Miguel de Cervantes, Le Voyage au Parnasse, traduction Jules Gay 1864

CHAPITRE PREMIER.

Un quidam, Caporal Italien, citoyen de Pérouse, je crois, Grec par le génie et Romain par le cœur ; cédant à un caprice respectable, eut la fantaisie de s’en aller au Parnasse, pour se soustraire aux tumultueuses agitations de la cour. Il se mit en route seul et à pied, et tout doucement arriva en un lieu où il acheta une mule antique, ayant robe grise et jambes fourchues, un spectre effrayant. Jamais on ne vit bête de proportions plus colossales, ni moins propre à porter une charge. De grands os, et peu de résistance ; la vue courte, avec une longue queue ; les flancs amaigris, et le cuir plus dur que celui d’une rondache. Elle était d’une humeur parfaitement irrésistible, et toujours prête à faire la révérence, aussi bien en avril qu’au mois de janvier. Enfin, notre vaillant poëte, fit, sur cette monture, son entrée au Parnasse, et le blond Apollon le reçut d’une façon aimable, et d’un front serein. Quand le poëte, seul et sans un liard, fut de retour dans sa patrie, il raconta des choses que la renommée transmit à tire-d’aile, d’un pôle à l’autre.

Et moi aussi, qui sans répit travaille et veille, pour avoir (du moins en apparence) le don de poésie, que le ciel m’a refusé ; j’aurais voulu dépêcher mon âme à grande vitesse, et lui faisant traverser l’espace, la placer sur les cimes de l’Œta renommé. Découvrant de cette hauteur le courant de la charmante Aganippe, d’un petit bond j’aurais pu y mouiller mes lèvres ; et une fois rempli de la riche et suave liqueur, je serais devenu un poëte illustre, ou tout au moins magnifique. Mais, mille obstacles surgirent aussitôt, et mon projet en germe avorta, et mon désir resta non satisfait. Sur cette lourde pierre que la fortune a mise sur mes épaules, je lis mes espérances déçues. Le nombre de lieues d’un si long voyage me parut devoir détourner du but ma bonne volonté ; mais tout aussitôt, les fumées de la gloire vinrent à mon secours, et me rendirent le chemin court et facile.

Je dis à part moi : « Si je parvenais à me hisser sur l’abrupte cime de cette montagne, et à ceindre mon front d’une couronne de laurier, je ne porterais point envie au bien dire d’Aponte, ni à la verve de Galarza, un agneau en actes, et un Rodomont en paroles. Et comme l’erreur (illusion) est au début de toute entreprise, séduit par mon désir, je m’avançai, les pieds dans la poussière du chemin, et la tête au vent. Enfin, mettant mon choix en selle, et moi-même sur la croupe du destin, je me décide à faire le grand voyage. Que si quelqu’un s’étonne d’une pareille monture, qu’il apprenne, s’il l’ignore, qu’elle est en usage non-seulement en Castille, mais partout ailleurs. Nul ne peut prétexter une excuse, pour refuser le service de cette monture ; tout mortel qui voyage, l’accepte. Elle est parfois aussi légère que l’aigle ou la flèche qui fendent l’air ; et parfois elle marche avec la lenteur de la tortue.

Quant au bagage d’un poëte, toujours léger, comme il n’y a point de valise, toute monture lui est bonne. Il est de fait incontestable, qu’un poëte, héritât-il d’un trésor, loin d’augmenter son bien, le perd infailliblement. C’est là une vérité dont l’explication consiste, selon moi, en ce que tu les animes, ô grand Apollon, mon père, de ton esprit, dans leurs desseins. Et comme ton esprit ne descend point aux vétilles des affaires pratiques, et ne va point se noyer dans le lucre vil, eux, soit qu’ils se livrent à la plaisanterie ou au sérieux, n’aspirent jamais au gain en quoi que ce soit, et ils s’envolent par-dessus les sphères. Ils racontent les actions de Mars sur l’arène sanglante, ou les amours de la douce Vénus, parmi les fleurs ; ils pleurent la guerre ou chantent l’amour, et la vie passe pour eux comme un songe, ou comme le temps pour les joueurs passionnés.

Les poëtes sont faits d’une pâte molle, tendre, flexible et souple, et ils aiment volontiers le foyer d’autrui. Le plus sage des poëtes ne suit dans sa conduite que les inspirations de sa fantaisie enchanteresse ; toujours riche d’expédients, et d’une éternelle ignorance. Absorbé par ses chimères, et admirant ses propres actes, il ne vise ni à s’enrichir ni à s’élever à une position honorable.

Que les lecteurs y regardent donc à deux fois, comme dit le vulgaire mal poli et à la voix rauque ; car je suis un poëte de cette façon. Cygne par mes cheveux blancs, corbeau noir et criard par la voix, le temps n’a pu dégrossir le rude tronc de mon génie. Jamais, au sommet de la roue mobile, je n’ai pu me voir seul un instant, car lorsque je veux monter, elle ne bouge. Toutefois, désireux de savoir si un grand dessein peut se promettre un heureux succès, je continuai mon voyage à pas tardifs et lents. Un pain blanc, avec huit miettes de fromage, ce furent là toutes les provisions de mon bissac, poids léger et utile au voyageur (piéton). Je dis adieu à mon humble cabane, adieu à Madrid, adieu au Prado et aux fontaines qui versent le nectar et l’ambroisie, adieu aux causeries capables de charmer un cœur rongé de soucis et deux mille solliciteurs sans protection, adieu au lieu agréable et fabuleux, où deux géants furent consumés par la foudre flambante de Jupiter ; adieu aux théâtres publics, honorés par l’ignorance que je vois triompher dans les cent mille sottises qu’on y dé-