Prosper Mérimée, De la Littérature espagnole dans Revue des Deux Mondes, T.10 1851


DE


LA LITTERATURE


ESPAGNOLE.




History of Spanish Literature, by George Ticknor ; 5 vol. in-8°, New-York.




L’étude de la littérature espagnole a ses difficultés matérielles, qui peuvent surprendre. Dans presque toutes les langues de l’Europe, les auteurs qui ont joui d’une grande réputation parmi leurs contemporains, ceux dont les ouvrages ont exercé une influence considérable sur le goût public, les auteurs classiques en un mot, ont été souvent imprimés et réimprimés. Pour les connaître tous, il suffit d’avoir accès dans une bibliothèque de second ou de troisième ordre. En Espagne, il en est autrement. Là, beaucoup d’ouvrages du XVIe et du XVIIe siècle, composés par les écrivains les plus illustres, sont devenus maintenant d’une telle rareté, que les érudits ont peine à les connaître. Disons mieux : pour les voir seulement, il faut visiter toutes les capitales de l’Europe. En effet, grace à l’inquisition, aux guerres civiles et étrangères, aux bibliophiles voyageurs, les livres rares espagnols le sont peut-être plus en Espagne que partout ailleurs. Aujourd’hui la bibliothèque de don Quichotte ferait la fortune de son propriétaire, et les amateurs paieraient bien plus qu’au poids de l’or ces romans de chevalerie que le curé et le barbier livraient si impitoyablement à madame la gouvernante. Veut-on lire par exemple, dans l’original, le seul de ces romans qui ait trouvé grace devant ces juges rigoureux. Tirant le Blanc, que Cervantes appelle un trésor de gaieté, une mine de divertissement inépuisable ? il faut aller à Londres, où se trouve le seul exemplaire connu des bibliophiles, jadis découvert par lord Grenville et légué par lui avec sa magnifique bibliothèque au Musée Britannique. Certains ouvrages de Cervantes lui-même ne sont pas moins rares. Une collection complète de ses drames est inconnue ; plusieurs de ses comédies n’ont jamais été imprimées. On en peut dire autant de Calderon et de Lope de Vega, et il est vraisemblable qu’un assez grand nombre d’ouvrages, manuscrits ou imprimés, cités avec éloge par des littérateurs du siècle dernier, ont disparu complètement aujourd’hui.

Une histoire de la littérature espagnole exige non-seulement de longues études, un jugement sain et une patience à toute épreuve, mais encore une certaine indépendance cosmopolite de goût qui dans l’examen d’un ouvrage, ne s’étonne ni de la nouveauté ni même de l’étrangeté de la forme. Il faut se dépouiller pour ainsi dire de sa nationalité, renoncer à ses habitudes et se faire du pays qu’on veut étudier. On nous reproche à nous autres Français, et non sans raison, de ne juger les écrivains étrangers qu’avec nos idées françaises. Nous exigeons d’eux qu’ils se conforment à nos modes, voire à nos préjugés. Quinze jours après la prise de Rome, quelques-uns de nos soldats s’étonnaient dit-on, que les Romains n’eussent pas encore appris le français. Nous sommes un peu tous comme ces soldats ; ce n’est pas sans peine que nous acceptons un point de vue nouveau, et que nous parvenons à comprendre une société qui n’est pas la nôtre. Voyageur, érudit et bibliophile, Anglais par l’éducation, M. Ticknor avait plus de facilité que personne à s’accoutumer à la liberté d’allures des écrivains espagnols, et Shakspeare a dû le préparer à jouir de Lope de Vega. Enfin, en sa qualité de citoyen des États-Unis, il possède un avantage sur les critiques de la vieille Europe, c’est de