Élèda Gonneville, Trois Ans en Canada 1887


TROIS ANS EN CANADA
PAR
ÉLÈDA GONNEVILLE


CHAPITRE I
CHEZ LE GÉNÉRAL.

Nous sommes en 1757, au milieu de février. Il fait froid ; le vent souffle avec violence à travers les rues étroites de Québec. La neige tombe en tourbillonnant. Huit heures viennent de sonner à la Cathédrale. Les paisibles Canadiens sont presque tous entrés chez eux. Les maisons de la rue Buade demeurent closes et noires, comme si déjà les habitants étaient tous plongés dans le sommeil. Cependant une seule est illuminée. C’est là que je veux conduire mes lecteurs.

Pénétrons dans la chambre d’entrée.

Un homme d’une quarantaine d’années à peu près, est assis auprès d’une table. Sa figure respire une rare intelligence ; son regard brille d’un feu sombre, et tous ses traits sont empreints d’une grande énergie.

Cet homme est le général Montcalm.

Debout devant lui se tient un jeune homme dont le costume annonce qu’il appartient à l’armée.

— Ainsi disait-il, s’adressant au général, vous avez reçu la nouvelle que les Anglais sont en ce moment occupés à fortifier le fort George ?

— Oui, mon cher Robert, le dernier parti de Canadiens et de Sauvages que Monsieur de Vaudreuil a envoyé pour reconnaître le pays, sur les frontières des Anglais, a pénétré au delà du lac Champlain, et a rapporté cette nouvelle. Les Anglais ont déjà amassé une grande quantité de vivres et de munitions.

— Et vous êtes d’avis, général, qu’on attaque le fort avant que l’ouvrage soit achevé ?

— Certainement, Vaudreuil est aussi de mon opinion Nos troupes attaqueront le fort par escalade, et si elles sont repoussées, elles mettront le feu aux bateaux et aux magasins qui se trouveront sur leur passage.

— Ce sera un moyen de retarder les progrès que les Anglais pourraient faire ; s’ils avaient dessein d’attaquer Carillon ou la Pointe de la Couronne.

— Vous avez raison. Ainsi nous partirons sous peu ?

— Oui, un détachement de Canadiens et de Sauvages va être formé avec diligence. Le commandement en sera confié à Monsieur Rigaud de Vaudreuil ; on lui donnera pour second le chevalier de Longueuil. Vous suivrez ce détachement, Robert, j’ai confiance en votre bravoure, montrez-vous digne du grade de major que l’on vient de vous donner, faites que votre valeur apaise la haine de l’ennemi qui envie l’honneur qui vous était dû de droit. Confondez-le par vos exploits dans l’expédition qui se prépare, forcez-le à se taire et à s’avouer que vous étiez plus digne que lui de remplir la place qu’il enviait,

— Quoi ! général, vous connaissez la haine que me porte Gontran de Kergy, depuis ma nomination ?

— Certainement, je sais la jalousie qu’il vous a toujours portée. Vous êtes plus jeune que lui de plusieurs années, Robert, il croyait qu’il devait être nommé de droit sans même consulter les talents. Sur quoi je dis :

Tu es jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées,
La valeur n’attend pas le nombre des années.

— Ne parlez pas ainsi, général, vous me mettez dans une trop grande confusion.

— Ta, ta, ta, reprit le général, en riant, allez-vous vous laisser intimider comme une jeune fille maintenant ? je ne veux pas cela, malgré vos vingt et un ans ; un major doit être plus ferme.

— Oui, devant l’ennemi, mais non devant un tel éloge donné par le général Montcalm. Vous regardez d’un œil trop indulgent le peu de services que j’ai rendus à mon pays.

