James Joyce, L’Arabie 1922
Traduit par Hélène du Pasquier
L’ARABIE
a rue North Richmond, finissant en impasse, était une rue tranquille, sauf à l’heure où sortaient les garçons de l’École chrétienne des Frères. Une maison à deux étages, inhabitée, s’élevait au bout de l’impasse, séparée de ses voisines par un tertre carré. Les autres maisons de la rue, conscientes des vies décentes qu’elles abritaient, opposaient leurs faces imperturbables et brunes.
Celui qui avait habité notre maison avant nous, un prêtre, était mort dans le salon du derrière. Il flottait un air rare dans toutes les chambres closes depuis longtemps, et le débarras, derrière la cuisine, était jonché de vieux papiers inutiles. Parmi ceux-ci, je découvris quelques livres à reliure de papier, dont les pages étaient humides et enroulées. L’Abbé, de Walter Scott, Le Dévot Communiant et les Mémoires de Vidocq. C’était le dernier que j’aimais le mieux, parce que ses feuilles étaient jaunes. Le jardin inculte, derrière la maison, avait un pommier au milieu, et quelques buissons épars ; et sous l’un d’eux, je découvris la pompe à bicyclette, toute rouillée, du dernier habitant. C’était un prêtre très charitable ; il avait laissé, par testament, tout son argent aux bonnes œuvres et son mobilier à sa sœur.
En hiver, quand les jours raccourcissaient, le crépuscule arrivait avant que nous n’ayons fini de dîner, et quand nous nous retrouvions dans la rue, les maisons étaient déjà devenues toutes sombres. Le coin de ciel au-dessus de nous était d’un violet toujours changeant, et vers lui, les réverbères de la rue tendaient leurs faibles lanternes. L’air froid nous piquait, et nous jouions jusqu’à ce que nos corps fussent tout brûlants. Nos cris se répondaient dans la rue silencieuse. Le cours de nos jeux nous entraînait par les sentiers boueux et sombres, jusque derrière les maisons, et nous jouions en hordes sauvages, depuis les masures, jusqu’aux portes des jardins obscurs et mouillés, d’où montaient les odeurs de trous à ordures ; jusqu’aux écuries noires et odorantes, où le cocher étrillait et lustrait le cheval, ou bien faisait sonner les harnais aux boucles métalliques. Et quand nous revenions vers la rue, la lumière, par les fenêtres des cuisines, emplissait les petites cours. Si nous apercevions mon oncle en train de tourner l’angle, nous nous cachions dans l’ombre jusqu’à ce que nous l’ayons vu entrer, sans dommage, dans la maison. Ou si la sœur de Mangan sortait sur le pas de la porte et l’appelait pour le souper, nous la surveillions de notre coin obscur, qui regardait en haut et en bas de la rue. Nous attendions, pour voir si elle resterait ou s’en irait, et, si elle s’obstinait, nous laissions notre noire cachette et marchions, résignés, vers la porte de Mangan. Elle nous attendait, sa silhouette dessinée par la lumière de la porte entr’ouverte. Son frère la taquinait toujours avant d’obéir, et je restais près de la grille à la regarder. Sa robe se balançait aux mouvements de son corps et la tresse molle de ses cheveux battait d’un côté à l’autre.
Chaque matin, je m’asseyais sur le parquet dans le salon du devant, pour surveiller sa porte. Le store était baissé jusqu’à deux centimètres du châssis, de sorte que personne ne pouvait me voir. Quand elle apparaissait sur le seuil, mon cœur bondissait. Je courais vers le hall, saisissais mes livres et la suivais. Je ne perdais jamais de vue la silhouette brune, et lorsqu’elle arrivait au point où nos chemins divergeaient, j’allongeais le pas, afin de la dépasser. Ceci se renouvelait tous les matins. Je ne lui avais jamais parlé, sauf un petit mot quelconque de temps à autre, et cependant à son nom, mon sang ne faisait qu’un tour.
Son image m’accompagnait partout, même aux endroits les moins romantiques. Le samedi soir, quand ma tante allait au marché, il me fallait l’accompagner pour porter les paquets. Nous allions par ces rues brillantes, coudoyés par les hommes ivres et les marchandes, au milieu des jurons des ouvriers, des cris aigus des garçons de magasins, qui montaient la garde auprès des barils de têtes de porcs, et des notes nasillardes des chanteurs des rues, qui chantaient une chanson populaire sur O’Donovan Rossa, ou une ballade sur les troubles de notre pays natal. Tous ces bruits convergeaient en une seule sensation pour moi : je m’imaginais porter mon calice sain et sauf au milieu d’un monde d’ennemis. Son nom montait à mes lèvres par moments en prières étranges, et en louanges que je ne comprenais pas moi-même. Souvent, mes yeux s’emplissaient de larmes, (je ne saurais dire pourquoi) et d’autres fois, il y avait comme un flot qui partait de mon cœur pour aller se répandre dans mon sein. Je pensais peu à l’avenir. Je ne savais pas si je lui parlerais un jour, ou jamais ; ou, si je lui parlais, comment je lui exprimerais ma confuse adoration. Mais mon corps était comme une harpe, et ses mots et ses gestes comme les doigts qui couraient sur les cordes.
Un soir, j’entrais par derrière, dans le salon, où le prêtre était mort. C’était un soir sombre et pluvieux, et il n’y avait aucun bruit dans la maison. Par un des carreaux cassés, j’entendais la pluie heurter la terre de ses petites aiguilles d’eau incessantes, qui jouaient sur les plates-bandes trempées. Une lampe éloignée, ou une fenêtre éclairée, rayonnait, au-dessous de moi. J’étais reconnaissant de ne pouvoir distinguer que si peu de choses.