Émile Bergerat, Souvenirs d’un enfant de Paris : Histoire d’un début littéraire en 1865 à la Comédie-Française 1911


II

HISTOIRE D’UN DÉBUT LITTÉRAIRE EN 1865
À LA COMÉDIE-FRANÇAISE


Par une chance extraordinaire, demeurée légendaire, et que j’ai payée toute ma vie, il m’a été donné de débuter dans les lettres à l’âge de vingt ans, au sortir du collège, et, cela sur la première scène de mon pays, la Comédie-Française.

C’était en 1865. Je venais de terminer au lycée Charlemagne mes études scolaires, couronnées en Sorbonne par un diplôme banal de bachelier, décroché d’ailleurs péniblement, car je fus écolier médiocre — je m’en accuse. Non point que je me sentisse rebelle à l’enseignement classique dont les deux grandes langues mortes sont les piliers de soutènement, et bien au contraire, mais la pédagogie universitaire, lente comme un char à bœufs, impatientait mon zèle et me semblait paralyser l’essor d’un esprit avide d’exercice. Je ne comprenais pas qu’il fallût user tant de culottes sur un banc pour venir à bout de l’Iliade et de l’Énéide et, de fait, je ne le comprends pas encore. La méthode n’est certainement pas bonne de fatiguer les chefs-d’œuvre jusqu’au pensum. Toujours est-il que, pressé de passer de la théorie à la pratique, je m’essayais secrètement, dans l’ombre des classes, à l’assaut direct du Parnasse.

Deux muses m’y souriaient, plus bénévoles pour moi que les sept autres, Thalie et Melpomène, les « Charites » du théâtre, et ce fut vers leurs bras tendus que je dirigeai mes escalades.

Nous avions à cette époque, 1864-1865, à Charlemagne, pour professeur d’histoire, un maître dont je vous ai déjà parlé, Jules Thiénot, que nous aimions entre tous, d’abord parce qu’il était la bonté même, et ensuite parce qu’il avait l’art de rendre ses cours attrayants comme des spectacles. Il ne nous professait pas doctoralement l’histoire, il nous la jouait, et la reconstituait vivante, en comédien multiple et consommé. Je le vois encore, descendu de sa chaire, allant et venant, gesticulant, la tête nue et la toge flottante, nous mettre en scène la bataille d’Arques.

— Ici, mes enfants, c’était le château ; là, c’était la plaine, coupée de trois rivières et bordée par la forêt. Derrière moi, vous voyez la mer, où le gros Mayenne s’était flatté de jeter notre Béarnais. Je suis le Béarnais. Vous, là-haut, ceux du dernier rang, vous êtes les lansquenets de la Ligue. Qui veut faire le gros Mayenne ? — Moi, moi, moi !… — Eh bien ! celui qui a été le premier à la dernière composition. À présent, la bataille d’Arques commence.

— Oui, oui, oui… — Je veux dire qu’elle va commencer lorsque j’aurai écrit, sur un tambour, à ma maîtresse, la belle Corisande, la fameuse lettre que vous savez tous par cœur. — Non, non, non. — Comment, vous ne savez pas tous par cœur la lettre d’Henri IV à la belle Corisande ? Alors je vous la dicte, écrivez. : « Mon cœur… Je… »

Et nous la possédions pour l’éternité, la bataille d’Arques.

Jules Thiénot avait rêvé d’être comédien, et la seule petitesse de sa taille lui avait clos la carrière du théâtre. C’était par ces leçons représentées qu’il trompait la déception de sa vie. Mais il était resté en relations constantes avec les acteurs qu’il avait eus pour camarades et, particulièrement, avec Edmond Got, son ami d’enfance et de lycée.

Déjà fort célèbre par ses créations du répertoire d’Émile Augier, Edmond Got occupait à la Comédie-Française une situation prépondérante que justifiaient deux fois son superbe talent réaliste et la force de son instruction. Non seulement il traduisait à livre ouvert l’auteur latin le plus difficile, mais il lisait son Thucydide dans le texte hellénique. Je l’ai beaucoup, par la suite, aimé et pratiqué, et je puis dire qu’il fut le dernier de la grande lignée des comédiens français, celle pour qui l’art scénique n’était pas l’exploitation, plus ou moins achalandée, des dons physiques et simiesques. Edmond Got vivait des poètes, pour les poètes et avec les poètes ; il en ajoutait à leurs conceptions, il était du combat des idées, — il est mort pauvre, bien entendu.

Mais je reviens à mes moutons. Un dimanche matin, jour de sortie, je me rendis non sans un battement de cœur, à l’appartement que Jules Thiénot habitait rue Saint-Antoine, à côté du temple protestant qu’on y voit encore. Cet appartement était situé dans une maison de distillation dont les moûts