Francis Bacon, De la sagesse des Anciens : Cupidon 1609

Traduction Antoine de La Salle 1803




XV. Cupidon, ou l’atome [1]

Ce que les différens poëtes ont dit de l’Amour ne peut convenir à un seul personnage (à une seule et même divinité) ; cependant leurs fictions sur ce sujet ne diffèrent pas tellement les unes des autres, qu’on ne puisse, pour éviter tout à la fois la confusion et la duplicité de personnages, rejeter ce qu’elles ont de différent et prendre ce qu’elles ont de commun, pour l’attribuer à un seul. Certains poëtes, dis-je, prétendent que l’Amour est le plus ancien de tous les dieux, et par conséquent de tous les êtres, à l’exception du chaos, qui, selon eux, n’est pas moins ancien que lui. Or, les philosophes ou les poëtes de la plus haute antiquité ne qualifient jamais le chaos de divinité ; la plupart d’entre eux, en parlant de cet Amour si ancien, supposent qu’il n’eut point de père ; quelques-uns l’appellent l’œuf de la nuit (ovum noctis) ; ce fut lui qui, en fécondant le chaos, engendra tous les dieux et tous les autres êtres. Quant à ses attributs, ils se réduisent à quatre principaux ; ils le supposent, 1°. éternellement enfant ; 2°. aveugle ; 3°. nu ; 4°. armé d’un arc et de flèches. L’autre Amour, suivant d’autres poëtes, est le plus jeune des dieux et fils de Vénus ; on lui donne tous les attributs du plus ancien, et ils se ressemblent à certains égards.

Cette fable se rapporte au berceau de la nature, et remonte à l’origine des choses ; l’Amour paroît n’être que l’appétit ou le stimulus (la tendance primitive ou la force primordiale) de la matière[2] ; ou, pour développer un peu plus notre pensée, le mouvement naturel de l’atome : c’est cette force unique et

  1. Comme cette fable se trouve aussi en tête de l’ouvrage suivant, qui est le dernier de cette collection, mon premier dessein étoit de fondre ensemble les deux narrations et les deux explications, pour n’en faire qu’une seule fable et une seule interprétation, en retranchant de la seconde tout ce qui se trouve dans la première, et en ajoutant à cette première tout ce qui n’est que dans la seconde : mais m’étant apperçu que ces deux explications ne sont pas d’accord entre elles, j’ai été obligé de renoncer à cette idée, et de donner les deux fables telles qu’elles sont ; il n’en résultera d’autre inconvénient que la répétition inévitable de quelques phrases.
  2. Je prie le lecteur de fixer son attention sur cette définition ; ou plutôt sur cette application, afin de pouvoir la comparer avec celle que nous trouverons dans l’ouvrage suivant.