Marcel Proust, Fragments de comédie italienne dans Les Plaisirs et les Jours 1896
VI
cires perdues
I
Je vous vis tout à l’heure pour la première fois, Cydalise, et j’admirai d’abord vos cheveux blonds, qui mettaient comme un petit casque d’or sur votre tête enfantine, mélancolique et pure. Une robe d’un velours rouge un peu pâle adoucissait encore cette tête singulière dont les paupières baissées paraissaient devoir sceller à jamais le mystère. Mais vous élevâtes vos regards ; ils s’arrêtèrent sur moi, Cydalise, et dans les yeux que je vis alors semblait avoir passé la fraîche pureté des matins, des eaux courantes aux premiers beaux jours. C’étaient comme des yeux qui n’auraient jamais rien regardé de ce que tous les yeux humains ont accoutumé à refléter, des yeux vierges encore d’expérience terrestre. Mais à vous mieux regarder, vous exprimiez surtout quelque chose d’aimant et de souffrant, comme d’une à qui ce qu’elle aurait voulu eût été refusé, dès avant sa naissance, par les fées. Les étoffes mêmes prenaient sur vous une grâce douloureuse, s’attristaient sur vos bras surtout, vos bras juste assez découragés pour rester simples et charmants. Puis j’imaginais de vous comme d’une princesse venue de très loin, à travers les siècles, qui s’ennuyait ici pour toujours avec une langueur résignée, princesse aux vêtements d’une harmonie ancienne et rare et dont la contemplation serait vite devenue pour les yeux une douce et enivrante habitude. J’aurais voulu vous faire raconter vos rêves, vos ennuis. J’aurais voulu vous voir tenir dans la main quelque hanap, ou plutôt une de ces buires d’une forme si fière et si triste et qui vides aujourd’hui dans nos musées, élevant avec une grâce inutile une coupe épuisée, furent autrefois, comme vous, la fraiche volupté des tables de Venise dont un peu des dernières violettes et des dernières roses semble flotter encore dans le courant limpide du verre écumeux et troublé.
II
« Comment pouvez-vous préférer Hippolyta aux cinq
autres que je viens de dire et qui sont les plus incontestables
beautés de Vérone ? D’abord, elle a le nez trop long
et trop busqué. » — Ajoutez qu’elle a la peau trop fine, et
la lèvre supérieure trop mince, ce qui tire trop sa bouche
par le haut quand elle rit, en fait un angle très aigu. Pourtant
son rire m’impressionne infiniment, et les profils les plus
purs me laissent froid auprès de la ligne de son nez trop
busquée à votre avis, pour moi si émouvante et qui rappelle
l’oiseau. Sa tête aussi est un peu d’un oiseau, si longue du
front à la nuque blonde, plus encore ses yeux perçants et
doux. Souvent, au théâtre, elle est accoudée à l’appui de
sa loge ; son bras ganté de blanc jaillit tout droit, jusqu’au
menton, appuyé sur les phalanges de la main. Son corps
parfait enfle ses coutumières gazes blanches comme des
ailes reployées. On pense à un oiseau qui rêve sur une
patte élégante et grêle. Il est charmant aussi de voir son
éventail de plume palpiter près d’elle et battre de son aile
blanche. Je n’ai jamais pu rencontrer ses fils ou ses neveux,
qui tous ont comme elle le nez busqué, les lèvres minces,
les yeux perçants, la peau trop fine, sans être troublé en
reconnaissant sa race sans doute issue d’une déesse et
d’un oiseau. À travers la métamorphose qui enchaîne aujourd’hui
quelque désir ailé à cette forme de femme, je
reconnais la petite tête royale du paon, derrière qui ne
ruisselle plus le flot bleu de mer, vert de mer, ou l’écume
de son plumage mythologique. Elle donne l’idée du fabuleux
avec le frisson de la beauté.