Marie-Louise Gagneur, Jean Caboche à ses amis les paysans 1871


JEAN CABOCHE

À SES AMIS LES PAYSANS


Revu par M.-L. Gagneur.




Il faut vous dire d’abord ce que je suis, car vous ne me connaissez guère. Je ne suis qu’un homme du peuple, un paysan comme vous, sans prétention au beau langage. Ce que je sais, je l’ai appris tout seul, en prenant sur mon sommeil pour étudier. Toutefois, pour n’être pas un avocat, on n’en a pas moins quelque entendement. Et je vais vous raconter la petite victoire électorale que le paysan Caboche, avec son gros bon sens et son humble parlotte, remporta sur les matadors de sa commune.

On pense généralement dans nos villages que la politique est difficile à comprendre et d’ailleurs inutile, tandis que c’est, au contraire, la chose la plus simple et la plus importante. La politique, c’est tout bonnement la direction de nos affaires, c’est l’instruction de nos enfants, c’est la paix ou la guerre, ce sont les impôts, les chemins, c’est le choix de nos maires, de nos députés. M’est avis seulement que si l’on nommait à l’Assemblée moins de beaux parleurs qui ne servent qu’à tout embrouiller, et plus de gens solides et sensés, moins de royalistes, de richards qui ne songent qu’à sauver leurs écus, et plus de républicains dévoués à la cause du peuple, on pourrait s’entendre et fonder une bonne République.

Ce nom de Caboche qui peut-être vous fait rire, je le porte fièrement. C’est un sobriquet donné à mon grand-père, parce qu’il était fortement entêté dans ses opinions.

Mon grand-père était un révolutionnaire de 89, de cette grande révolution qui a tiré le pauvre peuple de France de l’oppression et de l’affreuse misère où le roi, la noblesse et le clergé le retenaient depuis tant de siècles.

Mon père Caboche, deuxième du nom, n’avait point dégénéré. Ce fut aussi jusqu’à son dernier souffle un bon républicain.

Quant à moi, qui ai sucé, comme on dit, l’amour de la république avec le lait, je suis un insurgé de 51, ou plutôt j’ai marché contre l’insurgé, le traître, l’usurpateur qui violait la constitution de la République, contre le despote aussi lâche qu’insensé, qui vient de plonger notre pays dans la dernière des hontes et des misères. Il faut ajouter que j’ai payé mon courage du bagne de Lambessa.

Voilà, mes amis, mes quartiers de noblesse, à moi. Vous voyez que je suis de bonne race, de la vraie race du bon peuple, de celui qui aime plus que sa propre vie, la liberté et la justice.

Donc, je suis républicain, non point par mécontentement du sort, car je suis riche pour un paysan. J’ai une vigne en bon rapport ; un pré, ma foi ! qui est un beau mouchoir à bœufs, comme on dit chez nous ; un champ qui, bon an mal an, me rapporte ses cent mesures de blé ; une maison avenante et bien montée ; à l’étable, deux grands bœufs roux et une vache blonde comme le froment ; et tout le monde vous dira que la Froumoine est la meilleure laitière de Neubourg, puisqu’elle nous fait six beaux gruyères tous les ans.

Ainsi je n’attends de la République ni emploi, ni argent, ni galon ; mais je suis républicain, parce que