Émile Belloc, Observations sur les noms de lieux de la France méridionale dans Bulletin de géographie historique et descriptive, no  3.

1906

OBSERVATIONS

SUR LES NOMS

DE LIEUX

DE LA FRANCE MÉRIDIONALE

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Généralités. — Un nom de lieu correctement orthographié peut avoir autant de valeur, pour l’histoire et la géographie, qu’une vieille inscription ou une antique médaille bien conservée.

À part quelques rares exceptions, les dénominations géographiques ont une signification précise, et leur origine est plus simple qu’on ne le croit généralement.

Lorsque le montagnard ou l’homme des champs, en contact permanent avec la Nature, veut dénommer une localité, indiquer quelque circonstance se rapportant à la disposition spéciale du sol, il se préoccupe médiocrement des spéculations scientifiques ou des principes fondamentaux de la linguistique.

Les événements mémorables dont la tradition a légué le souvenir, les faits historiques locaux, les incidents dramatiques survenus au cours de son existence ne le laissent pas indifférent, sans doute, mais ce qui frappe avant tout son imagination simpliste, c’est le fait matériel, l’utilité pratique et la qualité tangible de l’objet considéré. Se trouve-t-il, par exemple, en présence d’une masse rocheuse, peu lui importe, — si celle-ci n’est pas métallifère, — qu’elle soit granitique, schisteuse ou calcaire ; sa forme, sa couleur, son aspect plus ou moins tourmenté, l’inclinaison plus ou moins accentuée de sa pente naturelle, et surtout les services directs qu’elle peut offrir à ses besoins, l’intéressent infiniment plus que tout le reste. C’est pourquoi, le nom qu’il lui donne étant presque toujours emprunté à ces divers genres de manifestations extérieures, il est indispensable de connaître exactement le rapport unissant les dénominations géographiques aux causes primordiales de leur formation pour les orthographier.

En conséquence de ce qui précède et afin d’éviter des entraînements d’imagination regrettables ; avant de rechercher scientifiquement la dérivation des noms de lieux ; avant de décomposer leurs éléments constitutifs en les soumettant à une minutieuse analyse, basée sur des connaissances philologiques sûres ; avant de se demander si ces dénominations viennent du latin, du grec, ou du sanscrit[1], il faut préalablement être fixé sur leur valeur significative.

Les archives communales, les actes administratifs, les mappes cadastrales, — bien que celles-ci soient parfois de « médiocres documents », selon la juste observation du général Blondel[2], — peuvent être néanmoins de précieux auxiliaires. À défaut d’autre utilité, ces sources documentaires feront connaître les transformations successivement imposées aux divers éléments de la terminologie indigène, en les adaptant, trop souvent sans discernement, à la langue officielle ; mais il ne faut s’y référer qu’avec circonspection.

Il en est de même des textes latins. L’origine des noms de lieu étant généralement très ancienne, la majeure partie des expressions toponymiques encore usitées de nos jours existaient déjà lorsque les Latins envahirent la Gaule. Sous ce rapport les conquérants n’eurent donc rien à inventer en prenant possession du pays ; leur rôle se borna à interpréter et à adapter à leur propre langue la forme dialectale de ces dénominations primitives.

On peut aisément concevoir les déformations de tous ordres qui durent affecter ces dénominations locales, latinisées pendant et après l’occupation romaine. Et, — sans parler des injures que leur firent subir successivement les Visigoths, les Burgondes, les Francs —, lorsque les scribes locaux du moyen âge et de la Renaissance, en général sommairement instruits, les translatèrent à leur tour en roman, en langage vulgaire, et surtout en français, ils les travestirent de si étrange façon, en les inscrivant sur les actes publics, que la plupart d’entre elles perdirent toute signification.

Le Dictionnaire topographique de la France, publié par ordre du Ministre de l’Instruction publique, en fournit la démonstration convaincante.

Parmi les noms de lieu consignés dans ce précieux recueil par nos savants archivistes départementaux, les formes orthographiques de certaines appellations locales sont tellement dissemblables, qu’il est fort malaisé de savoir si elles appartiennent à la même famille, malgré leur degré de parenté manifeste.

La connaissance approfondie des dialectes locaux et des langues-mères dont ils dérivent, s’impose donc impérieusement lorsqu’on veut étudier avec fruit l’origine, la formation et l’orthographie[3] des noms géographiques ; mais, il n’est pas inutile de le redire encore, pour écrire correctement un nom de lieu, il faut, avant tout, connaître son exacte signification.

La négligence de ce principe fondamental, jointe au dédain professé par certains auteurs pour la phonétique dialectale, a facilité l’introduction, dans la toponymie méridionale, d’une multitude de dénominations erronées dont le sens et la structure orthographique sont aujourd’hui complètement dénaturés.

Sous ce rapport, la responsabilité des anciens géographes, et celle des hommes plus ou moins incompétents qui ont collaboré à leurs travaux, est entière ; malheureusement, parmi les successeurs de ces ouvriers de la première heure, fort peu se sont donné la peine de vérifier l’exactitude des dénominations topographiques de leurs devanciers.

  1. Sous ce rapport la langue celtique rend parfois d’inestimables services : si elle n’existait déjà il faudrait l’inventer. Quand un auteur ne sait plus à quel « saint se vouer » pour expliquer l’origine d’un nom de lieu [en aucune manière il ne saurait être question ici des éminents philologues qui sont la gloire de notre pays], le celtique vient à point nommé pour les tirer d’embarras.
  2. Voir « La circulaire portant instruction complémentaire spéciale, du 26 novembre 1850 », reproduite par M. le général Berthaut dans son étude historique sur La carte de France, 1750-1898. (Imp. du Service géographique, 1898, t. 1er , p. 319 et suiv.).
  3. Étymologiquement, le seul synonyme correct d’« Orthographe » est Orthographie (ὀρθός ═ droit, et γράφω ═ j’écris), c’est pourquoi je l’emploie intentionnellement. Ne dit-on pas, en effet, Cartographie, Cryptographie, Géographie, Ichnographie, Iconographie, Iconologie, lchtyologie, Lithographie, Photographie, Sténographie, etc. ? Oserait-on dire faire de la « Cartographe, de la Géographe » ? Quel accueil réserverait-on à celui qui affirmerait que telle « lithographe » ou telle « photographe » est bonne ou mauvaise, en parlant d’une lithographie ou d’une photographie ? Il n’y a donc aucune raison pour ne pas écrire Orthographie.