Grandville, Les Proverbes vengés 1845


LES PROVERBES VENGÉS


Figurez-vous, Mesdames, un château des environs de Paris ; devant ce château, une vaste pelouse unie comme le velours et ornée de toutes les fleurs, bordures et plantes rares que votre imagination et vos serres-chaudes vous fourniront. Les oiseaux chantent à demi-voix, les feuilles des arbres frémissent à peine ; on respire l’odeur des violettes, des jonquilles, des calycanthus, des jasmins, des tubéreuses, des jacinthes, des roses et de beaucoup d’autres fleurs que je citerais, si je ne craignais de faire pousser les fleurs d’automne en même temps que celles du printemps.

Là-bas, autour de ce tulipier, vous apercevez sur des bancs de gazon une assemblée de vingt à trente personnes : plusieurs femmes sont jeunes et jolies, plusieurs hommes sont empressés et galants. Les femmes ont toutes de ces toilettes de campagne, soi-disant négligées, qu’inspirent la nature et les journaux de modes ; les hommes sont nonchalamment couchés sur l’herbe à leurs pieds.

Cependant, malgré la beauté de la journée, malgré les agréments du lieu, toute cette intéressante réunion s’ennuie, Mesdames, oh ! mais s’ennuie à tel point que la conversation vient de s’éteindre brusquement, et sans que personne songe à la ranimer. Et notez bien que cet ennui-là dure depuis plusieurs jours, et qu’on n’est encore qu’au commencement d’avril, et qu’il est deux heures de l’après-midi, et que la cloche du dîner, cette cloche douce et vénérée, ne sonnera guère que dans quatre heures.

Alors, un homme déjà sur le retour, poudré à frimas, habit vert-pomme, bottes à revers, figure ouverte et réjouie, se lève et tousse… On l’appelle « chevalier ». (Le chevalier ne se trouve plus qu’à la campagne.)

Après avoir considéré tout le monde attentivement et s’être frotté le front d’un air de satisfaction :

— Si nous jouions des proverbes ? s’écrie-t-il.

— Des proverbes ! y pensez-vous, chevalier ? dirent toutes les dames à la fois ; mais il y a un siècle qu’on ne joue plus de proverbes. – Sommes-nous donc à Saint-Malo ou à Carpentras ? Autant vaudrait nous affubler du chignon, des paniers et des falbalas. – Ah ! ah ! jouer des proverbes ! voilà qui est plaisant, ajouta avec un rire forcé un grand jeune homme à moustaches blondes. Je me souviens, Mesdames, d’avoir figuré une seule fois en ma vie dans un proverbe ; c’était au collège, le mot était asinus asinum fricat… J’étais un si bon écolier que tout le monde disait que je devais me charger des deux rôles.

On s’égaya ainsi pendant quelques instants aux dépens du pauvre chevalier, qui, sans ajouter un seul mot, alla reprendre sa place sur la pelouse en cachant un sourire malicieux sous un air d’indifférence. Cependant, pour chasser l’ennui, on eut recours à divers expédients.

Le jeune homme à moustaches blondes tira de sa poche un volume de poésies intitulé Crises nerveuses, et se mit à déclamer les passages les plus saisissants. Au bout de deux pages, plusieurs dames prirent leurs flacons ; par précaution sanitaire, la lecture fut interrompue.

Une autre personne déploya un journal, et proposa de