sur l’eau comme ces touffes de plantes marines que la mer lance de son sein dans les tempêtes.

Après de généreux efforts pour secourir cette infortunée, Stéphane parvint à la ramener sur le rivage. Des pêcheurs, qui rentraient en ce moment, s’approchèrent du philosophe et, le voyant accablé de lassitude, ils lui offrirent de transporter le corps de la noyée dans leur cabane. Quand il y fut, ils l’étendirent sur des feuilles sèches devant un grand feu. Une jeune femme se mit à le frotter avec des herbes aromatiques imprégnées d’eau de mer et le plus vieux des pêcheurs commença à réciter d’une voix tremblante les prières des agonisants.

Pendant ce temps-là, Stéphane contemplait en silence le sombre tableau qu’il avait sous les yeux. Il venait de reconnaître, dans la femme qu’il avait sauvée, la célèbre Willelmine, écrivain d’un grand talent et l’un de ses plus brillants adversaires. La stupeur et la compassion se pressaient à la fois dans son âme généreuse. Involontairement il entrevoyait un drame terrible dans le dénouement qu’il venait d’empêcher et il se prenait, comme par le passé, à déplorer le mauvais emploi de cette rare intelligence qui lui avait, si souvent, été hostile.

Quand les pêcheurs commencèrent à voir reparaître les symptômes de la vie sur les traits de Willelmine, ce fut à qui d’entre eux manifesterait ses conjectures au philosophe.

"J’ai rencontré bien souvent cette belle demoiselle sur le fin bord de la falaise, dit mystérieusement le plus vieux de la bande.

-Et moi donc ! Le soir de la tempête, ajouta un beau garçon, ne l’ai-je pas vue courir, ni plus ni moins qu’une biche, sur le faîte du pic Nil. Elle était pâle comme la voilà maintenant et quand je l’ai avertie qu’il y avait du danger à rester sur le pic Nil, pendant la tempête, elle m’a regardé si tristement qu’elle m’a donné envie de pleurer. Que votre volonté soit faite, lui ai-je dit, en m’éloignant, mais que Dieu vous conserve. Alors elle m’a remercié par un signe de tête affectueux et elle est descendue lentement sur le rivage.

Dans cet instant, la malade fit un léger mouvement qui redoubla le zèle des braves pêcheurs. Stéphane les encourageait comme s’il se fut agi de la vie de sa fille ou de sa sœur. Son noble cœur était étranger à toutes les petitesses de la rivalité: il s’était d’ailleurs habitué dès longtemps à considérer l’humanité dans les individus, et son amour de l’une rejaillissait toujours sur les autres.

Quand il se fut assuré que la vie de Willelmine ne courait plus aucun danger, il la fit transporter dans un petit pavillon qu’elle habitait sur le bord de la mer ; une vieille femme qui la servait raconta alors au philosophe comment la jeune fille avait nourri et combattu sa fatale résolution.

« L’isolement rongeait cette fière fleur, lui dit-elle dans son langage pittoresque. En vain je représentais quelquefois à Mademoiselle le bonheur qu’elle pouvait trouver dans la protection et l’amour d’un homme; la douceur qu’il y a pour toutes les femmes à devenir mères. Elle me répondait toujours:« O Marthe, pour goûter ces bonheurs-là, il faut consentir à faire peser sur soi cette odieuse chaîne du mariage. Il faut étouffer dans son cœur le seul sentiment vraiment noble et grand qu’il y ait en nous, celui de l’indépendance. Tu ne sens pas cela comme moi, bonne et douce créature. Tu ne sais pas « quelle pitié c’est que ces sentiments humains tant vantés et comme on les garrotte de « peur qu’ils ne s’échappent. Va, ajoutait-elle avec ironie, ne me souhaite rien de pareil. Je ne regrette pas l’amour des hommes d’aujourd’hui ; et quant à la maternité… » Willelmine n’achevait jamais d’exprimer sa pensée sur ce sentiment, mais son silence témoignait assez de ses éloquents regrets. Nulle femme n’était mieux organisée qu’elle pour les épanchements de la tendresse et de la vie de famille. Sa nature élevée, mais éminemment féminine, avait subi des déviations fatales dont elle traînait les terribles conséquences et qui avaient fini par la pousser au suicide. »

Stéphane avait bien des fois saisi le fil de ces grands contrastes au travers des aberrations fougueuses de Willelmine. Les exagérations du spiritualisme, opposées à une nature passionnée et tendre, avaient fini par installer le vague dans l’esprit de la jeune fille.

