Jean-François Champollion, Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens, ou Recherches sur les éléments premiers de cette écriture sacrée, sur leurs diverses combinaisons, et sur les rapports de ce système avec les autres méthodes graphiques égyptiennes 1824


exprimés toujours idéographiquement, j’avais, au contraire, à faire envisager cette écriture sous un rapport beaucoup plus étendu.

L’écriture phonétique dont, le premier, je publiais l’alphabet appuyé sur de très nombreuses applications, se découvrait déjà à mes yeux sous son véritable jour, c’est-à-dire, comme partie essentielle, nécessaire et inséparable de l’écriture hiéroglyphique en un mot, comme l’ame même de ce dernier système. Je me proposai donc aussitôt de réunir ces nouveaux résultats de mes études, bien plus importans que les premiers, dans un grand ouvrage où ils pourraient être convenablement développés, et présentés dans toute l’étendue et de leurs applications et de leurs conséquences.

Mais je me trouve forcé d’en devancer l’époque, et en même temps de produire aujourd’hui ces nouveaux faits et ces nouvelles déductions, d’une manière très-sommaire, il est vrai, mais qui cependant ne leur fera rien perdre ni de leur certitude ni de l’intérêt qu’ils me paraissent susceptibles d’inspirer.

Les résultats consignés dans ma Lettre à l’illustre et vénérable secrétaire perpétuel de l’Académie des belles-lettres, excitèrent, par leur nouveauté et par leurs conséquences inattendues, une attention bienveillante et qui me sembla leur donner un véritable prix : la lecture des noms propres hiéroglyphiques grecs ou romains, tracés sur de grands monumens de style égyptien, décida beaucoup de discussions relatives à la plus ou moins grande antiquité de certains édifices, et jeta ainsi les fondemens solides de la chronologie des monumens de l’Égypte, point très-essentiel des études historiques, et sur lequel les doctes travaux de M. Letronne d’après les inscriptions grecques, avaient déjà établi des principes dont mon alphabet a complètement démontré la certitude, en me conduisant, par cette voie si différente, à des résultats tout-à-fait semblables. Le monde savant connaît déjà les premiers fruits des recherches de cette habile critique sur les inscriptions grecques et latines de l’Égypte, appliquées à l’histoire civile et religieuse de cette contrée[1] ; il a dédié cet ouvrage aux personnes qu’il juge avoir le plus contribué à augmenter nos connaissances sur les antiquités égyptiennes ; il a bien voulu me comprendre dans cet obligeant hommage, et je m’empresse de saisir cette première occasion de lui en témoigner publiquement toute ma gratitude.

Parmi les monumens qui fixaient à un très-haut degré l’attention générale, à l’époque où parut ma Lettre sur l’alphabet hiéroglyphique, les zodiaques égyptiens d’Esné et de Dendéra tenaient le premier rang. On avait produit une foule d’opinions toutes différentes, et les auteurs de ces écrits ne s’étaient rencontrés que sur un seul point, en prenant tous pour fondement de leur travail, ce qu’on a considéré comme un thême astronomique avant d’examiner s’il y en avait réellement un d’exprimé sur ces anciens tableaux, ce dont toutefois il pourrait être permis de douter d’après les différences et même les contradictions qui existent dans les explications de ce thême, données par les hommes les plus capables d’en reconnaître l’expression réelle, et par suite la véritable époque. C’est au milieu de ces fluctuations, si ardemment entretenues par tant de vues diverses, et sans que la science trouvât aucun résultat positif dans la bonne foi même de ceux qui avaient traité la question, que mon alphabet vint lever, j’ose le dire, toute incertitude, et nous faire lire sur le zodiaque circulaire de Dendéra un titre impérial romain ; sur le grand édifice au-dessus duquel il est placé, les titres, les noms et les surnoms des empereurs Tibère, Claude, Néron, Domitien, &c. ; sur le portique d’Esné, où un autre zodiaque a été sculpté et qu’on a cru antérieur de plusieurs siècles à celui de Dendéra, des noms propres encore romains, ceux de Claude et d’Antonin le Pieux : d’où il est résulté, avec une entière évidence, que ces monumens, plus astrologiques à mon avis qu’astronomiques, appartiennent irrévocablement au temps de la domination romaine en Égypte.

Je reconnais que l’à-propos de ces applications de mon alphabet hiéroglyphique est une des causes de son succès, et un des motifs qui m’ont valu les plus honorables et les plus flatteurs encouragemens. On me permettra d’y voir aussi les preuves mêmes de la certitude de ma découverte, puisque tant d’opinions, contrariées par ses résultats, ne m’ont opposé jusqu’ici que de sourdes rumeurs, dont on s’est dispensé de faire la confidence au public. Mon alphabet hiéroglyphique était en effet appuyé sur tant de faits et d’applications probantes, que je devais redouter, moins des contradicteurs, que des prétentions au partage de ma découverte.

C’est aussi ce qui vient de se réaliser, non pas en France, mais à l’étranger ; et à cet égard, personne n’est plus disposé que moi à excuser des prétentions semblables, tout en les combattant, lorsqu’elles paraissent avoir leur source dans un sentiment toujours respectable, l’esprit national.

Un journal littéraire, éminemment anglais, le Quaterly Review[2], a donné le premier signal de ces prétentions. Son article est anonyme ; et l’auteur, tout en avouant et en répétant que mon alphabet, qu’il réimprime en l’abrégeant, met sans aucun doute chacun en état de lire les noms grecs et romains écrits en hiéroglyphes sur les monumens de l’Égypte, se hâte d’abord de prononcer magistralement, malgré cet avantage de lire et d’écrire avec la plus grande facilité tous ces noms qui se trouvent sur les monumens égyptiens, et même d’écrire avec mon alphabet des billets doux comme il nous apprend que la coutume s’en est déjà établie parmi les petits-maîtres de Paris, que cependant nous ne sommes pas avancés d’un seul iota dans la connaissance du sens d’un seul de ces caractères sacrés ; ensuite, et à tout hasard, il me conteste la priorité de la découverte de l’al-

  1. Recherches pour servir à l’histoire de l’Égypte ; Paris, Boulland-Tardieu, 1823, in-8.o
  2. N.o LV, Février 1823, pag. 188 à 197.