Louis Lavelle, Leçon inaugurale faite au Collège de France le 2 décembre 1941                  1942, éd. L’Artisan du livre


Mesdames, Messieurs,


Au moment de commencer cette leçon inaugurale, je suis heureux d’exprimer mes remerciements et ma reconnaissance à l’Assemblée des professeurs du Collège de France qui m’a fait l’honneur de me désigner par son vote pour occuper la chaire de philosophie dont la vacance venait d’être déclarée et à Monsieur le Secrétaire d’État à l’Éducation Nationale qui a bien voulu agréer et confirmer par sa décision la proposition de cette assemblée. Mais ce n’est pas sans émotion que je mesure la responsabilité qu’ils m’ont cru capable de porter, d’abord en maintenant cet enseignement traditionnel de la philosophie pure qui doit satisfaire aux ambitions les plus hautes de la réflexion humaine, mais auquel il n’y a pas un esprit sincère qui ne craigne de se sentir inégal, ensuite en me proposant comme modèles les maîtres illustres qui m’ont précédé dans cette chaire et dont la présence, je l’espère, y demeurera toujours vivante, enfin en m’obligeant à soumettre ma propre pensée à un examen sévère pour discerner en elle ce qui est digne d’en être communiqué à un auditoire si attentif et si cultivé et pour ne point manquer, en face des besoins les plus profonds et les plus constants de la conscience et dans la situation anxieuse où notre époque l’a placée, à ce qu’elle est en droit d’attendre et d’espérer.

La philosophie est de toutes les disciplines de l’esprit celle à laquelle nous demandons le plus et qui nous émeut le plus profondément. Quand on feint d’ignorer ce qu’elle est, c’est pour témoigner qu’elle n’a point d’objet propre, comme la grammaire ou la physique, et que nous ne pouvons la distinguer de notre vie elle-même dès qu’elle commence à s’interroger sur son propre destin. Elle fait taire toutes nos préoccupations particulières, elle interrompt toutes les besognes dans lesquelles nous étions engagé pour nous mettre en face de nous-même et nous obliger à chercher le sens de cette existence qui nous est donnée et qu’il nous appartient de remplir : mais elle ne nous sépare du monde que pour nous permettre d’en découvrir l’essence cachée, elle ne nous divertit de nos tâches les plus familières qu’afin de donner à la plus humble une lumière intérieure qui la justifie.

Nous sentons tous que la découverte philosophique doit résider dans une vue très simple que nous cherchons à obtenir sur ce tout de l’Être où notre être propre vient s’inscrire par un miracle de tous les instants ; mais c’est cette vue très simple qui est aussi la plus difficile à acquérir. Elle traverse parfois notre pensée comme un éclair, mais il est presque impossible de la maintenir et de la fixer. Il arrive que l’accumulation de nos connaissances la trouble, au lieu de la confirmer et de l’étendre. Nous ne parvenons qu’avec la plus grande peine à la traduire par des mots ; et les difficultés du langage philosophique, l’abstraction qu’on lui reproche, sont l’effet de cette gageure par laquelle, sans rien altérer de sa pureté, nous voulons pourtant en prendre possession par l’analyse, en retrouver la présence dans tout ce que nous sommes capables de voir, de penser et de sentir. Aussi n’y a-t-il qu’une philosophie, comme il n’y a qu’un monde : et les différences que l’on observe en elle mesurent seulement son degré de profondeur. C’est pour cela aussi que la philosophie ne connaît