Judith Gautier, La Fleur Serpent dans Isoline et la Fleur Serpent 1882
Cette promenade qu’elle allait faire, c’était la première que je tentais ; si elle la supportait bien, encore quelques jours et nous nous embarquions.
Je disposai des coussins dans la calèche, je m’informai si les chevaux n’étaient pas trop vifs, je fis mille recommandations au cocher, puis j’allai chercher ma pauvre malade. Elle descendit, sans savoir, sans questionner, machinale. Ce n’était plus une femme maintenant, mais c’était encore une bien belle statue.
Je l’installai le mieux possible, et l’on se mit en route lentement. Une femme de chambre était avec nous sur le devant de la voiture. Nous traversâmes la ville tumultueuse par le plus court ; j’avais hâte d’être en pleine campagne. L’air était très doux, le ciel resplendissant : une vraie journée de convalescence.
J’épiais le visage immobile de ma compagne, il était tranquille, sans expression ; les yeux cependant regardaient avec une sorte d’avidité ; la pensée n’était pas revenue, mais je la devinais toute proche et menaçante.
Pourvu que rien ne vînt précipiter la crise ! Je ne sais pourquoi je désirais qu’elle ne se déclarât qu’en pleine mer. Cette immensité me semblait capable d’amoindrir un peu les douleurs humaines, et puis, je serais mieux là pour parler d’espérance, de vie future, pour appeler Dieu à mon secours.
Claudia parut s’intéresser aux jeux du soleil couchant, ces lueurs semblaient la fasciner ; mais je me hâtai de revenir, ne voulant pas que le crépuscule nous surprît dehors.
Hélas !
En entrant en ville, un embarras de voitures nous arrêta. Je me penchai pour voir ce qui arrivait. À peine avais-je tourné la tête qu’un cri horrible de Claudia me traversa le cœur.
Une fillette avait sauté sur le marchepied de la voiture, les mains pleines de fleurs, et, en riant, elle tendait vers nous un gros bouquet rouge fait de ces fleurs maudites, meurtrières, épouvantables, un bouquet de Fleurs-Serpent !
Je poussai une affreuse imprécation, tandis que d’un geste brusque la femme de chambre rejetait sur la chaussée la misérable enfant qui nous perdait.
C’était trop tard ! Claudia avait vu, Claudia avait compris ; ce cri était le premier et le dernier de son âme réveillée. Elle s’était levée toute droite ; mais elle se rejeta bientôt sur les coussins en riant d’un rire atroce. La pensée s’était envolée pour jamais.
La Fleur-Serpent avait achevé son œuvre.