Joachim du Bellay, Les Regrets
1558


À MONSIEUR D’AVANSON
Conseiller du Roy
EN SON PRIVÉ CONSEIL


Si je n’ay plus la faveur de la Muse,
Et si mes vers se trouvent imparfaits,
Le lieu, le temps, l’aage où je les ay faits,
Et mes ennuis leur serviront d’excuse.

J’estois à Rome au milieu de la guerre,
Sortant desjà de l’aage plus dispos,
A mes travaux cerchant quelque repos,
Non pour louange ou pour faveur acquerre.

Ainsi voit-on celuy qui sur la plaine
Picque le bœuf ou travaille au rampart,
Se resjouir, et d’un vers fait sans art
S’esvertuer au travail de sa peine.

Celuy aussi, qui dessus la galere
Fait escumer les flots à l’environ,
Ses tristes chants accorde à l’aviron,
Pour esprouver la rame plus legère.

On dit qu’Achille, en remaschant son ire,
De tels plaisirs souloit s’entretenir,
Pour addoucir le triste souvenir
De sa maistresse, aux fredons de sa lyre.

Ainsi flattoit le regret de la sienne
Perdue, hélas, pour la seconde fois,
Cil qui jadis aux rochers et aux bois
Faisoit ouïr sa harpe Thracienne.

La Muse ainsi me fait sur ce rivage,
Où je languis banni de ma maison,
Passer l’ennuy de la triste saison,
Seule compaigne à mon si long voyage.

La Muse seule au milieu des alarmes
Est asseuree, et ne pallist de peur :
La Muse seule au milieu du labeur
Flatte la peine et desseiche les larmes.


D’elle je tiens le repos et la vie,
D’elle j’apprens à n’estre ambitieux,
D’elle je tiens les saincts presens des Dieux,
Et le mespris de fortune et d’envie.

Aussi sçait-elle, aiant dès mon enfance
Tousjours guidé le cours de mon plaisir,
Que le devoir, non l’avare desir,
Si longuement me tient loin de la France.

Je voudrois bien (car pour suivre la Muse
J’ay sur mon doz chargé la pauvreté)
Ne m’estre au trac des neuf Sœurs arresté,
Pour aller voir la source de Meduse.

Mais que feray-je à fin d’eschapper d’elles ?
Leur chant flatteur a trompé mes esprits,
Et les appas ausquels elles m’ont pris
D’un doux lien ont englué mes ailes.

Non autrement que d’une douce force
D’Ulysse estoyent les compagnons liez,
Et, sans penser aux travaux oubliez
Aimoyent le fruict qui leur servoit d’amorce.

Celuy qui a de l’amoureux breuvage
Gousté, mal sain, le poison doux-amer,
Cognoit son mal, et contraint de l’aymer,
Suit le lien qui le tient en servage.

Pour ce me plaist la douce poésie,
Et le doux traict par qui je fus blessé :
Dès le berceau la Muse m’a laissé
Cest aiguillon dedans la fantaisie.

Je suis content qu’on appelle folie
De nos esprits la saincte deité,
Mais ce n’est pas sans quelque utilité
Que telle erreur si doucement nous lie.

Elle esblouït les yeux de la pensee
Pour quelquefois ne voir nostre malheur,
Et d’un doux charme enchante la douleur
Dont nuict et jour nostre ame est offensee.

Ainsi encor’ la vineuse prestresse,
Qui de ses criz Ide va remplissant,
Ne sent le coup du thyrse la blessant,
Et je ne sens le malheur qui me presse.

Quelqu’un dira : de quoy servent ses plainctes ?
Comme de l’arbre on voit naistre le fruict,
Ainsi les fruicts que la douleur produict,
Sont les souspirs et les larmes non feinctes.

De quelque mal un chacun se lamente,
Mais les moyens de plaindre sont divers :

J’ay, quant à moy, choisi celuy des vers
Pour desaigrir l’ennuy qui me tourmente.

Et c’est pourquoy d’une douce satyre
Entremeslant les espines aux fleurs,
Pour ne fascher le monde de mes pleurs,
J’appreste ici le plus souvent à rire.

Or si mes vers méritent qu’on les louë,
Ou qu’on les blasme, à vous seul entre tous
Je m’en rapporte ici : car