Louis Jouvet, Réflexions du comédien : Problèmes du théâtre 1938

PROBLÈMES DU THÉÂTRE

Il n’y a pas, au théâtre, des problèmes, il n’y en a qu’un : c’est le problème du succès. Il n’y a pas de théâtre sans succès. Si l’on veut y réfléchir, cette affirmation me semble d’une suffisante importance pour faire passer au second plan toutes les autres considérations. La réussite est la seule loi de notre profession. L’acquiescement du public, ses applaudissements, sont, en définitive, le seul but de cet art que Molière appelait le « grand art » et qui est l’art de plaire. L’art de plaire, au théâtre, c’est l’art d’écrire des pièces ; c’est ensuite, et bien au-dessous de ce sommet, l’art de les monter et de les jouer. Voilà, brièvement dit, sous quel aspect se présente à moi la question du théâtre.

Je n’aime pas ce mot de problème, si souvent employé, si souvent imprimé : problème de l’adolescence, problèmes de la sexualité, problème des familles nombreuses, problème électoral, problème du vin ou du blé, il y aura toujours, malgré ce mot « problème », des enfants, des adolescents, des familles nombreuses, du blé, du vin. Grâce à Dieu, tout ce qui est vie est problème. Le « problème » implique l’idée de vie. On peut dire que tant qu’il y a problème, il y a de la vie, et tant qu’il y a de la vie, il y a du problème.

Les problèmes, au théâtre, sont éternels, comme dans la vie ; ils ne sont ni d’aujourd’hui, ni d’hier, ni de demain. Les problèmes du théâtre d’aujourd’hui, ça ne fait pas question, ce sont ceux d’aujourd’hui et de demain, c’est celui de toujours, c’est le « succès ». Chaque fois que le serpent de mer disparaît des mers du Sud, ou que les scandales ou les crimes s’apaisent, les journaux commencent à enquêter sur les problèmes du théâtre, et essaient de nous attendrir ou de nous inquiéter par un aspect particulier de l’activité théâtrale. Il faut convenir que les questions sont, en général, mal posées, et que les points de vue sont toujours d’incidence.

Hélas ! que, le cœur serré, on constate le chômage des comédiens et leur misère ; que l’on considère la désuétude du Conservatoire, ou la caducité des théâtres subventionnés ; qu’on soit pris de vertige ou de honte en songeant au théâtre d’Orange ; qu’on cherche à démêler les liens qui pourraient unir le théâtre et le cinéma ; qu’on étudie le théâtre radiophonique ou les mesures de protection de l’enfance à la scène, ou bien encore celles de sécurité contre l’incendie des théâtres ; qu’on mette en question le port des chapeaux à l’orchestre ou le droit au sifflet, le contingentement des pièces ou l’imposition du filet aux acrobates, ou les congés des Sociétaires de la Comédie-Française ; que l’on pérore sur la décadence de la mise en scène, sur les décors transparents, sur la scène tournante, sur l’architecture théâtrale ou sur les entr’actes ; que l’on mette à l’ordre du jour l’abaissement de la production ou celle des taxes d’État ; que l’on se tourne vers l’horaire des spectacles, le cachet des vedettes, le port obligatoire du smoking, le prix du programme, la suppression du billet à prix réduit ; que l’on organise l’extermination des marchands de billets, l’anéantissement des ouvreuses ou la gratuité du vestiaire, tous ces problèmes qui, tel le phénix, renaissent périodiquement de leurs cendres, n’ont guère progressé depuis nos devanciers — j’allais dire depuis toujours — et nous avons chance de les léguer intacts à nos successeurs. Tous ces prétendus problèmes n’en sont pas ; tous ces maux appartiennent depuis toujours à notre profession. Le fait de leur attacher de l’importance témoigne d’une myopie certaine : ces rébus, ces devinettes, s’enflent, grossissent et s’enveniment du fait des journaux et de l’oisiveté des conversations. Dès qu’ils préoccupent le public, on peut être assuré qu’il y a, par ailleurs, malaise plus grave, et que le patient a des troubles organiques importants.

Je citerai en exemple, pour votre satisfaction et pour la mienne, si vous le voulez, un de ces faux problèmes enfin résolu, celui-là, après deux siècles d’efforts : celui de la présence des spectateurs sur la scène. Dans l’édifice improvisé où s’organisaient, au moyen âge, les représentations théâtrales, les spectateurs de marque avaient pris l’habitude d’assister à la comédie ou au spectacle, assis ou debout dans les dépendances mêmes du tréteau où les acteurs s’évertuaient. Shakespeare, Corneille, Molière et Racine ont été, comme chacun sait, représentés dans ces conditions. Pendant deux cents ans, ce faux problème a occupé les esprits, défrayé les chroniques et les conversations, on s’est battu et débattu autour de cette difficulté — l’art dramatique en était menacé. Indigence ou indignité de cet art, pour les uns ; signe de décadence, pour les autres. En tout cas, aux yeux de tous, cette infirmité de nos scènes empêchait tout progrès véritable au théâtre. Enfin, le dix-huitième siècle vint ; un preux chevalier partit en croisade : le comte de Lauraguais. Louis-Félicité de Brancas, comte de Lauraguais, obtint, après maints assauts, de déloger les spectateurs, en rachetant pour une grosse somme ce privilège, car c’en était un que l’usage avait doucement établi. Les spectateurs quittèrent donc la scène, du moins la partie des coulisses où ils jouissaient à la fois de la présence des comédiennes et de la vue de la salle, dans une intime participation au spectacle. Ils se réfugièrent dans ces loges avancées — appelées depuis « avant-scènes » — que l’on voit encore dans certains théâtres, creusées de chaque côté de la scène dans le plancher du proscenium, ou nichées dans l’épaisseur même de son cadre. Cette situation, pleine de familiarité, resta l’apanage des protecteurs de l’art dramatique comme, de nos jours encore, elle est réservée aux intimes de la profession dans ce lieu géométrique où s’est blotti, lui aussi, le souffleur.

L’Église n’a jamais chassé ses marguilliers du chœur, et ils continuent à occuper dans les cérémonies religieuses la place des marquis sur la scène. La similitude d’un théâtre et d’une église se justifie par la confusion même des édifices à certaines époques et par bien d’autres considérations.

Il faut convenir que ces spectateurs debout ou assis dans les coulisses, ces personnages de qualité qui toussaient ou se mouchaient bruyamment, selon leur degré de noblesse, conversant librement au moment où la pièce languissait, dévisageant la salle, ou parfois même interpellant l’assistance, entrant et sortant librement, et mêlés à l’action dans une intimité toute pirandellienne, ne facilitaient ni le jeu des acteurs, ni l’illusion du lieu que représentait le décor, mais, à bien réfléchir et en dépit du trouble que cette imagination peut jeter dans nos habitudes actuelles, je ne vois guère ce que la suppression de cette incommodité a fait gagner à l’art dramatique et les progrès qu’il a accomplis après cette révolution.

J’admets volontiers que les machinistes ont gagné de la place, que le décorateur a pris ses aises, que la discipline des coulisses en a été facilitée et que le comédien, dont on a débouché les parallèles de départ, a pu aller au combat sans ressembler au monsieur chargé de paquets qui essaye de gagner la dernière place libre dans un autobus.

Ce sont là, évidemment, des avantages, mais l’art dramatique, proprement dit, n’y a rigoureusement rien