Harald Høffding, Le Cartésianisme dans Histoire de la philosophie moderne 1894

Traduction P. Bordier 1906


Le Cartésianisme trouva aussi beaucoup d’adhérents parmi les savants prêtres de l’Oratoire. Il se répandit dans de grands cercles à Paris et en province au moyen de conférences populaires. On peut voir par les lettres de Mme de Sévigné quel intérêt il excitait dans la haute aristocratie, même chez les femmes. Il se propagea considérablement en Hollande grâce à plusieurs jeunes professeurs d’Université qui prirent parti pour lui. Mais en France comme en Hollande, il se heurta à une violente résistance. Les Jésuites et le clergé protestant orthodoxe cherchèrent à l’étouffer par tous les moyens. La philosophie nouvelle faisait trop de concessions à la libre raison humaine, et accordait au doute une importance dangereuse. Elle enseignait la subjectivité des qualités sensibles, ce qui ne paraissait pas tout d’abord conciliable avec le dogme de la Cène (surtout sous sa forme catholique) ; elle croyait en outre au mouvement de la terre et à l’infini de l’univers. La cause de la théologie semblait attachée à l’ancienne doctrine scolastique. Le Cartésianisme fut interdit dans plusieurs Universités de Hollande ; du moins les Cartésiens furent-ils tenus à l’écart des chaires de théologie et des charges de pasteur. À Rome, les œuvres de Descartes furent inscrites en 1663 sur la liste des livres interdits et en France des décrets royaux défendirent à plusieurs reprises d’exposer le Cartésianisme dans les Universités. Tout cela ne put l’empêcher de devenir la philosophie dominante, et sa puissance ne finit qu’avec la tendance venue de Locke et de Newton, tendance qu’il avait du reste lui-même préparée.

Les difficultés et les contradictions de la doctrine de Descartes devaient nécessairement mener les Cartésiens plus indépendants à développer en un sens nouveau les pensées du maître. Dans la partie dogmatique du système de Descartes, il y avait en particulier deux points qui devaient appeler l’examen. C’étaient d’abord les rapports de la substance absolue, qui a une telle importance pour la théorie de la connaissance, pour la physique et l’éthique de Descartes, avec les substances finies, le monde fini d’une façon générale. Comment un être absolu peut-il avoir en dehors de lui un monde fini, et quelle réalité peut posséder ce monde fini ? Ce problème devait s’imposer notamment dans un siècle porté au mysticisme et enclin à croire en des puissances absolues ; c’était en politique le siècle de la monarchie absolue et par une analogie naturelle il le devint également en philosophie. Le Cartésianisme ne tarda pas à tomber dans le mysticisme. C’étaient en second lieu les rapports de l’âme et du corps considérés comme des substances qui s’excluent mutuellement et qui cependant doivent être en action réciproque. Le maître lui-même avait été jusqu’à déclarer que cela se comprenait seulement tant qu’on ne philosophait pas. Quelques-uns des disciples continuèrent de philosopher en ce point ; ils trouvèrent là une chose incompréhensible qui leur réapparut dans l’expérience partout où des choses différentes doivent agir les unes sur les autres. Le Cartésianisme fut ainsi amené à restreindre la connaissance, de façon à ne plus démontrer que la succession et l’enchaînement extérieur des phénomènes ; leur enchaînement intérieur est déclaré incompréhensible. C’était préparer la façon dont la théorie de la connaissance traita par la suite le problème de causalité. — Ces deux questions concourent à former ce qu’on appelle l’occasionnalisme ; l’élément mystique, la tendance à concentrer toute réalité et toute causalité dans la substance absolue, en étant l’élément prépondérant. Examinons succinctement les principaux représentants de cette tendance.

Louis de la Forge, un médecin français, déclarait déjà dans son Tractus de mente humana 1669 (publié en français dès 1661), que, si difficile qu’il soit de comprendre comment l’esprit peut mettre le corps en mouvement, la difficulté n’est pas moindre de concevoir comment un corps peut mouvoir un autre corps. Peut-être un autre Cartésien (cf. L. Stein dans Archiv für Gesch. der Philos. I. p. 56), Géraud de Cordemoy, avocat à Paris, qui fut par la suite précepteur du Dauphin, a-t-il exprimé cette pensée avant De la Forge ; ce serait alors lui qui devrait être regardé comme le créateur de l’occasionnalisme. De la Forge déclare que les rapports de l’âme et du corps ne s’expliquent qu’en admettant que Dieu les a mis primitivement en accord ; Cordemoy lui va plus loin et enseigne qu’il n’est pas plus possible à l’âme d’acquérir de nouvelles idées qu’au corps d’acquérir de nouveaux mouvements, sans l’intervention de Dieu. Les êtres finis, les âmes comme les corps, ne sont