— Non, Robert, depuis un an j’ai pu vous apprécier et vous connaître. À peine âgé de vingt ans, vous avez laissé la France. Connaissant les épreuves et les fatigues que l’on éprouve en Amérique, vous n’avez pas hésité, vous êtes venu offrir votre bras et votre courage à vos compatriotes, pour les aider à défendre les possessions de votre roi. Depuis lors vous avez prouvé que sa Majesté avait en vous un sujet dévoué aux intérêts de la patrie. Vous avez acquis l’estime du Marquis de Montcalm.

— Oh ! général, fit le jeune homme saisissant la main du Marquis, ces paroles seront gravées dans mon cœur. Vous me rendez ceux que j’ai perdus, votre bonté me fait oublier les malheurs qui m’ont séparé de ma famille ; vous avez voulu être pour moi un père.

Le général reprit ; — Et j’ai trouvé en vous le meilleur des fils.

Robert ne répondit pas, mais un éclair de joie illumina son front.

Le général parcourait la chambre à grands pas pour cacher l’émotion qui le gagnait.

Les deux hommes gardèrent le silence quelques minutes. Huit heures et demie sonnèrent. Au même instant la porte s’ouvrit, un troisième personnage parut sur le seuil. Lui aussi portait le costume militaire. Sa taille était élancée et toute sa personne avait un cachet de distinction qui le faisait remarquer. Il portait ses favoris taillés en côtelettes, ses yeux bleu foncé, avaient des regards perçants. Ses cheveux d’un noir de jais recouvraient un beau front, dénotant beaucoup d’intelligence et de talent, un esprit fin et profond. Cependant au premier abord, cette figure n’avait rien de frappant, mais en examinant ses traits avec attention, on y trouvait assez d’harmonie et un je ne sais quoi qui plaisait.

Monsieur Félix de Raincourt pouvait avoir de trente-six à trente-huit ans. Né de parents qui ne lui laissèrent pour toute fortune qu’une bonne éducation, il se livra d’abord à l’étude de la loi, mais après avoir reçu avec honneur ses diplômes et pratiqué quelque temps, il abandonna cette carrière, où ses capacités lui eussent fait une position brillante pour embrasser le métier des armes, où ses gouts l’avaient toujours appelé. Il se distingua dans plusieurs batailles et ne tarda pas à obtenir le grade de capitaine.

Monsieur de Raincourt salua avec grâce en entrant.

— Général, dit-il, je suis à vos ordres.

Montcalm se retourna.

— Tiens, c’est vous, de Raincourt. Il est donc temps que j’aille faire ma toilette pour me rendre chez le gouverneur qui réunit ce soir la société de Québec. Nous accompagnez-vous, Robert ?

— Non, général, rien ne m’attire à ce bal. Et il ajouta se retournant vers le capitaine : Personne ne sera attristé de mon absence.

— Tu ne sais pas, répondit celui-ci.

— Mais toi, Félix, tu sais que Mademoiselle Hortense de Roberval serait froissée si tu n’y étais pas.

De Raincourt sourit.

— Tu penses ?

— J’en suis sûr.

Alors c’est pour ne pas lui faire de peine que j’y vais.

— Et tu fais bien pour elle et pour toi.

— Pourquoi ne pas suivre mon exemple ?

— Non, je ne suis pas aimé moi.

— Mais vous le serez, reprit le général. Est-ce à vingt ans qu’il est permis de désespérer ?

— C’est vrai, mais ce soir j’ai plusieurs écrits à expédier pour Monsieur de Bourlamaque.

— Allons, fit Montcalm, je vois que nous ne pourrons vous décider. Au revoir donc, venez de Raincourt.

Demeuré seul, Monsieur de Marville s’assit, laissa tomber sa tête dans ses mains, et se plongea dans une rêverie profonde.

CHAPITRE II
entrée dans le monde

— Allons, maintenant, mademoiselle, donnez-moi ce pied mignon que je le chausse de ce charmant soulier de satin blanc. Bon, à présent, véritablement, vous serez la plus belle du bal ce soir.