Les premiers jets de cette intelligence d’élite avaient réveillé, il est vrai, bien des cœurs endormis; remué bien des passions nobles. Mais, c’étaient d’audacieux édifices construits dans les airs. Aucune de leurs bases n’était ajustée à la société humaine et n’aurait pu trouver à se poser sur son sol rocailleux. Insensiblement, l’idéal finit par se changer en faux dans les esprits les plus droits. Le génie de Willelmine subit peu à peu cette fatale transformation et demeura pour la foule. Ce fut alors que Stéphane tenta d’exercer une influence salutaire sur cette destinée en péril. Pour échapper à la séduction, il voulut lutter dans l’ombre et à distance. Willelmine accepta le combat comme aliment à sa vie froide. Ce furent deux vrais champions. En vain leur jeunesse, leur célébrité et l’élévation de leurs cœurs tendirent souvent à les rapprocher. Aucun lien sympathique ne s’était établi entre eux jusqu’à l’événement que j’ai raconté.

Quand Stéphane se trouva pour la première fois en présence de cette femme égarée d’esprit, mais pure de cœur, les sentiments les plus divers et les plus tumultueux agitèrent son âme. Willelmine joignait à une beauté parfaite les grâces et les délicatesses les plus suaves de la femme. La réserve fière qu’elle s’était imposé, à l’égard des hommes, avait maintenu en elle cette modestie chaste, qui est le premier et le moins durable des attraits féminins. Une sorte de dignité mélancolique rehaussait, dans toute sa personne, l’éclat doux de cette vertu et formait autour d’elle comme un rempart contre la curiosité et l’audace.

Pendant les premiers jours qui suivirent la crise funeste à laquelle elle venait d’échapper, Willelmine resta livrée à des hallucinations fiévreuses qui permirent souvent à Stéphane de s’installer à son chevet. Son noble cœur se regardait comme responsable de cette vie qu’il venait de racheter au péril de la sienne. Il épiait avec anxiété le retour de la pense dans cette organisation orageuse, et je ne sais quel pressentiment doux et vague l’avertissait déjà qu’un jour viendrait où il exercerait un plein empire sur elle.

De son côté, Willelmine subissait les mystérieuses influences de la nature et de la jeunesse au milieu du sommeil de ses sens. Ses grands yeux bleus de pervenche se fixaient parfois, pendant des heures entières, sur le visage noble et recueilli de Stéphane. L’immobilité de la malade était alors si complète qu’on l’eût cru fascinée par la crainte ou par le retour de ses souvenirs. Mais s’il arrivait que le philosophe s’éloignât d’elle, pendant quelques instants, elle reprenait son attitude languissante et semblait cesser d’assister à la vie.

Cette prostration prolongée n’étonna point Stéphane : il appréciait en physiologiste intelligent l’immense solidarité de ces deux associés que nous nommons l’âme et le corps.

Là, où beaucoup voient la désorganisation physique comme seul principe de trouble dans les facultés de l’homme, il avait souvent constaté la réaction profonde des douleurs morales. Aussi l’acte imposant et terrible du suicide, loin de lui inspirer la pitié mêlée de dégoût que le vulgaire ressent pour lui, éveillait, au contraire, ses plus généreuses sympathies. C’est que c’était un cœur vraiment trempé aux sources du bien que celui de Stéphane.

L’indépendance de ses sentiments, jointe à une immuable inflexibilité de principes, en avaient fait l’un des hommes les plus éminents et les plus en butte de son temps.

Un soir qu’il venait d’herboriser sur les montagnes, il se rendit chez Willelmine avec ses fleurs. Cette femme poète, qui ne tenait à la vie que par les sensations délicates ou exquises, fut rappelée à la raison par ce simple incident. En apercevant le suave butin du philosophe, elle laissa échapper un léger cri de joie, puis, par un mouvement enfantin plein de grâce, elle avança la main pour s’en saisir.

Le soleil couchant jetait ses teintes splendides sur en séduisant tableau. Willelmine à demi soulevée sur son chevet, se mit à tresser une guirlande de pervenches roses qu’elle entremêla d’amourettes tremblantes et de cyprès. Quand elle l’eut fini, elle voulut la poser sur la tête de Stéphane.

-Que tu es beau ainsi, lui dit-elle, en le contemplant d’un œil attendri, ton âme dont être grande et pure : je voudrais être ta mère pour que tu puisses m’aimer. En achevant ces mots, Willelmine déposa un baiser sur le front radieux du philosophe. Mais cette sensation vive et chaste ayant épuisé les forces de la jeune fille, elle retomba pâle et privée de mouvement sur sa couche.

-Je t’aime et je veille sur toi, murmura Stéphane, en se penchant vers elle ; prends courage, pauvre âme fatiguée ; il te reste, encore, la vie de la sagesse et de l’amour.