Pedro Calderón de la Barca, L’Alcade de Zalaméa

1651

Traduction Damas-Hinard 1891

L’ALCADE DE ZALAMÉA.

PERSONNAGES
le roi philippe ii.
juan, son fils.
don lope de figueroa.
son mendo, gentillâtre.
don alvar d’atayde, capitaine.
nuño, son valet.
un sergent.
un greffier.
rebolledo, soldat
isabelle, fille de Crespo.
l’étincelle, vivandière.
inès, cousine d’Isabelle.
pedro crespo, vieux laboureur
soldats, laboureurs, cortège.
La scène se passe au village de Zalaméa[1] et dans les environs.

JOURNÉE PREMIÈRE.


Scène I.

Un grand chemin à l’entrée du village de Zalaméa.
Entrent REBOLLEDO, L’ÉTINCELLE et des Soldats.
rebolledo.

Que le corps du Christ soit avec celui qui nous fait ainsi marcher d’un endroit à un autre sans nous laisser nous rafraîchir !

tous.

Ainsi soit-il !

rebolledo.

Sommes-nous donc des Bohémiens pour aller de la sorte ? Le beau plaisir de suivre au son du tambour un drapeau qui n’est pas même déployé !

un soldat.

Allons, voilà-t-il pas que tu commences ?

rebolledo.

Il n’y a qu’un moment que ce maudit tambour a cessé de nous rompre la tête.

un autre soldat.

Il n’y a pas la de quoi te fâcher ; il faut au contraire, selon moi, oublier la fatigue du chemin quand on arrive au village.

rebolledo.

Je me moque bien du village quand je suis à moitié mort ! Et en supposant que j’y arrive vivant, Dieu sait si l’on nous permettra de nous y arrêter. Car tout aussitôt viendront les alcades, qui diront au commissaire que si l’on peut passer plus loin ils donneront ce qu’il faudra. D’abord le commissaire répondra que cela est impossible, que la troupe est harassée ; mais si le conseil a de l’argent, il nous dira : « Seigneurs soldats[2], il y a un ordre de ne pas s’arrêter ; ne perdons pas de temps, marchons. » Et nous, pauvres malheureux, nous obéirons sans répliquer à un ordre — qui est, en vérité, pour le commissaire un ordre monacal, et pour nous un ordre mendiant[3]. Mais, vive Dieu ! si j’arrive aujourd’hui à Zalaméa et que l’on veuille aller plus loin, on aura beau faire et beau dire, on partira sans moi ; et après tout, sans me flatter, ce ne sera pas mon premier coup de tête.

  1. Il y a en Espagne deux villages du nom de Zalaméa, l’un situe dans la province de Seville, l’autre dans la province d’Estramadure. Il s’agit ici du second.
  2. Le soldat (soldado) jouissait alors en Espagne d’une grande considération. Cervantes, Lope de Vega et Calderon, tous trois d’excellente famille, avaient été soldats. Voyez les notes qui suivent la Notice générale.
  3. Nous avons joué exprès sur le double sens du mot ordre, comme dans l’espagnol. Du reste, un ordre monacal était en Espagne le symbole de l’abondance ; tout au contraire d’un ordre mendiant, qui était la personnification dé la misère.