Anonyme, Printemps parfumé 1892

Traduction Hong-Tjyong-Ou, J.-H. Rosny



Autrefois vivait dans la province de Tjyen-lato, dans la ville de Nam-Hyong, un mandarin nommé I-Teung qui avait un fils, I-Toreng[1], âgé de seize ans. I-Toreng était parmi les plus habiles lettrés de son pays et il grandissait tous les jours dans l’étude.

Un matin, par un beau temps clair, le soleil brillait, le vent chuchotait doucement dans les arbres, agitant les feuilles dont les ombres tremblaient sur le sol, les oiseaux volaient à travers les ramures, s’appelaient les uns les autres et chantaient en chœur sur les branches ; les branches des saules trempaient dans l’eau comme pour y pêcher, les papillons allaient de fleur en fleur, et I-Toreng, qui regardait ces choses, appela son domestique :

« Voyez cette admirable nature, — dit-il, — le cœur me manque pour travailler quand je la vois si belle, et que je songe que celui-là même qui vivrait jusqu’aux limites de la vie. qui vivrait un siècle, ne vivrait que trente-six mille jours, voués à la tristesse, à la pauvreté ou à la maladie. Ah ! ne serait-il préférable de vivre au moins quelques jours parfaitement heureux. Pourquoi toujours travailler, toujours étudier ! Il fait si beau, je veux me promener. Indiquez-moi donc un endroit à visiter dans cette ville. »

Le domestique lui dit d’aller à Couang-hoa-lou[2], qui est situé sur un pont, et d’où l’on voit le panorama des montagnes et de la rivière.

« Je veux voir cela, — répondit I-Toreng ; — conduisez-moi donc. »

Alors le domestique[3] l’accompagna. Ils arrivèrent bientôt sur le pont, entrèrent dans le palais de Couang-hoa-lou et I-Toreng, se promenant sur les terrasses, admira beaucoup le paysage. Longtemps il se rafraîchit le cœur à la vue des montagnes, des pics coiffés de nuages et des vallées où dormait la brume. Enfin il remercia son domestique de lui avoir indiqué de si belles choses, et celui-ci, tout content, plaisanta, dit qu’il ferait bon vivre là pour un anachorète.

« C’est vrai, — fit I-Toreng, — il fait beau ; aussi pourquoi ne pas m’avoir mené plus tôt en cette charmante place afin que je m’y repose de mon dur labeur ?

— Je craignais votre père, » répondit le domestique.

I-Toreng lui imposa silence et le renvoya :

« Assez, assez, laissez-moi seul, allez vous amuser un peu plus loin ; mon père ne vous grondera pas pour m’avoir procuré une distraction. »

Mais, comme il regardait vers la montagne, il vit une jeune fille qui se balançait aux branches d’un arbre[4]. Il rappela son domestique :

« Qu’est-ce que cela, » fit-il en indiquant la jeune fille.

Le domestique, effrayé et fâché de l’aventure, fit mine de ne rien voir.

« Comment vos yeux n’aperçoivent rien là-bas ? — dit I-Toreng avec colère.

— C’est une dame qui se balance, — répondit alors le domestique.

— Pourquoi ne me l’avoir pas dit tout de suite ? — demanda I-Toreng.

— Si vous m’aviez demandé d’abord si c’était une dame, je vous aurais répondu que c’était une dame. Vous ne m’avez pas demandé cela et j’ai cru que vous aperceviez autre chose. Mais si votre père apprend que je vous ai mené ici et que vous vous êtes amusé à regarder ces choses, il sera fâché contre moi.

— Pourquoi mon père vous gronderait-il pour m’avoir mené à la promenade un seul jour parmi tant de jours de travail ? D’ailleurs ne parlons plus de mon père, et dites-moi si la personne qui se balance là-bas est une dame ou une demoiselle.

  1. I-Toreng. Le nom transmis par le père est I. Tous les fils de I-Teung se seraient appelés I-Toreng s’il en avait eu plusieurs, et, en ce cas, pour les distinguer, il eût fallu un troisième nom ; par exemple l’un d’eux aurait pu se nommer I-Toreng-Ou.
  2. Couang-hoa-lou : grande maison bâtie sur un pont à Num-Hyong. Elle appartient au gouvernement, On s’y promène sur les terrasses comme nous nous promenons dans les jardins publics.
  3. Ce domestique est attaché à la résidence du mandarin. Il connaît par conséquent très bien la ville.
  4. Le cinquième jour du cinquième mois de l’année coréenne est un jour saint où les jeunes filles et les enfants attachent des balançoires aux arbres et se balancent longuement.