Platon, Gorgias dans Œuvres complètes de Platon, tome III, 2e partie, p. 108-224, 390 à 385 av. J.-C.

Traduction Alfred Croiset 1923





GORGIAS

[ou sur la Rhétorique, réfutatif.]



CALLICLÈS SOCRATE CHÉRÉPHON GORGIAS POLOS


Préambule :
Socrate et Chéréphon arrivent chez Calliclès.

447

Calliclès. — Tu arrives, Socrate, comme il faut, dit-on, arriver à la guerre et à la bataille.

Socrate. — Sommes-nous en retard ? Arrivons-nous, comme dit le proverbe, après la fête ?

Calliclès. — Après une fête exquise : Gorgias vient de nous faire entendre une foule de belles choses.

Socrate. — La faute, Calliclès, en est à Chéréphon, ici présent : c’est à cause de lui que nous nous sommes attardés à l’agora.

bChéréphon. — Le mal n’est pas grand, Socrate ; je vais le réparer. Gorgias est mon ami : j’obtiendrai de lui une nouvelle séance, tout de suite, si tu le désires, ou, sinon, un autre jour.

Calliclès. — Que dis-tu, Chéréphon ? Socrate désire entendre Gorgias ?

Chéréphon. — Oui, et c’est justement pour cela que nous venons.

Calliclès. — Eh bien, venez chez moi quand vous voudrez : Gorgias est mon hôte et il vous donnera une séance.

Socrate. — Tu es fort aimable, Calliclès ; mais Gorgias consentirait-il à causer avec nous ? c car mon dessein est de lui demander quelle est la vertu propre de son art et quelle est au juste la chose dont il fait profession et qu’il enseigne. Quant au reste, il pourra, comme tu le dis, nous en donner le plaisir une autre fois.

Calliclès. — Le mieux, Socrate, est de lui poser la question à lui-même ; car ce que tu demandes était justement dans son programme : il priait tout à l’heure les assistants de lui adresser les questions qu’ils voudraient et se faisait fort de répondre à toutes.

Socrate. — À merveille. Veuille donc l’interroger, Chéréphon.

Chéréphon. — Sur quel sujet ?

d Socrate. — Sur ce qu’il est.

Chéréphon. — Comment l’entends-tu ?

Socrate. — Suppose que son métier fût de faire des chaussures : il te répondrait évidemment qu’il est cordonnier. Comprends-tu ce que je veux dire ?

Chéréphon. — Je comprends, et je vais l’interroger.


Chéréphon interroge Gorgias ;
intervention de Polos.

Dis-moi, Gorgias, est-il vrai, comme l’affirme Calliclès, que tu te fais fort de répondre à toute question qu’on peut te poser ?

448Gorgias. — Rien de plus vrai, Chéréphon : c’est cela même que je viens de déclarer publiquement, et j’affirme que jamais personne, depuis des années, ne m’a posé une question qui ait pu me surprendre.

Chéréphon. — Alors, Gorgias, il te sera certes bien facile de me répondre.

Gorgias. — Tu peux, Chéréphon, t’en assurer sur-le-champ.

Polos. — Sans doute ; mais, si tu le veux bien, Chéréphon, tente plutôt l’épreuve sur moi-même. Gorgias me semble avoir droit au repos ; il a déjà beaucoup parlé tout à l’heure.

Chéréphon. — Quoi, Polos ? Te crois-tu plus capable de me répondre que Gorgias ?

bPolos. — Que t’importe, si je puis le faire assez bien pour toi ?

Chéréphon. — Cela m’est égal en effet. Réponds-moi donc, puisque telle est ta fantaisie.

Polos. — Parle.

Chéréphon. — Voici ma question. Si Gorgias exerçait le même art que son frère Hérodicos[1], quelle est l’appellation qui lui conviendrait ? La même qu’à son frère, n’est-il pas vrai ?

Polos. — Sans doute.

Chéréphon. — Nous aurions raison, par conséquent, de l’appeler médecin ?

Polos. — Oui.

