Louis Reybaud, Des Idées et des sectes communistes 1842




On a fait des rêves de tous les temps, mais il était réservé au nôtre de croire à la réalisation de tous les rêves et de s’y essayer. Avec le plus grand sérieux, on propose, de divers côtés, de prendre la société en bloc pour lui choisir ailleurs une meilleure place ; on offre de changer le lit du fleuve, au risque d’une inondation générale. Quelques esprits philosophiques ont, dans le passé, adopté ce thème comme un jeu de l’imagination ; on affecte de les traduire à la lettre et de trouver des faits là où ils n’ont mis que des fantaisies. Il y a plus : on ne se contente pas de nourrir ces illusions, on prétend les imposer ; de gré ou de force, on veut rendre l’univers complice d’un pareil délire. À ce titre, peut-être l’histoire de ces vertiges de l’esprit humain n’est-elle pas sans intérêt. On y verra combien ces violences sont insensées, combien sont vaines ces poursuites. Si les maladies du cerveau ne sont pas nouvelles, elles n’ont jamais été bien contagieuses.

Il est vrai que Platon disait, il y a plus de deux mille ans, en parlant de sa république imaginaire : « Quelque part que cela se réalise ou doive se réaliser, il faut que les richesses soient communes entre les citoyens, et que l’on apporte le plus grand soin à retrancher du commerce de la vie jusqu’au nom de la propriété[1]. » Mais quand le philosophe athénien s’exprimait avec une témérité si grande, il mesurait ses paroles à l’intelligence de son auditoire. Platon créait un idéal et le rejetait au-delà des confins du possible, il abandonnait le monde réel pour entrer dans le pays des fables. L’intention était transparente ; personne autour de lui ne s’y trompait. Sa fiction se défendait d’être prise à la lettre et respirait cette ironie délicate dont les anciens semblent avoir emporté le secret. Aux vices des civilisations du temps elle opposait les merveilles d’une civilisation chimérique, elle se servait d’un plan de société pour conclure à une leçon de morale. Voilà dans quel sens Platon doit être compris : son idéal n’a qu’une valeur d’antithèse.

Les fictions issues de la sienne ont aussi ce caractère de protestation tantôt formelle, tantôt détournée. Plus l’époque est ombrageuse, plus elles s’empreignent d’exagération, afin d’éloigner le soupçon d’une allusion trop directe. Sous Louis XIV, Fénelon rêve une Salente où rien ne rappelle les formes de la monarchie. Sous Henri VIII, le chancelier Morus recommence Platon et écrit, aux applaudissemens d’Érasme, son Utopie, nom générique désormais de toute une famille d’écrits. Morus, d’ailleurs, exprime ses réserves : il proteste contre l’application de ses idées, et déclare qu’elles ne sont pas réalisables. Plus tranquille alors, il proclame sa communauté. Point de propriété individuelle ; la terre, les fruits de la terre, sont du domaine social. Quiconque a besoin d’un instrument de travail, d’un vêtement, d’un meuble, d’une denrée, doit s’adresser aux magistrats chargés de la distribution générale, aux garde-magasins de la propriété collective. On doit, en Utopie, l’hospitalité au voyageur ; mais le voyageur doit à son hôte l’aide de ses bras. L’activité industrielle a des lois expresses ; on répartit les professions au moyen de deux modes : le sort et le choix y concourent. L’agriculture seule est privilégiée ; elle puise dans toutes les classes et compte comme fonction obligatoire. Rien n’est d’ailleurs plus léger et plus doux que la tâche individuelle ; six heures de travail suffisent pour assurer, chaque jour, le service de tous les besoins, dans leurs variétés et dans leurs raffinemens. On est sensuel en Utopie, Épicure y est plus écouté que Zénon : aucun repas sans musique et sans parfums ; tous les sens ont leur part, dans ces fêtes ; l’odorat se dilate au sein d’une atmosphère embaumée, l’ouïe s’enivre de sons harmonieux, le goût est flatté par des mets exquis, la vue se repose sur le spectacle de douze cents convives unis et heureux. Point d’autres limites à la jouissance que celles dont la nature a mis en nous le sentiment : où commence l’excès, le plaisir cesse. Comme les valeurs métalliques stimulent trop vivement la cupidité humaine, l’économie politique de l’Utopie n’en admet pas l’usage à ce titre. L’or et l’argent, en expiation du mal qu’ils ont causé, sont condamnés aux destinations les plus viles : on en fait, comme aujourd’hui au Pérou, des meubles, des vases abjects, ou bien des chaînes pour les galériens, des boucles d’oreille pour les criminels moins endurcis. Le fer est plus honoré : on ne le dégrade point dans des emplois domestiques ou pénitentiaires. Quant au gouvernement, il est des plus simples. Tout y relève d’un système d’élection à plusieurs degrés, même le roi, premier magistrat de l’île. Chaque famille a un chef qui concourt au choix d’un supérieur pour trente familles, et ces supérieurs nomment à leur tour les grands dignitaires. La hiérarchie se forme ainsi, du membre, de la communauté jusqu’au souverain, par une suite de cercles successifs, peu à peu amoindris et aboutissant au centre, c’est-à-dire à l’unité. Le principe mobile de l’élection est une garantie contre l’usurpation et la dictature. Les cadres du pouvoir sont seuls permanens ; les titulaires sont renouvelés chaque année. Ainsi se passent les choses dans cette espèce d’Atlantide qu’un esprit docte et gravé, un chancelier d’Angleterre, a reconstruite d’après Théopompe et Platon. Pour mieux constater cette filiation, il y a maintenu les esclaves ; pour innover, il y a ajouté les galériens. Tout est pour le mieux dans la meilleure des îles.

On peut entrevoir déjà comment, dans ces créations chimériques, le plagiat, même dès l’origine, prévaut et s’établit. La fiction de Platon, prise comme point de départ se réfléchit dans celle de Morus, et Morus, à son tour, déteint pour ainsi dire sur Campanella[2]. Les analogies sont d’autant plus saillantes, que la scène se passe hors de la région des réalités. Ce caractère se retrouve dans une série de compositions identiques, sur lesquelles il est sans intérêt de s’appesantir. Dans le nombre figure l’Oceana d’Harrington, qui, sous Cromwell, et avec une république en cours d’expérience, traça le programme d’une république imaginaire, ce qui faisait dire à Montesquieu « qu’il avait bâti Chalcédoine ayant le rivage de Byzance devant les yeux. » Au même titre on peut citer Jean Bodin, esprit à la fois sceptique et crédule, qui, vers, 1576, publia un livre intitulé De la République, écrit au milieu des troubles de la ligue, et empreint d’une tolérance fort rare en ces temps passionnés. Ni Bodin, ni Harrington, ne poussent aussi loin les choses que le chancelier d’Angleterre et le moine de la Calabre ; mais, sur bien des points encore, il y a imitation. On en peut dire autant d’une foule d’autres républiques imaginaires, comme celle des Ajaïoiens, qu’on croit être l’œuvre de Fontenelle, celle des Sevarambes (Bruxelles, 1677), celle des Cessarès (Londres, 1764), celle des Abeilles, qui fit quelque bruit dans le courant du siècle dernier. Dans plusieurs parties, le Miroir d’or de Wieland incline vers ces idées, qui se retrouvent encore, sous une forme précise et dogmatique, dans le Catéchisme de Boisset et dans le Code de la Nature, livre long-temps attribué à Diderot, mais qui

  1. Livre des Lois.
  2. LUtopie de Morus est de 1518 ; la Cité du Soleil de Campanella est de 1637.