Pierre de Coubertin, La deuxième Olympiade (Paris 1900) dans Mémoires olympiques 1931

Cela étant, je m’étais résolu à organiser les Jeux de 1900 en dehors de toute ingérence administrative par le moyen d’un comité privé dont le vicomte de la Rochefoucauld avait accepté non seulement d’exercer la présidence active, mais d’installer à l’Hôtel de la Rochefoucauld, rue de Varennes, à Paris, les bureaux. Le projet était en apparence des plus téméraires. Dans la réalité, il l’était beaucoup moins. Mon raisonnement avait été celui-ci : l’administration de l’Exposition prétend organiser, selon l’admirable pléonasme qu’un rond-de-cuir avait inventé, des « Concours d’Exercices physiques et de sports ». Elle ne peut qu’échouer et, en tous cas, tant par le cadre choisi (Vincennes) que par la multitude des commissions et sous-commissions et l’énormité du programme (on y prétendait insérer le billard, la pêche à la ligne et les échecs), ce ne pourra être qu’une sorte de foire cahotique et vulgaire : exactement le contraire de ce que nous désirons pour les Jeux Olympiques. Aux participants, en effet, nous devons chercher à donner ce qu’ils ne peuvent trouver ailleurs. Ils sont entrés en contact à Athènes avec l’antiquité la plus pure. Paris doit leur présenter la vieille France avec ses traditions et ses cadres raffinés. La foule aura les concours et les fêtes de l’Exposition et nous ferons, nous, des Jeux pour l’élite : élite de concurrents, peu nombreux, mais comprenant les meilleurs champions du monde ; élite de spectateurs, gens du monde, diplomates, professeurs, généraux, membres de l’Institut. Pour ceux-là, quoi de plus ravissant, de plus délicat qu’une garden-party à Dampierre, une fête de nuit dans la rue de Varennes, des excursions à Esclimont ou à Bonnelles ?

Là, du reste, ne se bornaient pas nos ressources. Il fallait un commissaire général qui fût la cheville ouvrière de l’affaire. J’avais obtenu de Robert Fournier-Sarlovèze qu’il acceptât ce poste, escomptant son énergie et son intelligence souple et pratique. Avec lui venaient la Société de sport de Compiègne, ses beaux terrains, sa pléiade de membres aimables et zélés. Les sports athlétiques, courses à pied et concours seraient confiés au Racing Club en hommage de gratitude pour l’appui donné par ce cercle lors de l’éclosion des sports scolaires. Pour la même raison, le football appartenait de droit au Stade Français. Ainsi, les deux clubs fondateurs de l’U.S.F.S.A. seraient à l’honneur, après avoir été à la peine. La Société d’Encouragement à l’Escrime promettait son appui ; d’autres encore offraient le leur…

Pour bien saisir comment un tel plan n’avait rien d’irréalisable, il faut que le lecteur fasse un effort d’imagination et se représente l’état des choses il y a trente ans. En ce temps-là rien n’était plus malaisé que de grouper de nombreux spectateurs autour d’une réunion sportive. L’attraction demeurait faible. Seuls, les vélodromes attiraient parfois des foules. Lorsque, quelques années plus tôt, le Racing Club avait reçu la visite de la belle équipe du Manhattan Athletic Club de New-York, c’est à peine si on avait réussi à couvrir les deux tiers des frais au moyen des entrées. L’année suivante, le premier match anglo-français de football joué en France avait abouti à un déficit assez coquet malgré qu’il fût présidé par le nouvel ambassadeur de France, le célèbre lord Dufferin. Et lorsque, peu après, le premier match à huit rameurs, couru à Andrésy, contre le London Rowing Club, se fût terminé, à la courtoise mais profonde stupeur de nos hôtes, par une victoire française, l’opinion n’y attribua guère d’importance. Que voulez-vous ? Le sport, selon le mot d’un universitaire, était une « récréation » et ne devait rien être d’autre. L’opinion suivait encore l’ornière…