Chéréphon. — Et s’il exerçait le même art qu’Aristophon, fils d’Aglaophon, ou que le frère d’Aristophon, comment faudrait-il l’appeler ?

cPolos. — Peintre, bien évidemment.

Chéréphon. — Mais, en fait, quel art exerce-t-il et quel nom par suite devons-nous lui donner ?

Polos. — Chéréphon, il existe parmi les hommes une foule d’arts différents, savantes créations du savoir[2] ; car le savoir dirige notre vie selon l’art, et l’absence de savoir la livre au hasard. Entre ces différents arts, les uns choisissent les uns, les autres choisissent les autres, et les meilleurs choisissent les meilleurs. Gorgias est du nombre de ces derniers, et son art est le plus beau de tous.


dIntervention de Socrate, qui fait rentrer en scène Gorgias lui-même.

Socrate. — Je vois, Gorgias, que Polos excelle dans les discours ; mais il ne fait pas ce qu’il avait promis à Chéréphon.

Gorgias. — Que lui reproches-tu exactement ?

Socrate. — Il ne me paraît pas tout à fait répondre à la question.

Gorgias. — Eh bien, si tu le préfères, interroge-le toi-même.

Socrate. — Je n’en ferai rien, si tu consens à me répondre en personne. Je le préférerais de beaucoup, car le langage même de Polos me prouve qu’il s’est plutôt exercé à ce qu’on appelle la rhétorique qu’au dialogue.

ePolos. — Pourquoi cela, Socrate ?

Socrate. — Parce que Chéréphon te demande quel est l’art de Gorgias, et que tu fais l’éloge de son art comme si on l’attaquait, sans indiquer en quoi il consiste.

Polos. — N’ai-je pas répondu que c’était le plus beau de tous ?

Socrate. — Assurément ; mais on ne te demandait pas quelle en était la qualité : on te demandait ce qu’il était, et quel nom il fallait donner à Gorgias. Dans les exemples précédemment proposés par Chéréphon, tu lui avais répondu avec justesse et brièveté. 449 Dis-moi de la même façon quel est l’art de Gorgias et quel nom nous devons lui donner à lui-même. Ou plutôt, Gorgias, dis-nous toi-même quel art tu exerces et comment en conséquence nous devons t’appeler.

Gorgias. — Mon art est la rhétorique, Socrate.

Socrate. — Par conséquent, nous devons t’appeler orateur[3] ?

Gorgias. — Et bon orateur, Socrate, si tu veux me nommer d’après ce que « je me vante d’être », comme dit Homère.

Socrate. — C’est tout ce que je désire.

Gorgias. — Appelle-moi donc ainsi.

bSocrate. — Et nous dirons en outre que tu es capable de former des disciples à ton image ?

Gorgias. — Telle est en effet la prétention que j’affirme, non seulement ici, mais partout ailleurs.

Socrate. — Consentirais-tu, Gorgias, à poursuivre l’entretien comme nous l’avons commencé, par demandes et réponses, en gardant pour une autre occasion cette ampleur de discours par où Polos avait débuté ? Mais sois fidèle à ta promesse et veuille répondre à mes questions avec brièveté.

Gorgias. — Il y a des réponses, Socrate, qui exigent de longs développements. Cependant je tâcherai d’être aussi bref que possible ; c car c’est encore une de mes prétentions, que personne ne puisse dire en moins de mots les mêmes choses que moi.

  1. Cet Hérodicos, de Léontium, ne doit pas être confondu avec Hérodicos de Sélymbrie, dont Platon a fait mention à plusieurs reprises.
  2. Du savoir, ou plus exactement, pour entendre la théorie de Polos (cf. p. 130, n. 1), de l’expérience. Tout le passage est cité par Stobée (Florileg., III, 88) sous le nom de Polos ; mais il n’est pas certain que ce soit là autre chose qu’une imitation faite par Platon lui-même de son style affecté et contourné. La citation d’Aristote (Métaph. I, 1 ; p. 981 a, 4-5) ne prouve rien.
  3. En grec ῥήτωρ, c’est-à-dire à la fois orateur et professeur de rhétorique.