José Moselli, La Cité du gouffre 1926


José Moselli

La Cité du gouffre (1926)

Éditions Rencontre, 1970.


Il existe de nombreux cas, contrôlés, d’hallucinations collectives. Mais tout fait croire que ce qui s’est passé à bord du cargo-boat Ariadne, de Bordeaux, est réel.

Le capitaine Mercier, commandant ce navire, est un homme calme, pondéré, connu pour son sang-froid. Le lieutenant Mauris a été reçu capitaine au long cours le premier de sa promotion. Le chef mécanicien de l’Ariadne, Gérard Fouque, est un quinquagénaire placide ; le second capitaine, Jacques Michel, est connu pour certains travaux astronomiques qui lui ont valu les honneurs d’une communication à l’Académie des sciences.

Tous sont d’accord ; ils ont vu. Ils ont entendu. Et, au reste, le livre de bord, le rapport de mer du capitaine Mercier, signé par deux hommes de l’équipage, attestent qu’il s’agit d’un fait réel, indiscutable — mais que personne ne croira.

Il était cinq heures du soir. L’Ariadne, un cargo chargé de six mille tonnes de riz embarquées à Saigon à destination de Nantes, naviguait dans le golfe d’Aden, lorsque, deux heures après avoir doublé le sinistre cap Guardafui, où tant de navires ont trouvé leur perte, le lieutenant Mauris, qui était de quart, fit prévenir le capitaine Mercier qu’il venait d’apercevoir une mine flottante !

Une mine flottante, dans le golfe d’Aden ?

Le capitaine Mercier crut que son subordonné avait mal vu. Il le rejoignit sur la passerelle, et distingua, dans l’ouest, juste sur la route que suivait son bâtiment, une sphère rougeâtre qui se balançait sur les flots clapoteux.

Une mine, ou bien quelque bouée de port partie à la dérive ?

Le capitaine Mercier approcha son navire de l’étrange engin et constata qu’il s’agissait apparemment d’une mine flottante, d’une vieille mine dont les cornes[1] étaient, pour la plupart, brisées, et qui devait sa couleur rouge à la rouille qui en rongeait les parois.

Comment n’avait-elle pas coulé ? Mystère !

Quoi qu’il en fût, elle constituait un terrible danger pour la navigation.

Le capitaine Mercier, avec cet altruisme des marins, ordonna au lieutenant Mauris d’essayer de couler l’engin à coups de fusil.

Mauris, un Parisien de vingt-cinq ans, frais émoulu de l’École d’hydrographie, était un bon tireur. Profitant de ce que l’Ariadne était à peine à cent cinquante mètres de la mystérieuse sphère, il lui envoya, coup sur coup, sans un raté, plusieurs projectiles.

Quatre en tout.

À l’étonnement de tous, les trois premiers s’écrasèrent sur l’engin, d’où jaillit, sous le choc, une poussière de débris blanchâtres. La bouée ou mine n’était-elle donc pas en fonte ? De loin, on eût dit du plâtre !

La quatrième balle produisit un effet encore plus inattendu : un claquement sec s’entendit, comparable à celui d’une marmite qui éclate, et la bouée, ou quelle qu’elle fût, vola en éclats, mais sans exploser !

Et des cris, poussés par les matelots de l’Ariadne massés sur le gaillard pour mieux assister à l’opération, retentirent : la bouée était creuse et contenait un être humain…

Tout le monde avait pu le voir, pendant une brève seconde : un être vêtu de haillons, qui avait porté les mains à son crâne ensanglanté. Et la mer, aussitôt, s’était refermée sur lui et sur les débris de l’étrange sphère…

— Le youyou à la mer ! ordonna le capitaine Mercier, en même temps qu’il transmettait à la machine l’ordre de stopper, puis de battre en arrière.

Jamais manœuvre ne fut plus rapidement exécutée !

En moins de deux minutes, le youyou, monté par le second capitaine de l’Ariadne, Jacques Michel, et quatre robustes matelots, fut amené, avant même que le cargo eût complètement stoppé, et vogua dans la direction approximative où avaient disparu les débris de la sphère rouge et l’homme qui était dedans.

Un léger remous, ourlé d’une dentelle d’écume, en indiquait encore l’emplacement.

— Là ! Là ! crièrent les matelots restés à bord de l’Ariadne, et qui, plus haut perchés que ceux du youyou, avaient un champ de vision plus ample.

» Sur votre gauche !… Comme ça !

La légère embarcation, enlevée par ses rameurs, fendait les flots clapoteux comme si elle eût disputé une course. À l’arrière, debout, manœuvrant la barre avec ses chevilles, Jacques Michel la dirigeait sur un point noir qu’il venait d’apercevoir, pour le perdre de vue aussitôt : la tête de l’inconnu, sans doute…

Il ne s’était pas trompé.