Rosanna Leprohon, Le manoir de Villerai édition 1925
Traduction Joseph-Édouard Lefebvre de Bellefeuille 1861
I
mi lecteur, la scène de cette histoire essentiellement
canadienne, se trouve principalement
placée sur les bords de cette belle rivière, si
remarquable par le calme enchanteur de ses
eaux et la fertilité des campagnes qui l’entourent,
fertilité qui leur valut autrefois le nom de grenier
du Canada, la rivière Richelieu ou Chambly. L’abondance
et la richesse des moissons qui autrefois justifiaient ce titre,
n’existent plus ; mais ses eaux sont encore aussi limpides,
la verdure des arbres et des prairies qui bordent ses rives est
aussi brillante qu’anciennement. Cependant, l’époque où
commence notre récit n’est pas précisément la plus favorable
pour montrer dans sa plus grande splendeur la belle
nature dont nous venons de parler ; car c’est pendant une
sombre après-midi d’hiver, vers la fin du mois de décembre
1756, que nous allons présenter notre héroïne au lecteur.
C’était une des premières tempêtes de neige de la saison, et le changement magique qui s’était opéré pendant les quelques heures que la neige était tombée si mollement, si légèrement et cependant si abondamment, était réellement merveilleux. Un tapis d’une éblouissante blancheur avait recouvert les routes et les forêts, depuis longtemps dépouillées de leurs ornements d’été, tandis que les arbres étaient légèrement courbés sous le poids de doux fardeaux, qui avaient revêtu leurs branches comme d’une draperie gracieuse et fantastique.
Dans les cours, les remises et autres bâtisses s’étaient transformées en tours et en fortifications flanquées de masses de neige. La charrette renversée, la porte cochère, ses montants couverts comme d’un duvet de cygne, même le puits de la ferme avec sa longue et menaçante brimbale, tout prenait une apparence inaccoutumée, quoique agréable et pittoresque. Le manoir de Villerai s’élevait, se dessinant nettement sur ce fond blanc. C’était une simple et vieille demeure, bâtie d’après l’ancien goût en pierre non taillée, et sans la moindre prétention aux beautés de l’architecture, auxquelles on pensait peu dans le temps. Elle avait cependant dans son extérieur grossier un air de solidité et de doux confort qui compensait pleinement tous ses défauts de symétrie et d’élégance. Les étroites croisées, placées dans un mur épais, étaient garnies de lourds volets de fer, et les portes étaient défendues de la même manière : prudente mesure de sûreté à cette époque dangereuse où les sauvages, les anciens propriétaires du sol, pouvaient venir, quand on les attendait le moins, exercer sur une maison isolée de terribles représailles pour tous les torts qu’ils avaient endurés.
Comme la plupart des maisons de campagne de cette époque appartenant à l’aristocratie, la première pièce était une grande salle carrée confortablement meublée de sofas et de fauteuils, et remplaçant ce que l’on appelle de nos jours le salon ou le parloir. Un énorme poêle double s’élevait au milieu de la pièce, et la lueur qui s’échappait d’entre ses plaques mal jointes, répandait sinon autant de lumière et de clarté, au moins infiniment plus de chaleur qu’une grille.
Une vieille dame à la physionomie douce et calme reposait dans un des fauteuils, à la portée de l’énorme chaleur qui s’échappait de la masse de métal rougi (et comme le remarque un de nos amis, à cette époque les poêles étaient vraiment des poêles faits pour durer). Pendant qu’elle se berçait lentement, son tricot, infaillible ressource des vieilles dames, était tombé sur ses genoux ; et d’un regard attentif et pensif elle considérait la figure d’une jeune fille qui se tenait immobile comme une statue dans l’embrasure d’une des profondes fenêtres.
La jeune fille en question était Blanche de Villerai, orpheline, seigneuresse du fief de Villerai, accordé par le gouvernement français à un de ses ancêtres comme récompense de ses faits d’armes. La fortune qui lui avait généreusement accordé la richesse, l’avait aussi favorisée de bien d’autres de ses dons ; car un profil d’une stricte élégance, joint à la plus grande délicatesse de traits, disait assez que mademoiselle de Villerai, outre son titre d’héritière, en possédait un autre non moins envié, celui d’une beauté parfaite. Quelques-uns peut-être auraient trouvé ses traits trop calmes, trop froids malgré leur exquise perfection : d’autres auraient pu dire aussi que