Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, L’Éducation d’un prince 1754



L'éducation d'un prince


Théophile, précepteur du prince Théodose, lui raconte l'histoire suivante : un jeune prince orgueilleux et méprisant vient d'avoir un fils. Au moment de la naissance, un deuxième enfant, fils d'une esclave, en tous points semblable au premier, a été placé dans la chambre.

THÉOPHILE.- Sur ces entrefaites, le prince, impatient de voir son fils, arrive et demande qu’on le lui montre. « Hélas ! seigneur, on ne saurait », lui dit-on, d’un air consterné ; « il ne vous est né qu’un prince, et nous venons de trouver deux enfants l’un auprès de l’autre ; les voilà, et de vous dire lequel des deux est votre fils, c’est ce qui nous est absolument impossible ». Le prince, en pâlissant, regarde ces deux enfants, et soupire de ne pas savoir à laquelle de ces petites masses de chair encore informes il doit ou son amour ou son mépris. « Eh ! quel est donc l’insolent qui a osé faire cet outrage au sang de ses maîtres », s’écria-t-il ? À peine achevait-il cesse exclamation, que tout à coup le roi parut suivi de trois ou quatre des plus vénérables seigneurs de l’Empire. « Vous me paraissez bien agité, mon fils », lui dit le roi ; « il me semble même avoir entendu que vous vous plaignez d’un outrage ; de quoi est-il question ? ». « Ah ! seigneur », lui répondit le prince, en lui montrant ces deux enfants, « vous me voyez au désespoir : il n’y a point de supplice digne du crime dont il s’agit. J’ai perdu mon fils, on l’a confondu avec je ne sais quelle vile créature qui m’empêche de le reconnaître. Sauvez-moi de l’affront de m’y tromper ; l’auteur de cet attentat n’est pas loin, qu’on le cherche, qu’on me venge, et que son supplice effraie toute la terre. »

THÉODOSE.- Ceci m’intéresse.

THÉOPHILE.- « Il n’est pas nécessaire de le chercher : le voici, prince, c’est moi », dit alors froidement un de ces vénérables seigneurs, « et dans cette action que vous appelez un crime, je n’ai eu en vue que votre gloire.