Lope de Vega, La Découverte du nouveau monde par Christophe Colomb date antérieure à 1603

Traduction M. Damas-Hinard 1892

ACTE I



Scène I.

À Lisbonne.


Entrent CHRISTOPHE COLOMB et BARTHÉLEMY.
Colomb.

Maintenant, mon frère, tu peux partir pour l’Angleterre, et aller parler au roi Henri.

Barthélemy.

J’ai idée que le roi de Portugal va te donner audience. Il ne peut pas tarder, puisqu’on lui a communiqué ton projet… et ce serait ce qu’il y aurait de mieux pour toi.

Colomb.

Je ne partage pas ton espoir ; la nouveauté de mon projet me le défend. — Eh ! mon frère, quel homme pourra entendre dire que je m’engage à lui donner un monde jusqu’à présent inconnu, qui ne réponde aussitôt que je prétends conquérir les espaces imaginaires ! Moi-même, que de fois je suis revenu en arrière ! que de fois j’ai considéré mon audacieux projet comme une trompeuse illusion, une flatteuse erreur ! Mais je ne sais quelle divinité m’encourage à mon entreprise, en me disant que c’est bien la vérité ; et, soit dans mon sommeil, soit dans la veille, sans cesse elle me poursuit. Qu’est-ce donc que ce qui est entré en moi ? Qui donc me meut ainsi ? Où vais-je donc ? Quelle mystérieuse puissance me pousse et m’entraîne ?… Comment un homme pauvre, dénué de ressources, et qui vit à grand’peine de l’état de pilote, s’est-il mis en tête d’ajouter à ce monde un autre monde si lointain ?… Mais c’est cela même qui m’incite à le chercher. Ma fierté naturelle s’indigne dans l’humble position où je languis ; mon cœur brûle d’augmenter la gloire de Gênes, mon illustre et bien-aimée patrie… Et si je réussis dans mon dessein, la renommée du Grec Euclides s’éclipse devant la mienne, et les exploits d’Alcide ne sont plus rien auprès d’un tel exploit.

Barthélemy.

Espère dans le ciel, mon frère, — dans le ciel, qui ne t’a pas envoyé sans motif cette pensée extraordinaire, et qui te donnera également, n’en doute pas, les moyens de la mettre à exécution.


Entrent LE ROI DE PORTUGAL, LE DUC D’ALENCASTRE, et leur Suite.
Le Roi.

Cet homme a conçu là un bien hardi dessein. — Ne serait-ce pas, par aventure, un Espagnol ?

Le Duc.

Le voilà, sire ; il ne tient qu’à vous de l’interroger.

Le Roi.

Lequel est-ce des deux ?

Le Duc

Celui-ci.

Le Roi.

C’est donc toi ce nouveau Thalès, qui prétends sortir de ce monde pour en aller découvrir un autre sur ce globe ?

Colomb.

Noble roi de Lusitanie, je suis Christophe Colomb. Je suis né à Nervi, petit village de Gênes, fleur de l’Italie, et j’habite maintenant l’île de Madère. C’est là qu’aborda naguère un pilote à qui je donnai l’hospitalité dans mon humble maison. Il avait été longtemps battu par la tempête ; il revenait avec une santé détruite, et ne tarda pas à mourir. Or, cet homme, arrivé au moment suprême, et, sur le point de rendre son âme à son créateur : « Colomb, me dit-il d’une voix faible et tremblante, je n’ai qu’un moyen de reconnaître l’hospitalité généreuse que tu m’as donnée malgré ta modeste fortune : ce sont ces papiers, ces cartes marines qui contiennent mon testament, mes dernières dispositions. Je n’ai point d’autres biens ; en te les laissant, je te laisse toutes les richesses du pauvre pilote. Mais tu sauras qu’à mon dernier voyage, comme j’allais sur la mer, vers le ponant, tout à coup s’éleva une affreuse tempête, laquelle m’emporta dans des parages où je vis de mes yeux un ciel tout nouveau et une terre inconnue, — une terre dont l’existence n’est pas même soupçonnée par les hommes, et que cependant j’ai touchée de mes pieds. La même tempête qui m’avait porté là malgré moi, me ramena en quelque sorte en Espagne, après avoir exercé sa fureur non-seulement sur les mâts et les agrès du vaisseau, mais sur ma propre vie, à laquelle elle a porté un coup funeste. Prends mes cartes, et vois si tu te sens suffisant à une telle entreprise, persuadé que si Dieu te vient en aide, tu obtiens un renom immortel. » À peine il achevait ces mots, qu’il rendit le dernier soupir. — Pour moi, qui, malgré l’humilité de ma condition, me sens l’intelligence et le courage qu’exigent les grandes choses (c’est sans vanité que je me donne cet éloge), je veux, si vous m’accordez votre protection, être le premier argonaute de ce pays inconnu. Oui, sire, je veux vous donner un nouveau monde qui vous paye en tribut de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, et d’où vous tiriez plus encore d’honneur et de gloire. Confiez-moi un certain nombre de Portugais, quelques vaisseaux, quelques caravelles ; je franchirai avec eux des eaux qu’on n’a point franchies jusqu’à ce jour, et je vous ferai reconnaître comme seigneur souverain de ce monde et de ses habitants.

Le Roi.

Je ne sais, Colomb, comment j’ai pu sans rire t’écouter jusqu’à la fin. Tu es, en vérité, l’homme le plus fou que l’on ait jamais vu sous le ciel.