Louisa May Alcott, La Petite Rose, ses six tantes et ses sept cousins 1875

Traduction P.-J. Stahl, Lermont 1885


Rose, oubliant son chagrin, se mit à rire aussi comme un joyeux écho et se leva vivement.

« C’est un oiseau moqueur, — se dit-elle, — où peut-il être ? »

Elle courut à la porte du jardin, puis à celle de la cour. Rien. Le chant venait de l’intérieur de la maison.

« Est-ce qu’il serait dans la salle à manger ? » fit Rose tout étonnée.

Elle entra très doucement ; mais elle ne vit aucun autre oiseau que les colombes en chêne sculpté, qui, depuis plus d’un siècle, se becquetaient sur les panneaux du grand bahut.

« C’est trop fort ! s’écria l’enfant. Il est là, cependant, car je l’entends encore mieux que tout à l’heure… Ah ! il est dans la cuisine… Pas de bruit, ou il s’envolera !… »

Malgré les précautions infinies qu’elle prit pour ouvrir la porte de la cuisine, l’oiseau effarouché se tut aussitôt, et Rose n’aperçut plus qu’une fillette en robe d’indienne et en grand tablier bleu, qui, les bras nus jusqu’aux coudes et la robe relevée par deux épingles, frottait vigoureusement le plancher avec une brosse et du savon noir.

« Avez-vous entendu ce drôle d’oiseau ? lui demanda Rose. Savez-vous son nom ?

— On l’appelle Phœbé, répondit la petite fille avec un sourire plein de malice.

Phœbé ? répéta Rose. Je n’ai jamais entendu parler d’un oiseau de ce nom. Quel dommage qu’il soit parti ! Il chantait si bien !

— Il n’est pas parti, reprit la fillette en jupons courts.

— Où est-il ?

— Dans mon gosier. Voulez-vous l’entendre encore ?

— Dans votre gosier ! s’écria Rose stupéfaite ; en êtes-vous sûre ? » Et, se perchant sur une table pour éviter les torrents de mousse de savon qui roulaient jusqu’à elle : « Oh ! oui, je voudrais l’entendre. »

La petite laveuse de plancher essuya ses mains mouillées après son tablier, se releva et se mit à chanter. Elle imita tour à tour le gazouillement du pinson, le sifflement de la mésange, le cri du geai, le chant de la fauvette et celui de bien d’autres oiseaux des bois, et termina comme la première fois par une explosion de notes joyeuses. En fermant les yeux, on se serait volontiers cru transporté dans une volière.

Rose, le regard fixe et la bouche ouverte, écoutait en extase ce concert improvisé.

« Bravo ! fit-elle à la fin. C’est ravissant. Où avez-vous appris à chanter comme cela ?

— Dans les bois, » répondit la jeune fille en se remettant à l’ouvrage avec une nouvelle ardeur.

Rose partit d’un éclat de rire.

« Alors, dit-elle, les oiseaux d’ici sont de bons maîtres, car je serais bien embarrassée d’en faire autant, moi qui ai pris des leçons des meilleurs professeurs de chant. Comment vous appelez-vous ?

— Phœbé Moore.

— Eh bien, Phœbé, je m’ennuie toute seule au salon ; si je ne vous gêne pas, je resterai ici un instant. Cela m’amuse de vous regarder.

— Oh ! vous ne me gênez pas du tout, mademoiselle, répondit Phœbé en tordant son torchon d’un air important.

— Comme cela doit être amusant de remuer le savon comme cela ! s’écria Rose. Pour un rien je vous aiderais !… mais tante Prudence n’en serait peut-être pas très contente, ajouta-t-elle après réflexion.

— Elle en serait très mécontente, répondit Phœbé, et elle n’aurait pas tort ; ce n’est pas votre affaire. Ne regrettez pas trop ce plaisir-là ; ce n’est pas, à beaucoup près, aussi amusant que vous le croyez, et vous en auriez bien vite assez. Allez, vous êtes mieux où vous êtes.

— Êtes-vous adroite ! continua Rose avec admiration… Vous devez joliment aider votre mère.

— Je n’ai ni père ni mère, dit Phœbé d’une voix triste.

— Alors où habitez-vous ?

— Ici même, depuis ce matin. La cuisinière cherchait une aide. On m’a prise à l’essai pendant huit jours. J’espère qu’on sera content de moi et qu’on me gardera.

— Je l’espère bien ! » s’écria Rose avec élan.

Elle avait déjà pris en amitié cette enfant qui chantait comme un oiseau et travaillait comme une femme.

« Si vous saviez comme je suis malheureuse ! » fit-elle d’un ton confidentiel.

Phœbé, très surprise, leva les yeux vers celle qui lui parlait ; elle ne comprenait pas comment on pouvait se