Tristan Bernard, Le seul bandit du village 1917


LE
SEUL BANDIT DU VILLAGE


La scène représente une chambre à coucher dans un château. On aperçoit à droite ou à gauche, deuxième plan, le pied d’un lit enfonçant dans une sorte d’alcôve. Devant le lit un fauteuil. Du côté du lit, premier plan, la porte d’un cabinet à robes. Une autre porte au fond. En face du lit, une fenêtre. Mobilier élégant.



Scène PREMIÈRE

LA BONNE, puis ARSÈNE.
La bonne entre, en précédant Arsène, un bougeoir à la main.
ARSÈNE, vêtu comme un vagabond, de vêtements déchirés et rapiécés.

Vous êtes sûre que personne nous a vus ?

LA BONNE.

Mais non, mais non. Attendez-moi quelques instants. Je remonte tout de suite. Je vais voir au bas de l’escalier si j’ai bien refermé la porte de service.

Elle sort.
ARSÈNE, à l’avant-scène.

… Y a rien d’aussi ennuyant que de s’introduire pour voler chez des gens qu’on ne connaît pas… Et puis, c’est bête, c’est maladroit… On ne devrait jamais voler que chez des gens qu’on connaît… Il faut voler là où qu’on a coutume de fréquenter, et là où votre présence n’a rien d’extraordinaire. Quand on voit un mal vêtu comme moi dans une aussi belle chambre, on pense tout de suite que sa place n’est pas ici… Mais quoi ? je me dis toujours ces choses-là quand c’est trop tard pour refuser… Quand on me propose une affaire, je ne réfléchis pas. Je vois l’occasion, je dis : faut pas la manquer, et je marche… C’est que la saison est tellement dure ! (S’asseyant sur le fauteuil, et consultant un petit calepin.) Quand je pense à ce que j’ai volé depuis un mois : quatre… cinq… six… poules… et une brouette cassée. Ma plus belle affaire a été le porte-monnaie d’une dame, où il n’y avait qu’une pièce de quarante sous sans couronne et un bout de taffetas gommé. Le mois dernier avait été meilleur, à cause de l’incendie de l’épicerie : j’ai sauvé une caisse de chocolat… Sans parler d’un vieux monsieur que j’ai retiré des flammes à mon second voyage. Ce qui m’a fait une petite prime de quinze francs… (Il s’assoit.) Il fait bon dans ce fauteuil. Si j’avais un fauteuil comme ça, et du pain et du fromage à discrétion, j’en connais un qui se retirerait des affaires.

On entend du bruit. Arsène se lève précipitamment. Entre la bonne.
LA BONNE.

Voilà. Pas de danger. Madame ne sera guère ici avant une demi-heure. Elle est allée reconduire monsieur jusqu’au tournant du parc.

ARSÈNE.

Il part à Paris, votre monsieur ?

LA BONNE.

Mais oui. C’est pour ça qu’il fallait profiter de cette nuit-là. C’est la première nuit qu’il s’absente. Depuis son mariage, il n’a pas découché.

ARSÈNE.

C’est un vieux monsieur ?

LA BONNE.

Et quinteux ! et grognon ! Ah ! le sale bonhomme !

ARSÈNE.

Expliquez-moi ce qu’il y a à faire.

LA BONNE.

Ça n’est pas sorcier. Vous allez vous installer dans ce cabinet à robes, et vous attendrez que madame soit couchée. Quand vous jugerez qu’elle dormira, vous sortirez à pas de loup et vous lui prendrez ses clefs qu’elle pose toujours sur ce petit guéridon. Puis, vous irez à cette porte qu’elle aura fermée, vous l’ouvrirez doucement, et vous me donnerez les clefs. Je serai dans le couloir. Je n’aurai plus qu’à descendre au salon où j’ouvrirai le coffre-fort. Je prendrai les papiers que veut avoir monsieur Niquedan, celui qui se présente contre notre monsieur à la députation. Je les lui porterai dès ce soir. Je toucherai la somme et je vous remettrai trois cents francs. On m’a donné mon compte ici, il y a deux jours. Je ne suis pas fâchée de leur jouer ce petit tour-là.

ARSÈNE.

Mais pourquoi est-ce que vous n’avez pas pris ces clefs vous-même ?

LA BONNE.

Parce que madame s’enferme toujours le soir, après m’avoir renvoyée.

ARSÈNE, qui a écouté ce récit avec abattement.

Enfin !… C’est bien compliqué tout ça ! Il faut que je vous prévienne d’une chose. Si votre madame se réveille, je ne lui toucherai pas un cheveu. Je n’ai apporté ni instrument contondant, ni aucune arme à feu. Je n’ai même pas un cure-dents sur moi.

LA BONNE.

Elle ne se réveillera pas, soyez tranquille.

ARSÈNE.

Moi, vous savez, donner des coups de lingue, c’est pas ma spécialité. Une fois, je me suis évanoui dans un château pour avoir tué un traversin.

LA BONNE.

Un traversin ?

ARSÈNE.

Chez un garde. La nuit, j’avais forcé la porte. Je m’étais rué sur le lit. Seulement mon garde n’avait pas couché là. Je me suis aperçu le matin que j’avais tapé dans un lit vide. C’est mon seul assassinat.

LA BONNE.

Mais il ne s’agit pas de toucher à madame. Elle a toujours été gentille pour moi, elle. C’est une brave dame tout à fait, et il faut vraiment que ça soye mon intérêt pour que j’y fasse du tort.

ARSÈNE.

C’est donc bien entendu que si elle se met à crier je m’excuse. Je veux bien voler ce que vous voudrez, à part ça. Y a-t-il ici qué’que bibelot qui vous fasse plaisir ? Je ne sais pas, moi : voyez ce qui peut faire votre affaire. Parce que, dame, une fois que je serai sorti, je ne rentrerai pas… Tout de même, j’aimerais mieux être ailleurs, qu’ici… Ah ! Marguerite ! pourquoi est-ce que vous m’avez choisi ?

LA BONNE.

Je ne m’appelle pas Marguerite.