William Shakespeare, Le Roi Lear (trad. Hugo) dans Œuvres complètes de Shakespeare/Hugo 1872

albany et cornouailles.

Cher sire, arrêtez (22).

kent.

— Va ! tue ton médecin, et nourris de son salaire — le mal qui te ronge !… Révoque ta donation, — ou, tant que je pourrai arracher un cri de ma gorge, — je te dirai que tu as mal fait.

lear.

Écoute-moi, félon ! — Sur ton allégeance, écoute-moi ! — Puisque tu as tenté de nous faire rompre un vœu, — ce que jamais nous n’osâmes ; puisque, dans ton orgueil outrecuidant, — tu as voulu t’interposer entre notre sentence et notre autorité, — ce que notre caractère et notre rang ne sauraient tolérer, — fais pour ta récompense l’épreuve de notre pouvoir. — Nous t’accordons cinq jours pour réunir les ressources — destinées à te prémunir contre les détresses de ce monde. — Le sixième, tu tourneras ton dos maudit — à notre royaume ; et si, le dixième, — ta carcasse bannie est découverte dans nos domaines, — ce moment sera ta mort. Arrière !… Par Jupiter, — cet arrêt ne sera pas révoqué.

kent.

— Adieu, roi. Puisque c’est ainsi que tu veux apparaître, — ailleurs est la liberté, et l’exil est ici !

À Cordélia.

— Que les dieux te prennent sous leur tendre tutelle, ô vierge, — qui penses si juste et qui as si bien dit !

À Régane et à Goneril.

— Et puissent vos actes confirmer vos beaux discours, — et de bons effets sortir de paroles si tendres !

Aux ducs d’Albany et de Cornouailles.

— Ainsi, ô princes, Kent vous fait ses adieux : — il va acclimater ses vieilles habitudes dans une région nouvelle.

Il sort.
Rentre Glocester, accompagné du roi de France, du duc de Bourgogne et de leur suite.
glocester, à Lear.

— Voici les princes de France et de Bourgogne, mon noble seigneur.

lear.

— Messire de Bourgogne, — nous nous adressons d’abord à vous qui, en rivalité avec ce roi, — recherchez notre fille. Que doit-elle — au moins vous apporter en dot, — pour que vous donniez suite à votre requête amoureuse ?

le duc de bourgogne.

Très Royale Majesté, — je ne réclame rien de plus que ce qu’a offert Votre Altesse ; — et vous n’accorderez pas moins.

lear.

Très noble Bourguignon, — tant qu’elle nous a été chère, nous l’avons estimée à ce prix ; — mais maintenant sa valeur est tombée. La voilà devant vous, messire ; — si quelque trait de sa mince et spécieuse personne, — si son ensemble, auquel s’ajoute notre défaveur — et rien de plus, suffit à charmer Votre Grâce, — la voilà : elle est à vous.

le duc de bourgogne.

Je ne sais que répondre.

lear.

— Telle qu’elle est, messire, avec les infirmités qu’elle possède, — orpheline nouvellement adoptée par notre haine, — dotée de notre malédiction et reniée par notre serment, — voulez-vous la prendre, ou la laisser ?

le duc de bourgogne.

Pardonnez-moi, royal sire : — un choix ne se fixe pas dans de telles conditions.

lear.

— Laissez-la donc, seigneur : car, par la puissance qui m’a donné l’être ! — je vous ai dit toute sa fortune.