Ainsi parlait une grosse servante à sa maîtresse, mademoiselle Géraldine Auricourt, jolie fille de dix-huit ans, aux grands yeux noirs, pétillants de malice, aux lèvres roses et mutines, aux cheveux d’or et bouclés, qui vêtue d’une élégante robe de mousseline blanche relevée de marguerites et de roses, offrait à son miroir le plus délicieux portrait.

— Crois-tu, Madeleine ? demanda-t-elle à sa servante en souriant à sa glace, est-ce que vraiment je suis jolie ?

— Mais regardez-vous donc, mademoiselle, et vous n’aurez pas besoin de ma réponse.

— Ainsi, tu penses que je ne resterai pas toute la soirée clouée sur ma chaise. Pour la première fois que je vais au bal, cela ne serait pas fort encourageant.

— En vérité, mademoiselle, si tous les blancs becs qui vont se trouver chez le gouverneur, vous laissent un seul instant de repos, il faudra qu’ils soient des satanés freluquets bien imbéciles.

— Tu es flatteuse, ma bonne Madeleine, je deviendrais orgueilleuse si je te croyais, mais du moins ce que je puis espérer c’est de m’amuser un peu.

— Et moi j’en suis sûre.

Géraldine sourit et faisant une gracieuse révérence à sa glace : Oui, dit-elle, c’est cela que je ferai si on me demande à danser : au plaisir, Monsieur.

Et saluant de nouveau : Est-ce bien, Madeleine ?

— Parfait mademoiselle, pas moyen de faire mieux.

Oh ! que le gouverneur a eu une bonne idée de donner un bal à Québec, fit la jeune fille, en se frappant les mains. Ma chère Hortense y sera. À présent il faut que j’aille prévenir mon père, que je suis prête, et lui montrer ma toilette.

Légère comme une gazelle Géraldine descendit l’escalier en chantant un joyeux refrain.

Monsieur Auricourt était un homme âgé d’environ cinquante six ans, né en France dans la capitale. Dès son enfance, il se fit remarquer par son assiduité à l’étude et à vingt-trois ans, il fut reçu médecin, à l’Université de Paris. Il pratiqua avec succès et en moins de cinq années, acquit une bonne clientèle. Mais lorsque se déclara la guerre de la succession de Pologne, le docteur Auricourt s’enrôla comme lieutenant et suivit en Pologne les régiments qu’envoyait le cardinal de Fleury, pour défendre les droits de Stanislas Lezinski, beau père de Louis XV, contre Charles VI empereur d’Allemagne, qui soutenait Auguste III, électeur de Saxe, fils du dernier roi.

Là le docteur se maria à une Polonaise, nommée, Ida de Sominska. Après trois années d’un bonheur parfait, il eut la douleur de voir descendre dans la tombe sa compagne qui lui léguait en mourant une petite fille.

Monsieur Auricourt ressentit une si grande peine de la perte qu’il venait de faire, qu’il résolut de laisser la France, qui lui rappelait trop son malheur, pour venir se fixer en Amérique. Ce ne fut que le temps qui put lui faire oublier ses chagrins. Son enfant qui était la vivante image de sa mère devint sa consolation et l’unique objet de toutes ses affections. À partir de ce moment, le Dr Auricourt s’appliqua à augmenter la fortune que sa femme lui avait laissée pour sa fille, et son travail fut bien récompensé.

Au moment nous retrouvons Mr. Auricourt, il était dans son bureau, occupé à lire un ouvrage médical, mais au chant de Géraldine, qui fit irruption dans la chambre, il releva la tête.

— Regardez, mon père, s’écria-t-elle, en pirouettant sur son talon, je suis jolie, n’est-ce pas ?

— Jolie, répondit-il, en regardant sa fille avec amour, petite folle, est-ce à moi que tu demandes cela, je ne pourrais te donner une réponse trop affirmative, mais jolie ou non, je t’aime ainsi.

L’attirant sur son cœur, il l’embrassa avec tendresse.

— Géraldine, mon enfant, continua-t-il, tu ne penses pas partir à présent, il est à peine huit heures.

— Avant que votre toilette soit faite, huit heures et demie seront sonnées, et il sera grandement temps ; car si nous partions plus tard, nous perdrions plusieurs danses.

— Et c’est ce qu’il y aurait de triste, dit le docteur en souriant, je ne danse plus moi, mais puisque tu le veux, je vais faire un bout de toilette.

Géraldine attendit avec une grande impatience. Enfin Mr. Auricourt fut prêt. Une voiture attendait à la porte, la jeune fille y monta lestement, suivie de son père. Les chevaux furent fouettés et la voiture partit à grand train.

CHAPITRE III
bal et complot

Assis au pied de la citadelle, un Huron jetait sur le drapeau fleurdelisé, flottant au-dessus de sa tête, un regard de feu. .

— Oh ! visage pâle, disait-il d’une voix sourde, c’est toi qui m’enlèves l’amour de celle que j’aime. Non content d’être venu dans notre pays nous chasser comme de viles bêtes, des forêts de nos pères, des lieux qui nous ont vus naître, tu pénètres jusque dans nos familles, pour nous ravir l’amour de nos femmes. Oui Fleur du Printemps ce soir m’a repoussé, me disant :

« Va-t’en ce n’est pas toi que j’aime, c’est lui le visage pâle ; lui qui m’a sauvée. »

Et son œil noir brillait dans l’ombre, tous ses traits respiraient l’amour. Elle était belle, plus belle que jamais, et moi la regardant, ne pouvant rien sur elle, je dévorais en silence la haine et l’amour qui consumait mon cœur. Mais j’ai juré ta perte, oui tu périras sous mes coups.

— Tu as raison, mon frère, dit tout-à-coup une voix.

Alleomeni (car c’était son nom) tressaillit, saisit son tomahawk et regarda autour de lui.

Un homme se tenait debout à ses côtés.

— Mets bas ces armes, reprit l’inconnu, qui n’était autre que le chevalier Gontran de Kergy ; je suis ton ami qui vient te dire : veux-tu te venger ? l’heure est venue, je t’apporte la vengeance.

— Toi ! mais tu ne connais pas mon ennemi ; comment peux-tu servir ma haine ?

— Je le connais, répondit Gontran, ton ennemi est le vicomte Robert de Marville, major dans l’armée.

— Comment le sais-tu ?

— Comment ! parce que je fus présent il y a un mois, au sauvetage de Fleur du Printemps qui allait être engloutie sous les flots lorsque Robert de Marville s’élança à la nage et la ramena au rivage.

— Oui, grommela Alleomeni, c’est lui mon ennemi. Mais que veux-tu me dire toi ?

— Demain, reprit le chevalier, Monsieur de Marville passera sur le chemin de Ste Foy pour aller à Lorette, où Monsieur de la Naudière l’attendra… mets-toi en embuscade pour épier son passage ; dès qu’il paraîtra, fais feu sur lui si toutefois tu sais manier cette arme. Et il tendit un pistolet à Alleomeni.

Celui-ci le prit avec vivacité.

— Oui, dit-il je sais manier cette arme et j’ai bon œil.

— Alors tout est pour le mieux ; tu compteras un ennemi de moins et un ami de plus ; puis le cœur de Fleur-du-Printemps te reviendra.

Le chevalier tira une bourse de son gousset, et la tendit à l’Indien. Celui-ci recula avec fierté.

— Non, garde ton or, je veux ma vengeance et si tu dis vrai, si demain Robert de Marville passe sur le chemin de Ste Foy, Alleomeni n’oublie pas un service, compte sur moi.

— J’accepte. Au revoir donc et bonne chance.

Puis tournant sur ses talons, il s’éloigna.

— Oh ! de Marville murmura-t-il, mon tour est venu, tu ne seras pas longtemps mon supérieur dans l’armée.